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"Le désir est-il par nature illimité ? "

Publié le 22 Juin 2019, 16:06pm

Catégories : #philo (méthodologie)

"Le désir est-il par nature illimité ? "

extrait de Luc Lannois, La dissertation de philosophie en schémas. BAC Terminale toutes séries (chapitre 4 - sans les schémas ici), Ellipses, 2018.

Problématisation
Première lecture

Par trois fois, l’analyse des termes du libellé nous a indiqué que le sujet nous interroge sur l’essence du désir et plus particulièrement, sur l’une de ses propriétés en laquelle semble tenir toute son essence, à savoir son caractère illimité. C’est que si le désir trouve sa cause génératrice dans l’absence et le regret de quelque chose, il serait vain de croire que l’on puisse réellement le combler avec cette chose parfois tant convoitée. Le vide serait davantage le signe du désir plutôt que celui de l’absence de ce quelque chose en
particulier : illimité par essence, le désir renaîtrait sans cesse, allant inéluctablement de satisfaction temporaire en lassitude et passant ainsi, d’objet en objet. Malmené par ce désir aveuglant qui nous ferait accroire que la délivrance et le plaisir sont enfin au rendez-vous au terme des efforts consentis, nous ne goûterions qu’à une satisfaction transitoire que gâterait bientôt l’amertume de l’habitude.

Quelle fin poursuivrions-nous dans l’existence si l’on donnait notre assentiment à la recherche de la satisfaction de désirs qui seraient par avance condamnés à l’échec ? Faire du seul désir le principe qui guide notre existence, n’est-ce pas alors abandonner tout espoir de connaître le repos du contentement, de complétude, de l’achèvement ? Car c’est alors là bien vivre dans l’illusion d’un possible état de satisfaction absolue et être en réalité livré malgré soi à une quête perpétuelle, à une satisfaction impossible. C’est, en d’autres termes, se faire l’esclave du désir.

Contradiction
Toutefois, le désir se décline en multitude de petits désirs qui eux sont bien susceptibles d’être satisfaits au moins de manière transitoire et qui expliquent aussi pourquoi nous ne renonçons pas à les poursuivre. En ce sens, le désir n’est pas synonyme de déception et il y a des moments où nous connaissons le plaisir d’un manque comblé : voilà déjà bien assez de goût et d’attrait à l’existence pour travailler à la satisfaction de nos désirs.

Questionnement 
Alors devons-nous nous abandonner au désir et nous laisser conduire par celui-ci tout en sachant qu’il ne nous mènera jamais à une satisfaction complète ? Ou bien ne devons-nous pas céder à l’illusion d’une satisfaction absolue du désir et savoir nous satisfaire des objets qui sont à notre portée ?  Cette satisfaction n’est-elle pas elle-même indiquée par le désir qui par essence génère en nous un plaisir porteur du signe de sa réalisation ?

Retournement
Mais au même moment où nous réhabilitons le désir et découvrons qu’il n’est pas nécessairement excessif et indéfini dans ses objets singuliers, nous reconnaissons  qu’il ne s’agit que de passages, d’intervalles temporels et que, plutôt tôt que tard, il réapparaît sous de nouvelles formes, renvoyant celui qui le ressent à un état d’incertitude et de ses objets et des moyens de le satisfaire.
Le désir, illimité dans son principe et concrètement et temporairement assouvi dans des objets finis, conduit à une situation de tension : il est à la fois ce qui fait de nous ses esclaves, nous précipitant dans la souffrance du manque perpétuel de ce qu’il nous présente encore et toujours comme important et même nécessaire à notre bien-être ; mais il est aussi libérateur car une fois assouvi, un désir nous délivre du poids de l’attente et de la douleur de ce qui nous manque, de l’incomplétude : il nous rend joyeux.

Alors comment ne pas céder à la tentation de passer outre cette limite et d’en demander encore plus ? N’alimentons-nous pas le désir en lui cédant et en nous livrant encore davantage à sa réalisation ?

Enjeu
Quelle attitude devons-nous adopter face aux excès du désir pour nous garantir de ses dangers ?

 

Le plan dialectique
Rappel de méthode

Les deux premières parties du plan dialectique sont données par l’alternative proposée dans la problématique. La troisième devra dépasser cette opposition en l’intégrant dans un point de vue qui l’englobe et l’explique. Quel est le mouvement général du devoir ?

Analyse du mouvement général du devoir
I. Thèse. Le désir est illimité et nous conduit nécessairement à l’insatisfaction

1. Explication. Le désir nous porte spontanément vers de nouveaux objets et renouvelle nos attentes.
2. Justification. Même si nous connaissons une satisfaction, elle n’est jamais durable et le désir réapparaît rapidement, nous condamnant à la surenchère et à l’insatisfaction perpétuelle.

Référence
Dans Le monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer n’attribue à la jouissance qui survient après la délivrance du désir qu’une valeur négative et rétrospective : on ne jouit que dans la mesure où l’on se souvient de la douleur dont on s’est délivrée. Et si l’on pensait échapper au moins momentanément au sel du désir et à la douleur qui l’accompagne, Schopenhauer avertit que le pire des maux survient une fois la satisfaction obtenue, à savoir l’ennui : l’existence nous semble être fardeau puisque nous y errons avec un désir sans objet, si bien que nous souhaitons l’abréger.

3. Critique. Or si le désir se manifeste régulièrement au travers de la poursuite de nouveaux objets, il est tout autant source de contentements qui interviennent entre deux situations de manque.

Commentaire 
L’inconstance du désir est problématique car il change souvent d’objet au gré des propositions et sollicitations nouvelles qui font irruption dans le champ de notre expérience (1). Aussi même lorsque nous pensons connaître le répit en travaillant à la satisfaction  du désir, nous ne faisons qu’imaginer un plaisir qui ne sera jamais que transitoire : bien vite lassé de ce que nous avons car l’habitude émousse les plaisirs les plus vifs, il nous faut de la nouveauté, celle que nous trouvons en l’occurrence dans ces choses que nous ne connaissions pas ou que nous n’aurions jamais pensé désirer. Et quand bien même nous nous fixons toutes nos attentes sur un même objet qui nous fait tant plaisir, nous jalousons de le garder auprès de nous, laissant déjà le désir construire cette attente dressée vers un avenir par essence contingent (2).  Néanmoins, le désir rencontre concrètement des moments de satisfaction : l’expérience nous met donc face à des situations où nous ne désirons plus, bien que celles-ci ne soient pas durables (3).

Transition entre les parties I et II
S’interroger sur la nature du plaisir en général pourrait à la fois nous conduire à déprécier  et à oublier combien dans les faits la réalisation du désir est pour nous source de joie.

II. Antithèse. Les objets du désir sont limités et nous font connaître la satisfaction
1. Explication. Si le désir est accompli, c’est toujours au travers d’objets singuliers et concrets.
2. Justification. Par conséquent, le désir peut occasionner de multiples formes de plaisir.
3. Critique. Mais n’est-ce pas encore se faire l’esclave de ses désirs que de suspendre son bien-être à leur réalisation contingente s’ils dépendent de choses extérieures à nous ?

Référence 
D’après Épictète, dans Manuel, faire résider son bonheur dans l’obtention d’objets de  désir qui sont extérieurs à nous, sur lesquels notre pouvoir d’action est limité et qui peuvent nous être retirés à tout instant par la fortune, c’est se faire l’esclave de ceux-ci et donc, de ses désirs. Car si nos désirs peuvent parfois être satisfaits, la concordance entre nos attentes et les nécessités du réel n’est jamais que contingente. Nous ne pouvons pas maîtriser le cours des événements et croire avoir une emprise certaine sur les choses étant donné qu’elles sont indépendantes de nous: c’est bien mal juger de l’ordre nécessaire du réel. C’est surtout s’exposer à la déception et au malheur.

Commentaire
Ce n’est pas le désir lui-même que nous rencontrons dans le champ de l’expérience mais de multiples objets de désir, plus ou moins attirants et surtout, plus ou moins accessibles. Évoquer le désir en général tendrait à nous faire oublier qu’il s’agit d’abord de réagir à des situations dissemblables et concrètes, impliquant à chaque fois des moyens définis pour obtenir ce vers quoi tel désir nous porte. En ce sens, le problème est forcément mal posé car il ferait l’économie de notre manière de vivre le désir et sa réalisation,  dimension essentielle pour expliquer l’importance du désir dans nos existences (1).

Aussi force est de reconnaître que parmi cet ensemble disparate, nous réalisons une bonne partie de nos désirs et qu’un sentiment de plaisir accompagne ces actes qui ne sont pas que délivrance mais surtout, situations de plénitude. Le désir a de la valeur car il est promesse de ces moments où l’on est plein de soi, où l’on n’a plus rien à désirer : le désir est donc promesse de son extinction (2). Mais n’est-ce pas alors vivre hors de soi et de son présent que d’attendre une nouvelle satisfaction, certes attrayante car, imagine-t-on, positive, mais située dans un avenir incertain, dont les multiples facteurs sont immanquablement immaîtrisables, quels que soient par ailleurs nos efforts? Et que dire des risques que peut nous faire prendre un désir trop violent ? Dont l’objet est davantage le produit du travail de l’imaginaire que des sollicitations du réel ? Même si ces cas de figure ont le défaut de l’exagération, n’ont-ils pas pour avantage de montrer que l’on perd sa liberté si on laisse ses désirs déterminer les orientations que doit prendre son existence (3) ?

Transition entre les parties II et III
Si les objets que le désir nous conduit à rechercher sont tour à tour les figures du plaisir et de la souffrance, de l’enthousiasme et de la déception, alors ne faut-il pas s’interroger sur notre manière d’appréhender le désir lui-même. N’est-il pas alors nécessaire d’exercer une forme de contrôle, d’imposer une limite à nos désirs, pour nous libérer des écueils auxquels ils nous conduisent parfois ?

III. Dépassement. Il est nécessairement d’exercer une maîtrise du désir pour connaître le repos et la satisfaction

1. Explication. Penser une juste maîtrise du désir pour mieux vivre.
2. Justification. Même si nous connaissons une satisfaction, elle n’est jamais
durable et avec le désir réapparaît le souci de la combler.
3. Critique. Mais n’est-ce pas encore céder à une illusion, celle du bonheur, que de croire en une forme de maîtrise rationnelle des désirs pouvant nous conduire à un état de parfaite satisfaction ?

Référence 
Nietzsche définit dans Par-delà le bien et le mal, §256 la force vitale qui anime tout être vivant et qu’il nomme « la volonté de puissance ». Cette tendance naturelle se comprend comme une forme d’énergie aussi bien créatrice que destructrice, énergie qui pousse tout être à affirmer son individualité contre et aux dépens des autres êtres qu’il côtoie. Cette énergie amorale (elle n’est pas jugée en termes de valeurs, elle est tout simplement, par-delà le bien est le mal) suppose donc que nous affirmions et devenions ce que nous sommes, ce qui est source de joie, soit du sentiment agréable de devenir, d’affirmer ce qui nous singularise.
Or cela implique de renoncer à l’idéal d’un bonheur achevé, où nous n’aurions plus à agir pour vivre, où tout serait complet, fini et parfait. Un tel idéal relève de l’illusion et de la méprise sur la véritable tendance qui nous anime ; elle est même cause d’une forme de dégénérescence des forces vitales qui sont contenues dans les bornes étriquées d’un idéal niant cette force exubérante qui nous anime pour nous
conformer aux exigences de la vertu et de la morale, exigences qui sont les conditions trop raisonnables de l’accès au bonheur. Nietzsche récuse ainsi les morales eudémonistes qui nous conduisent loin de nous-mêmes et nous appelle à assumer cette tendance naturelle à une expression illimitée de la puissance. Toutefois, la raison joue ici le rôle d’auxiliaire,se mettant au service de cet impératif pour mieux l’exprimer, retournant ainsi le rapport de force entre raison et passion, culture et nature, cette fois-ci au bénéfice du second membre de l’alternative.

Commentaire 
Si le bonheur est un état de satisfaction complète et durable et si nous aspirons à cet idéal,  alors il est urgent de savoir ne pas s’abandonner à la nature ambivalente du désir qui est tour à tour attrayant et repoussant. Car c’est dans les deux situations s’en faire l’esclave : prôner un laisser-aller, laisser parler les désirs en nous sans contrôle, c’est laisser l’inconstance régner, c’est se livrer au désordre, à la confusion, à l’errance. Mais condamner le désir et le fuir, c’est tout autant en être l’esclave puisque c’est par lâcheté que
l’on reporte sur le désir lui-même la cause de nos souffrances alors qu’elle réside dans notre attitude, dans notre manque de détermination et de fermeté à l’endroit des sollicitations et stimulations qui sans cesse agitent notre sensibilité et notre imagination.
Être maître de soi, c’est décider, c’est pouvoir juger en raison de ce que l’on doit faire et des moyens à allouer pour le faire. C’est donc pouvoir dire non à certains de ses désirs tout comme être capable d’en réaliser d’autres et en y mettant tout autant de volonté que dans nos refus précédents. La liberté est donc celle que l’on gagne sur soi et non seulement sur les autres ou le monde (1).

Mais si cet arrêt de notre jugement, cette limite qui s’impose à nos désirs est nécessaire pour conduire une vie heureuse, quelle que soit par ailleurs la limite choisie, elle n’est justifiée que parce que le désir est par essence illimité. Or c’est à nous d’affronter cette incessante remise en cause qu’il nous impose et d’affirmer nos choix en lui imposant les bornes que nous avons choisies par un strict effet de notre volonté. Aussi plutôt que de liberté, faudrait-il alors parler de libération : cette liberté est toujours à gagner car le désir ne
cesse de réapparaître en nous et sous de nouveaux jours, exigeant de notre part conscience et jugement critique afin de savoir s’il faut refuser de le satisfaire.
Si le bonheur est un état de continuité, il est par conséquent instable, toujours à poursuivre et à réaliser par des choix éveillés et lucides : tout comme Nietzsche le propose, nous devons apprendre à assumer notre nature (2). Ainsi une philosophie de la joie ne serait-elle peut-être préférable à toute forme d’eudémonisme (1)  : en réalité, prétendre connaître le bonheur absolu, c’est-à-dire complet, achevé, est un idéal trop élevé pour les moyens dont dispose l’homme. Aussi est-il nécessaire de prendre appui sur cette nature désirante de l’homme pour le conduire vers une joie réelle, celle qui est consubstantielle au développement de toutes les qualités qui peuvent affirmer sa puissance individuelle.

Conclusion
Entre déception et contentement, souffrance et plaisir, l’illimitation du désir et la finitude de ses objets, nous devons ménager une place à ce désir moteur sans pour autant nous en faire les esclaves. La juste mesure qui sera celle que nous lui donnerons dans notre existence reposera sur ce que prescrit notre raison : la maîtrise morale du désir est nécessaire pour que nous restions dignes de notre nature d’êtres raisonnables et libres.
Or, en dernière analyse, l’illimitation essentielle d’un désir toujours renaissant au travers de différents objets finis et accidentels n’est pas tant le problème qui nous préoccupe que celui de notre attitude face au désir.  Car l’accidentalité de nos réactions n’est pas fatalité : nous faisons l’épreuve de notre liberté et surtout de notre vertu face au désir. La fermeté de la volonté est ainsi ce qui donnera valeur à nos actes et surtout c’est ce qui leur donnera sens, imposant une délimitation à ce désir qui de facto, est imprévisible et qu’il nous appartient de contrôler.

 

1. Doctrine se proposant de faire du bonheur la fin suprême de l’existence humaine.
3. Le plan dialectique

Le plan notionnel
Rappel de méthode

On analyse la question selon 3 plans successifs :
• Nature : tout d’abord on cherche à définir la notion (ou les notions et leurs liens) ; cette étape correspond à un premier effort de clarification et de distinction conceptuelles ;
• Existence : pour aborder dans une seconde étape une thèse rationnelle qui elle-même est d’abord expliquée, justifiée puis critiquée ;
• Valeur : on cherche enfin à savoir dans quelle mesure la notion engagée peut servir de valeur pour l’existence.

 

source : 
https://www.editions-ellipses.fr/dissertation-philosophie-schmas-terminale-toutes-sries-p-12526.html

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