L'enfer du "nouveau" monde
Que nul ne s’y trompe : loin d’un prophète égaré éructant dans le désert, Thierry Berlanda n’est pas, à l’instar de son personnage le journaliste Antoine Dupin, un « lanceur d’alerte » qui tenterait en vain d’anticiper un cataclysme mondial à venir : l’auteur deNaija et Jurong Island, les deux premiers opus de cette « Trilogie des Cercles », ne fantasme pas sur ce qui serait à venir, il s’efforce d’observer le présent qu’il a sous les yeux.
Et c’est peu dire que de constater à la fin du XXI siècle combien l’ancien monde est en voie d’implosion. Depuis l’arrêt du projet Atropos, l’ensemble de la planète est tout de même sous le contrôle total de cinq multinationales tentaculaires (dont le groupe LamarCorp) face auxquelles la plupart gouvernements et les Etats ont capitulé. De partout affluent des migrants venant grossir les rangs des déshérités de tout bord qu’on appelle les « rebuts » tandis que dans les contrées les moins avancées, du point de vue financier ou technologique, les populations proliférantes se zombifient et sombrent dans la spirale mortifère de la loi du plus fort et de sordides jeux de télé-réalité.
Sur une trame dont on pourrait trouver une illustration dans Aujourd’hui est un beau jour pour mourir, de Loco, Berlanda achève de tisser sa toile : le nerf de la guerre repose, sous la houlette de Jane Kirkpatric, la vice-présidente (shootée aux nano-particules) des « Cercles de l’Ordre » faisant main basse au début du roman sur une mine de lithium en Bolovie, sur le GDAI, impénétrable autant qu’insaisissable système informatique déployé, à la différence de la forteresse de Jurong Island jadis encore topographiquement localisable, dans les millions de PC piratés qui lui servent de routeurs.
Et son arm(é)e la plus efficace, après la personne de Jacques Salmon ancien Titan retourné par l’ennemi devenu Le Python, tient en la mise au point par le sinistre Georges Silverstone du virus Chimalma capable de décimer tous ceux qui refuseraient de se soumettre à l’autorité létale des Cercles. On connaît la chanson, « ce qui a fait de l’Etat un enfer, dit le poète Hölderlin, c’est que l’homme a voulu en faire un paradis. »
Dans un tel contexte, la résistance ne peut plus s’incarner que dans un groupe d’individus isolés mais tenaces dont une poignée d’agents des services français, avec à sa tête, malgré sa retraite anticipée dans un village italien retiré dans l’opus précédent, Justine Barcella. Mais parviendront-ils avec leurs maigres moyens à mettre un terme aux dérives incarnées par les cinq cercles ?
A l’appui d’un style toujours aussi sec et nerveux, où un soin particulier a été apporté aux associations visuelles de nom exotiques afin de transporter ailleurs le lecteur rien qu’en déroulant des substantifs ou des noms propres cosmopolitiques, le réaliste Thierry Berlanda achève de main de maître une saga techno-thriller où les technologies d’observation jouent en permanence un rôle de deus ex machina autrefois dévolu à des entités un rien plus métaphysiques.
Congédié le règne de l’individu et du libre arbitre chanté par les Evangiles ! Les paraboles high tech des Big Data qui se substituent à celles bibliques font place nette dorénavant à la rationalité épistémique/ prométhéenne la plus inhumaine ou métahumaine qui soit. En plein débat philosophique sur le transhumanisme et dans le sillage du Zéro K de De Lillo par exemple, la trilogie de Berlanda permet à chacun de s’interroger sur le prix (éthique) à payer pour assurer la survie, sinon de la planète entière, du moins des individus les plus aptes (mais sur quels critères donc si l’on songe à l’innocente Catherine, l’égérie de Dupin ?)
Après tout, qui, juste parmi les justes, pourrait bien endiguer un mal non pas exogène mais endogène, inscrit en l’humain tel une sorte de code génétique dévoyé ?
Telle est peut-être l’aporie que désigne d’emblée la couverture du livre à moins que, pour aller là où nous ne savons pas, il nous faille emprunter un chemin que nous ne connaissons point…
frederic grolleau
Thierry Berlanda, Cerro Rico, éditions du Rocher, mai 2019 , 488 p. – 20, 50 €.
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