Introduction / Problématisation
Qu'il s'agisse de la capacité des hommes politiques à tenir leurs promesses, ou des scandales qui émaillent l'actualité lorsque des affaires de corruption ou de détournement de fonds publics en font la une, par exemple, il semble que nous attendions de nos hommes politiques une forme de vertu et de rectitude morale.
Pourtant, en théorie, la morale et la politique désignent deux champs distincts. D'un côté, il s'agit, pour la morale, de régir nos actions individuelles en vertu de normes qui visent à nous rendre meilleurs, ou à rendre nos actions bonnes. D'un autre côté, il s'agit, pour la politique, de réfléchir à la meilleure manière d'organiser la vie au sein d'une société. Il ne va donc en réalité pas de soi que la morale et la politique ont tant que cela en commun... D'ailleurs, dans certains domaines, notamment ceux qui concernent les mœurs, il n'appartient vraisemblablement pas à la politique de se mêler de morale : concernant par exemple la fin de vie, ou l'organisation de la famille, l’État doit-il gouverner sur la base de principes moraux qui, par définition, ne feront vraisemblablement pas consensus ? Ne s'agit-il pas plutôt au contraire de trouver une forme de régulation efficace, qui instaure l'ordre le plus stable possible ? Entre morale et efficacité, le sens de la politique semble donc plutôt pencher en faveur de l'efficacité, écartant ainsi la morale.
Mais, dans le même temps, la meilleure des politiques n'est pas seulement celle qui est la plus efficace. Par meilleure, on peut aussi entendre la plus juste, notamment socialement. Dans ce sens, comment être politiquement juste sans s'appuyer sur des principes ? Et même, au-delà, comment faire société, sans s'appuyer une certaine vertu des citoyens, une capacité à voir au-delà de leurs intérêts particuliers pour s'interroger sur le général ? La politique n'est en effet pas seulement une affaire de gestion par l'État, de manière verticale, de la société. Elle désigne aussi la constitution d'une communauté politique, reposant sur les relations horizontales qui peuvent exister entre les citoyens et l'engagement qui est le leur dans la sphère publique. En ce sens, la meilleure des politiques ne repose-t-elle pas nécessairement sur la morale?
Partie I.
La morale est la meilleure des politiques, car c'est à cette seule condition qu'une politique peut être juste.
Prenons le problème à l'envers pour bien le comprendre : pourrions-nous trouver bonne une politique immorale ? En ce sens, il semble évident que la réponse est non. La morale semble essentielle à une bonne politique, et le seul fondement possible d'une politique juste. Comment une politique pourrait-elle être bonne si elle s'exerce en dépit des règles morales les plus élémentaires (de probité, d'honnêteté, d'altruisme par exemple) ? Et comment une politique pourrait-elle être juste si elle ne repose pas sur des principes qui la fondent ? Dans ces deux sens, la morale semble donc la meilleure manière de fonder et d'exercer un pouvoir politique juste.
Ainsi, si le pouvoir politique s'exerce par délégation, ce qui semble être la configuration institutionnelle la plus stable à travers la démocratie représentative, il nécessite une confiance. Les citoyens qui confient leur volonté à leurs représentants ne peuvent le faire que si ceux-ci exercent leur mandat de manière honnête et représentent effectivement l'intérêt général et la volonté des citoyens, sans chercher à en faire usage pour servir leurs intérêts privés. Dès lors, la morale semble nécessaire à l'exercice du pouvoir politique pour que celui-ci ne soit pas dévoyé.
Plus fondamentalement encore, une bonne politique est une politique juste. Là encore, la morale semble alors être un principe fondamental. Où, en dehors de la morale, pourrions-nous trouver sans cela une définition de la justice ? Il semble donc que le pouvoir politique ne puisse s'exercer sans reposer sur une définition précise de ce qui est juste, ou bon, ce qui est précisément l'objet de la morale.
Ainsi, dans la République, Platon relie la politique et la morale sur ces deux points dans l'allégorie de la caverne. La politique la meilleure est fondée sur la morale et notamment sur la connaissance du bien dont dispose le philosophe-roi, seul légitime pour gouverner. D'une part, c'est le plus juste, car lui seul sera capable d'exercer le pouvoir sans l'accaparer pour des fins personnelles, car lui seul ne le veut pas. Le plus à même de gouverner est donc celui qui le désire le moins, car c'est celui qui sera le plus vertueux. C'est l'une des raisons pour lesquelles le pouvoir doit être confié au philosophe, qui est sorti de la caverne et que l'on forcera à y retourner. D'autre part, le philosophe-roi est aussi le plus à même de mener une politique juste, car lui seul connaît le bien et tous les principes qui en découlent. Il sera donc le mieux placé pour mener une politique fondée sur une connaissance vraie de ces principes et non sur de simples opinions. D'une certaine manière, même si chez Pascal le constat est bien plus amer, celui-ci ne dit toutefois pas autre chose dans les Pensées, lorsqu'il constate que, par ignorance de la justice divine, les hommes sont incapables de faire autre chose que mener une politique fondée sur les mœurs. La meilleure des politiques devrait être fondée sur la morale même si ce n'est pas le cas.
Toutefois, ce que montre Pascal également, c'est qu'à défaut d'être juste, la politique se doit d'être efficace. On pourrait aussi se demander si, en l'absence de consensus sur ce qui est juste, la politique ne doit pas, au contraire, ne pas chercher un fondement en dehors d'elle-même, dans des principes moraux qui lui échappent. Dès lors, la meilleure des politiques n'est-elle pas celle qui est la plus efficace ? La morale en est-elle la clé ?
Partie II.
La morale nuit à une politique efficace.
La politique désigne l'ensemble des institutions et actions qui ont vocation à réguler la société. Il s'agit de l'ensemble des moyens qui, dans et par l'État, permettent d'organiser, d'ordonner et de diriger la société. Ainsi, la politique a vocation à être efficace : il s'agit, par exemple, d'éviter ou de régler les conflits, mais aussi de conduire une société vers un objectif (de croissance économique, par exemple) qui correspond à un idéal fixé par l'État.
Dans ce sens, une bonne politique est donc d'abord une politique efficace, qui produit les effets voulus ou espérés, qui ne se contente pas d'être un vain mot. On a alors traditionnellement tendance à séparer la morale de la politique : la politique est la gestion des affaires et la morale appartient aux individus. La morale serait alors la pire des politiques ! Soit parce que ce n'est pas avec "de bons sentiments" que l'on peut espérer être efficace, soit parce qu'en l'absence de principes moraux universels et objectifs, ce ne sera pas sur la base de la morale qu'une politique pourra être acceptée de tous.
Dès lors, la morale est pensée comme devant être exclue du champ politique ou, inversement, la politique comme n'ayant pas à se préoccuper de la morale pour être efficace.
On pouvait penser ici par exemple à Machiavel qui, dans Le Prince, arbitre clairement en faveur de l'efficacité contre la morale. La finalité de l'exercice du pouvoir étant la stabilité, c'est en s'exerçant de manière forte plutôt que juste par exemple qu'il atteindra cet objectif. Il vaut mieux, ainsi, ne pas tenir ses promesses si les circonstances ne le permettent pas, ou sacrifier un innocent pour obtenir la paix civile si on ne peut faire autrement. De la même manière, pour un libertarien comme Nozick, il va de soi que l'Etat n'a pas à se mêler de ce qui relève purement de la morale. Par exemple, en quoi pourrait-il relever de l'État de définir la famille : il s'agit là d'une question individuelle, intime, qui relève donc des principes moraux de chacun et que l'État n'a absolument pas à réguler.
Pire, l'idée de mêler la politique sur la morale peut apparaître comme un leurre, qui vise à légitimer de manière indue le pouvoir politique, si l'on pense que la morale n'a finalement pas d'autre finalité que la politique : veiller à la régulation et au contrôle des libertés et à la conversation de la société. C'est par exemple la critique que fait Nietzsche de la morale dans La Généalogie de la morale.
Ainsi, la morale semble donc étrangère à la politique, entendue comme régulation.
Pourtant, la politique n'appartient pas seulement à l'État, mais relève aussi de la manière dont les citoyens y participent. La meilleure des politiques est, en ce sens là, pas seulement la plus efficace, ni même la plus juste, mais celle qui est la plus à même de constituer et maintenir une véritable cité, c'est-à-dire une communauté politique authentique. Dans ce sens-là, la morale n'est-elle pas indispensable à l'existence même d'une communauté politique?
Partie III.
La morale est la condition indispensable d'une authentique communauté politique.
La politique ne désigne donc pas seulement l'ensemble des moyens et institutions par lesquels l'État gouverne (en un mot, l'exercice du pouvoir politique). Il s'agit aussi, dans la tradition antique par exemple, de l'existence d'une authentique communauté politique. Le pur pouvoir ne constitue en effet pas nécessairement du politique s'il ne repose que sur la force. Au contraire, c'est à la condition d'être légitime, et donc de faire l'objet d'un consentement des citoyens à son exercice, que le politique peut se distinguer de la nature et de la force. Dès lors, la meilleure des politiques est celle qui permet de créer une telle communauté, c'est-à-dire d'instituer un véritable corps politique qui repose sur le lien des citoyens entre eux, sur l'engagement de chacun pour la communauté.
Or, un tel engagement ne peut avoir lieu que si chacun, individuellement, comprend et accepte que son intérêt privé ne puisse pas systématiquement être satisfait et doive parfois, d'une manière ou d'une autre, s'articuler voire s'effacer au nom du bien commun et de l'intérêt général. Cela semble reposer donc sur une forme de vertu.... Sans aller nécessairement jusqu'à parler d'altruisme, il ne peut y avoir de véritable politique sans un engagement intime de chacun pour la communauté à laquelle il appartient et sur une adhésion des individus à leur appartenance à un groupe.
Ici, la référence à Rousseau et au contrat social pouvait permettre de traiter cette vertu nécessaire à l'exercice de la citoyenneté et qui est la meilleure manière de faire de la politique, c'est-à-dire d'instituer une République légitime qui ne se réduise pas à de la pure force. La mort du contrat social, pour Rousseau, ne repose pas d'abord sur un dévoiement du pouvoir politique par ceux qui l'exercent, mais bien sur la perte de vue, par les citoyens, de ce qu'ils gagnent dans le corps politique auxquels ils appartiennent. Et, à défaut de savoir de manière absolue ce qui est juste, c'est aussi ainsi que la politique peut l'être. Si nous ne sommes pas d'accord sur ce qui est juste, moralement, et qu'il est donc difficile de fonder une bonne politique, consensuelle, sur des principes moraux, la justice ne peut qu'émaner de la discussion et de la délibération qui permet, en confrontant les intérêts de chacun de produire une définition de la justice qui fasse consensus. C'est le principe même de la volonté générale. C'est aussi, par exemple, ce que propose John Rawls à travers l'idée du consensus par recoupement qui doit permettre de produire des principes communs de justice au-delà des horizons moraux divergents des uns et des autres.
Conclusion
Ainsi, la morale est la meilleure des politiques, car c'est à cette seule condition qu'une communauté politique authentique peut exister. De cela, découle tout ce qui, dans une politique, peut être "bon" : la légitimité de l'exercice du pouvoir politique, la justice des politiques menées, et donc leur efficacité, reposant sur l'adhésion de chacun à un projet commun.
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