L’angoisse de la mort
Illustration à travers la tétralogie des morts-vivants de George A. Romero
(1968-2005)
La Nuit des morts-vivants (1968) – Night of the Living Dead
Œuvre inspirée du roman de Richard Matheson Je suis une légende (1954)
Les lieux sont déjà empreints de mort : le cimetière tout d’abord et puis, la maison dans laquelle les héros s’enferment et qui est une forme de cercueil. En effet, songeons aux planches que les personnages clouent aux fenêtres.
Analysons brièvement l’apparition du premier zombi du film. Ce dernier semble primitif. Il se déplace de manière bestiale et se sert même d’un caillou pour briser la vitre de la voiture de Barbara. De plus, le mort-vivant ne parle pas, il se contente de grogner son appétit envers la pauvre victime qui cherche à le fuir. Son attitude est celle d’un être non civilisé. Son apparence extérieure (costume, coupe de cheveux) est le vestige d’un état antérieur révolu.
D’autres indices dans le film rapportent l’image du zombi à un être primitif :
-Les zombis ont peur du feu comme on peut le constater à la 28e minute du film
-Les peaux de bêtes ornant les murs de la maison dans laquelle s’est cachée Barbara
La théorie qui va parcourir cette étude succincte est que le zombi représente notre « ça », la bestialité qui couve en nous. Ce qu’Eugenio d’Ors appelle « le Chaos » : « Le chaos monte toujours la garde, dans la cave de la demeure du Cosmos. Serviteur et maître, si d’un côté il se laisse coloniser—le travail humain ouvre un chemin dans la forêt—, de l’autre il se venge, à la moindre négligence—la végétation sauvage dévore promptement le chemin abandonné »1.
Ainsi, le mythe du mort-vivant qu’est en train de créer Romero avec son premier film met en avant la peur du retour à l’animalité. Il suffit de penser au conte des trois petits cochons que Bettelheim2 analyse sous les feux de l’opposition du principe de plaisir et celui de réalité. Le dernier petit cochon échappe au loup (alors que les deux premiers se font dévorer) parce qu’il a construit une maison solide. Il a intégré le principe de réalité. Dans la nuit des morts-vivants, les zombis tentent de briser la maison où les héros se protègent. Nous pouvons dès lors voir ces morts-vivants comme des incarnations des pulsions de l’être humain. Ce dernier se barricade et tente d’échapper aux errances qui le tirent vers le bas. D’ailleurs Ben, le héros noir du film, l’homme qui a la tête sur les épaules refuse de descendre dans la cave où quelques survivants se terrent. Il veut lui, affronter le réel. L’enfant mordue qui se trouve dans la cave (lieu où se cache notre « ça ») représente l’enfant « infantile », celui des pulsions, du plaisir qu’évoque Michel Théron3.
À l’issue de ce survol de la thématique de l’angoisse de la mort dans le premier opus de Romero, nous pouvons déjà affirmer que derrière une simple histoire d’invasion de morts-vivants, une réflexion plus profonde se cache derrière tout ceci : la peur d’être envahi par le chaos. Le besoin de rester civilisé. L’angoisse de la mort, n’est en fait que celle de notre culture.
Zombie (1978) – Dawn of the Dead
Le lieu est différent : un supermarché. Le message du film par conséquent varie .
Romero porte un regard de plus en plus acide sur notre société. Un des personnages affirme même à 26’55 : « Ils sont nous ». Même si le zombi garde son aspect primitif (à de nombreuses reprises, le personnage borgne à travers l’écran que regardent les survivants du film affirme que les morts-vivants agissent par « instincts ») le regard de Romero se fait plus intransigeant quant aux vivants. Eux-mêmes se comportent comme des être primitifs, sans raison. Lorsque Francine se questionne sur la présence des zombis dans le supermarché, Stephen répond que c’est un endroit où ils avaient l’habitude d’aller et qui tenait une place importante dans leur vie.
Dès lors, comme pour le premier opus, il ne s’agit plus de mort physique mais bien de mort métaphorique. Nous sommes comme des morts-vivants, nous errons dans les supermarchés à la recherche d’objets à consommer sans réfléchir. Le pire pour Romero n’est pas d’être mort mais d’être ni vivant, ni mort. Nous errons dans les Limbes, sans Raison. C’est bien cet aspect soumis du peuple que souligne le grand propagandiste américain Edward Bernays : « L’instruction généralisée devait permettre à l’homme du commun de contrôler son environnement. À en croire la doctrine démocratique, une fois qu’il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, touts les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale »4. L’homme moderne ne devient donc qu’un être unidimensionnel qui ne pense plus. Tel un zombi, il erre dans le monde sans conscience véritable, sans esprit critique.
Ainsi, dans Zombie, Romero porte un regard beaucoup plus incisif sur le vivant. Les héros s’enferment dans le supermarché, avides de leur possession. À la fin du film, l’antre de la consommation est alors convoitée par une bande de motards sans foi ni loi. L’affrontement final va conduire presque tous les personnages à la mort. Ni les héros qui se sont appropriés le supermarché ni les motards qui convoitent ce lieu, ne sortent glorieux de cette histoire. Chacun d’entre eux témoignent d’un désir de possession, de droit de propriété qu’a si bien dénoncé Rousseau dans Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes publié en 1755 : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire « Ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile »5. Les héros et les motards vont s’entretuer dans un bain de sang qui va profiter aux zombis entourant le supermarché.
L’angoisse de la mort, là encore n’est pas celle d’une mort juste physique pour Romero, mais bien celle de vivre mal au point de ne pas vivre. N’être qu’un consommateur, guidé par les pulsions d’acheter, de posséder pour être, ne suffit pas à affirmer que l’on existe. « Hoc se quisque modo semper fugit » affirme Sénèque dans De la tranquillité de l’âme (2,14)— « c’est ainsi que chacun se fuit lui-même »6. L’homme oublie de se regarder, de s’intérioriser alors il s’oublie dans la consommation et les addictions en tout genre. Les héros de Zombie, bien que possédant tout ce qu’ils veulent à un moment donné du film (lorsqu’ils se sont emparés du supermarché et débarrassés des zombis) ne paraissent pas plus heureux pour autant. Une lassitude, une lenteur (propre au mort-vivant) s’instaure dans la longueur des séquences où chacun profite avec de moins en moins d’entrain de ce qu’offre le supermarché : vêtements, jeux vidéo, argent, restaurant, etc. C’est bien que l’Homme a besoin d’autre chose pour être heureux.
Le jour des Morts-Vivants (1985) – Day of the Dead
Le lieu est encore différent des deux premiers opus : une base souterraine militaire.
Ironie du sort dans cet opus, le meilleur selon moi, les survivants sont condamnés à vivre sous terre et les zombies à l’extérieur hormis quelques uns errants dans des grottes.
Les survivants sont composés de deux groupes : Les scientifiques et les militaires. Deux groupes commandés par la Raison. Pourtant, là encore comme dans Zombie, aucun des personnages hormis l’héroïne Sarah et le pilote d’avion accompagné de son copilote, ne témoigne d’une intelligence et d’une bienveillance remarquables.
Romero change de plus en plus de camp puisque la séquence à 11’46 présente deux soldats qui se comportent comme des animaux sauvages, guidés par leur pulsion sexuelle face à Sarah.
Le problème vient donc bien des pulsions non dominées par l’homme. Logan, le scientifique qui travaille sur les zombis dans la base souterraine, affirme que le mort-vivant possède une « parcelle issue de la préhistoire », le complexe R. Sarah appelle les morts-vivants les « animaux ».
Logan n’apparaît pas non plus comme le plus civilisé puisqu’il dissèque les corps des cadavres sans aucun respect de ceux-ci. Les morts s’amoncellent dans le laboratoire improvisé du docteur. Le surnom de Logan est même celui de « Frankenstein ». C’est pour dire à quel point Romero dénonce ici l’hybris de l’Homme moderne. Cette dénonciation de la science se retrouve par exemple dans La barbarie de Michel Henry qui affirme : « Ce qu’est la vie, au contraire, la science n’en a aucune idée, elle ne s’en préoccupe nullement, elle n’a aucun rapport avec elle et n’en aura jamais. Car il n’est d’accès à la vie qu’à l’intérieur de la vie elle-même »7.
Le réalisateur donne également de la valeur à la mort en faisant ressusciter les morts. Puisque nous avons oublié le respect des morts, puisque nous cachons notre propre finitude, à travers le kitsch8 comme le souligne Kundera, Romero va jusqu’à la monstration de la mort dans ce qu’elle a de plus gore. Il crée la peur et remet la mort à son niveau premier. La peur de la mort, l’angoisse de la mort est le pourquoi de l’existence des religions, ainsi que de la philosophie. C’est parce que l’angoisse de la mort (de la finitude humaine) habitait l’homme que celui-ci a décidé de trouver une solution : -religieuse (qui préconise par la foi de s’en remettre à Dieu) ou une solution -tournée vers la Raison (donc vers un travail philosophique, par soi-même).
Songeons encore à la séquence de La Montagne Sacrée (1973) de Jodorowsky qui se moque de la façon dont le monde moderne nie la mort, la maquille.
Le mort-vivant devient ainsi davantage humain et l’humain davantage inhumain. L’exemple flagrant est celui de l’opposition entre Boubou (Bub en anglais) un zombi apprivoisé par Logan et Rode, le chef des militaires qui n’a de pitié pour personne. Ce dernier est intolérant. Quant à Boubou, il apprend petit à petit à se servir (de nouveau) d’un rasoir, d’une brosse à dent et d’un livre. Enfin la séquence la plus émouvante est celle où le zombi écoute l’hymne à la joie de Beethoven.
L’ironie Romerienne se situe dans le choix même de la musique. n’oublions pas que dans l’hymne à la joie le texte affirme : « Alle Menschen werden Brüder » soit : « Tous les humains deviennent frères ». Le film illustre tout à fait le contraire puisque les humains s’entretuent mutuellement.
Cependant, la séquence montre un Boubou ému, transcendé par la musique. L’attitude du zombi n’est pas sans rappeler en effet Frankenstein de James Whale (1932) où le monstre qui découvre la lumière au-dessus de lui, impalpable. Il se lève et tente de l’attraper.
Ce n’est pas non plus innocent si, Boubou tue Rode à la fin du film, sans se comporter comme une bête sauvage. En effet, Boubou se sert d’un revolver pour tuer Rode. Ce dernier finira bien entendu déchiqueté par les autres zombis. Mais Boubou s’est comporté en humain en tuant d’une seule balle Rode qui lui durant tout le film, tire violemment et sans compter, sur les zombis et sur Logan.
Le tournant que prend Romero va trouver son apogée avec Land of the Dead. Dernier opus remarquable du maître (nous ne comptons pas Diary of the Dead et Survival of the Dead les deux derniers films en date du même réalisateur dans cette analyse).
Land of the Dead (2005)
Cette fois, le ton est annoncé dès 3’33 du film. Un dialogue entre survivants : Riley, employé chargé du ravitaillement discute avec un de ses hommes:
« – C’est comme si ils faisaient semblant d’être vivants…
-C’est pas ce qu’on fait, on fait pas semblant d’être vivant ? »
Le film dénonce le gouvernement Bush et le suivant puisque le monde se divise désormais en quatre partie :
-Les riches vivant dans une tour (peut-on penser aux Twin Towers ?) protégés
-Les employés qui s’occupent de la logistique, ravitaillement en tous genres et la sécurité
-Le reste des humains qui vit dans des ghettos et survivent comme ils peuvent
-Les morts-vivants qui cherchent cette fois à rejoindre une terre qui serait leur territoire
On voit bien combien le mort-vivant devient autonome au fur à mesure des films de Romero. Ce basculement s’illustre par la présence du personnage héros noir. Dans les trois premiers opus, le héros est noir. Dans Land of the Dead, Big Daddy, le chef des zombis est noir. On peut donc considérer qu’il est le véritable héros de l’histoire.
Je ne m’attarderai pas sur la dimension politique puisque notre sujet porte sur la mort.
Une séquence m’interpelle c’est celle des « fleurs de cimetière ». Dans cette séquence particulière, nous apprenons que pour distraire les zombis et les tuer facilement, les survivants lancent des feux d’artifices pour les occuper. Les zombis ne peuvent plus se détacher de ces feux d’artifices que les survivants appellent « fleurs de cimetière ». J’y vois ici une façon de dénoncer notre société de consommation. Impossible d’échapper à la tentation pour nous. Ils sont nous, nous sommes eux. Songeons alors à nous, qui errons comme des morts-vivants et qui, détournés (l’étymologie nous apprend que « divertissement » signifie « détourner ») du travail que l’on doit faire sur nous pour espérer être heureux, nous préférons les images, les spectacles, la futilité. Nous nous fuyons, indéfiniment. Songeons à Etienne de La Boétie dans Discours de la Servitude volontaire (1576) dénonce déjà les divertissements qui servent aux tyrans à asservir les peuples : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire »9.
Romero, cherche avec Land of the Dead à nous faire comprendre que la vraie mort n’est pas celle qui est physique, définitive, mais bien une façon de ne pas vivre, qui s’inscrit dans la durée, pendant la vie.
En conclusion, nous pouvons rappeler que le mythe du mort-vivant chez Romero est celui de la bestialité qui s’oppose à la civilisation. Pourtant le réalisateur nous prouve que notre civilisation, positiviste, policée, est pareille à celle des bêtes. Nous agissons avec l’instinct, poussés par les publicités et le neuro-marketing. Héritiers du siècle de la Raison, nous apparaissons comme des êtres névrosés, rongés par le désir de posséder, décharnés. La peur de la mort nous est nécessaire pour que nous puissions revenir à notre humilité (songeons à la formule : « Memento mori »). Romero en nous narrant quatre récits où les morts sont présents, ne fait que nous tendre un miroir dans lequel nous devons nous regarder et comprendre qu’il faut vivre autrement que dans la consommation. Je terminerai par un mot célèbre d’Ibsen : « La plupart des gens meurent sans avoir vécu. Heureusement pour eux, ils ne s’en rendent pas compte ». La tétralogie des morts-vivants de George A. Romero est donc une œuvre que l’on ne doit pas réduire à n’être qu’un simple ensemble de films fantastiques, gores et divertissants. Elle engage une profonde et véritable réflexion sur notre façon d’être au monde.
Sandy Blanco, professeur de lettres et cinéma
Bibliographie
- Eugenio d’Ors, Du baroque, Gallimard, 1983, p.22-23
- Bruno Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées, Poche, 1999, p.67-72
- Michel Théron, Une voix nommée Jésus, l’évangile selon Thomas, Dervy, 2010, p.286
- Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, , GF Flammarion, 1992, p.222
- Sénèque, De la tranquillité de l’âme, GF Flammarion, 2003, p.140
- Edward Bernays, Propaganda, Zones, 2007, p.39/40
- Michel Henry, La barbarie, Quadrige PUF, 2008, p.35/36
- Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, 1987, p.367 : « Le Kitsch est un paravent qui dissimule la mort ».
- Etienne de La Boétie, Discours de la Servitude volontaire, Gallimard, 2008, p.36
source : https://theophiloroussel.wordpress.com/category/philo-pop-culture/page/1/
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