Platon craignait les effets délétères de la musique populaire. Pour inciter la jeunesse à l’ordre et à la vertu, il suggérait donc d’interdire « toutes ces musiques qui troublent l’âme et déchaînent les passions », rappelle Christian Boissinot, en introduction à Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod, un ouvrage collectif qui explore l’univers de la musique pop à partir d’un angle philosophique. Ainsi, seule la musique « classique », harmonieuse, trouvait grâce aux yeux de l’élève de Socrate. « Les instruments dionysiaques comme la flûte sont conséquemment bannis au profit de la lyre ou de la cithare, instruments d’Apollon », ajoute Boissinot.
Il y a presque autant de points de vue philosophiques sur la musique qu’il y a de philosophes, explique Boissinot. Aristote, fidèle à son maître sur ce plan, qualifie la musique populaire de « musique d’esclaves ». Rousseau, qui en compose, considère la musique comme un langage ayant une origine commune avec la langue. Kant, lui, la traite de haut « parce qu’elle joue avec les sensations ». Schopenhauer, qui souffle à l’occasion dans le pipeau, affirme qu’elle révèle « l’essence intime du monde », la fameuse Volonté, et qu’elle console. Nietzsche, qui touche le piano et compose un peu, y trouve « une justification de la vie, même dans ce qu’elle a de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger ».
Les auteurs réunis dans Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod, presque tous professeurs de philosophie ou de littérature et musiciens eux-mêmes ou passionnés de musique, s’inspirent de cette tradition et de philosophes plus récents pour penser philosophiquement la musique pop. « Dans la mesure où l’on considère la philosophie comme un effort de réflexion portant sur tous les aspects de l’expérience humaine, écrit Martin Godon, qui se penche sur le cas des Beatles, le compagnonnage de la guitare électrique ne peut représenter une barrière qui exclurait les rockers de l’univers de la philosophie. »
La dissension
Auteur d’un essai sur Cioran, Sylvain David réfléchit à la portée politique de l’oeuvre du groupe punk anglais The Clash, à l’aide des idées du philosophe Jacques Rancière. Suffit-il de dénoncer les travers de la société pour faire oeuvre politique, se demandait le chanteur du groupe dans les années 1980, ou faut-il aller plus loin et proposer des solutions de rechange ? Pour Rancière, explique David, faire entendre la douleur des exclus et s’approprier leur langage pour créer une fiction capable de transmettre leur réalité est en soi une démarche politique essentielle. En ce sens, l’oeuvre du Clash, qui chante et martèle la dissension, a une indéniable valeur politique, conclut David.
Personnellement, si j’ai adoré Iron Maiden à l’adolescence, je n’aime pas du tout les Beatles et Pink Floyd, que je trouve insignifiants. Pourtant, ces deux derniers groupes sont des vaches sacrées de l’univers rock. Cela soulève la question du relativisme esthétique, abordée ici par Normand Baillargeon. Peut-on discuter des goûts musicaux et trancher entre eux ? Baillargeon le croit et propose la grille du philosophe anglais David Hume pour fonder un sain jugement esthétique.
« Un jugement solide, écrivait Hume, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, perfectionné par la comparaison et purgé de tout préjugé, voilà qui seul peut conférer aux critiques cet inestimable caractère ; et c’est le verdict commun de tels juges, où qu’ils se trouvent, qui constitue la véritable règle du goût et de la beauté. » Baillargeon voit là une réponse presque définitive au relativisme esthétique. Ce point de vue, qui fait appel à des notions pour le moins molles (délicatesse, bon sens, jugement), ne règle rien, quant à moi.
Prenons l’exemple des Beatles. Tout le monde ou presque les écoute et les aime, écrit Baillargeon, ou est en mesure d’apprendre à les apprécier. Or, même si j’aime la musique pop, ce n’est pas mon cas. Dira-t-on que je manque de délicatesse et de bon sens ? Il faudra alors le dire aussi de Glenn Gould, cité par Baillargeon lui-même, qui qualifiait la musique des Beatles de « répugnante » et dénonçait le « primitivisme de leurs harmonies », de même qu’un « style d’interprétation qui laisse indifférent ». Gould leur préférait Petula Clark. Qui dit vrai, monsieur Hume ?
Le philosophe anglais Roger Scruton a l’audace, lui, de réhabiliter brillamment l’idée de Platon en affirmant que la culture musicale d’une époque influence la moralité de cette dernière. En ce sens, étant donné que les pop stars actuelles produisent une musique primaire et criarde, Scruton s’inquiète de la vertu contemporaine. Reprenant la thèse d’Adorno qui diagnostiquait une « régression de l’écoute », le philosophe constate la tendance de la musique pop actuelle à mépriser la mélodie au profit d’une bête pulsation et suggère que cette musique qui nous assaille s’accompagne d’un culte narcissique de la satisfaction immédiate et d’un recul de l’attention au monde et aux autres. Dans un solide essai plus technique, l’auteur-compositeur Stéphane Venne explique d’ailleurs la baisse de popularité de la chanson pop au Québec par un recul du sens de la mélodie chez les auteurs-compositeurs québécois actuels.
Des essais des professeurs et paroliers Marc Chabot (philosophie de la chanson) et Dominique Corneillier (mon frère, malgré le « i », qui analyse Malajube avec Deleuze), de l’écrivain Claude Vaillancourt (sur le jazz) et plusieurs autres complètent cette fête gaillarde de la philosophie apprêtée à la sauce populaire.
Normand Baillargeon & Christian Boissinot, Quand Platon écoute les Beatles sur son iPod, PUL, juin 2012, 210 p.
louis cornellier
source : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/350305/rock-and-philosophie
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