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Arthur Rimbaud, "Je est un autre"

Publié le 17 Septembre 2019, 17:58pm

Catégories : #Philo (Notions)

Arthur Rimbaud, "Je est  un autre"

image : Henri Fantin-Latour (1836 - 1904), Coin de table

Cette toile appartient à une série de portraits de groupe peints par Fantin-Latour. Elle représente des hommes de lettres appartenant à la mouvance parnassienne, qui fondèrent la revue littéraire d’avant-garde La Renaissance littéraire et artistique. En 1868, ces poètes amoureux de “ l’art pour l’art ” décident de se retrouver tous les mois autour d’un repas afin de maintenir la cohésion du groupe. La critique qualifia dédaigneusement ces réunions de “ dîners des vilains bonshommes ”, titre qui leur resta.

ANALYSE DES IMAGES

L’œuvre est le résultat d’un projet plus ancien de Fantin-Latour : “ L’Anniversaire ”, toile par laquelle il voulait célébrer la mémoire de Baudelaire. Le tableau succède à l’Hommage à Delacroix et à Un atelier aux Batignolles (toutes deux au musée d’Orsay) dont les titres désignent sans ambiguïté les sujets peints. L’intitulé est ici plus neutre.
Il s’agit en réalité d’un groupe de poètes rassemblés autour d’une table, à la fin d’un repas. La sobriété des couleurs, la variété des attitudes, le sujet lui-même, s’inscrivent dans la tradition du portrait collectif hollandais du XVIIe siècle.
Toute allusion à Baudelaire a disparu. De gauche à droite, assis au premier plan, on distingue Verlaine, Rimbaud, Valade, Hervilly, Pelletan ; debout, au second plan, Bonnier, Blémont et Aicard. La composition s’achève à droite par un bouquet d’hortensias, à la place du portrait prévu de Mérat, lequel à la suite d’une mystérieuse altercation avait refusé de poser à côté de Rimbaud, adolescent provocateur, arrivé à Paris en 1871 et introduit à ces réunions par Verlaine.

INTERPRÉTATION

Cette image est en fait celle d’un moment de l’histoire de la littérature française : celui où le mouvement parnassien [1] (à l’origine mouvement de renaissance poétique) s’essouffle, où ces réunions tentent vainement de maintenir la cohésion du groupe et où certains, comme Verlaine et Rimbaud, deviennent des “ zutistes ”, anciens parnassiens réagissant contre la sclérose croissante au sein du mouvement. Le titre neutre est-il alors de la part de l’artiste une mise à distance de ces modèles ?
 

source :  https://www.histoire-image.org/fr/etudes/coin-table

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Arthur Rimbaud à Georges Izambard.                                         Charleville, le 13 mai 1871.

 

                  Cher Monsieur !

Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit ; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. – Moi aussi, je suis le principe, je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles du collège ; tout ce que je peux inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. – Je me dois à la société, c’est juste ; - et j’ai raison. Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond vous voyez en votre principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier universitaire –pardon !- le prouve. Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère –bien d’autres espèrent la même chose, -je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez ! – Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, - ou tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire on me pense. Pardon du jeu de mots.

Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait !

Vous n’êtes pas enseignant pour moi.

 

Que retirer de cette lettre de Rimbaud pour mieux comprendre la notion de sujet ?

"Je est un autre." : phrase qui est devenue célèbre car elle illustre la complexité de la notion de sujet. Elle s'oppose aussi à l'identification de la conscience réfléchie et du sujet. Elle suit cette autre phrase : "C'est faux de dire "je pense", on devrait dire "on me pense". Phrase qui semble s'opposer au non moins célèbre "Je pense, donc je suis." "On me pense" renvoie à cet "autre" que je suis. Je ne suis pas uniquement ce "moi" qui dit "je" et qui peut prendre une conscience réfléchie de ses contenus de conscience. Rimbaud en tient pour preuve le fait qu'il n'a pas décidé d'être poète mais qu'il l'est devenu en quelque sorte "malgré lui", sans que le "je" conscient l'ait voulu. Il y a donc une dualité du sujet : un sujet qui dit "je", qui est conscient et qui veut, et un sujet qui est un "autre", fait de désirs plus profonds qui tendent à faire devenir l'individu plus "individuel".

"Mais qu'est-ce donc que je suis ?" Un moi qui dit "je" et qui peut se référer à son corps, à son statut social, à ses souvenirs, à ses perceptions. Tout cela fait de moi ce que je suis.

Mais si "je est un autre", c'est que je peux découvrir, ou deviner, la présence en "moi" d'un moi plus profond, que l'on peut appeler le "soi" (Jung) ou le "moi supérieur" (Nietzsche), le "moi profond" (Bergson) qui recèle les désirs les plus énergiques. Ce "moi profond" c'est ce qui fait que Rimbaud se découvre poète, c'est ce qui fait qu'en chacun de nous des désirs authentiques se forment et tentent de se faire entendre. Pour laisser ce "moi profond" émerger, peut-être faut-il apprendre à l'écouter et donc à ne pas se laisser envahir par le "moi social", l'image que nous créons nécessairement pour faire face au regard des autres en jouant de notre corps et de notre statut social. Cette mise en scène de soi est une protection indispensable mais la protection peut devenir une fausse personnalité que l'on préfère à la vraie et qui finit par s'imposer comme la seule possible. Le psychanalyste Winnicot parle à ce propos de "faux-soi » (False Self) , qui peut aller jusqu’à prendre la place du « vrai-soi ». On aurait une bonne illustration de ce "faux Soi" qui éclipse totalement le "vrai Soi" dans cette déclaration du publicitaire Jacques Séguélaseguela-rolex.jpg : « Comment peut-on reprocher à un président d'avoir une Rolex. Enfin... tout le monde a une Rolex. Si à cinquante ans, on n'a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie ! »…

clavier

source :  http://philosophia.over-blog.com/article-je-est-un-autre-110550835.html

 
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