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God bless America ! Fonction sociale du rite chez Cimino ("The deer hunter", 1979)

Publié le 8 Juin 2019, 14:15pm

Catégories : #Philo & Cinéma

God bless  America ! Fonction sociale du rite chez Cimino ("The deer hunter", 1979)

Des fonctions sociales du rite dans la dernière séquence de Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, 1998.

Ce billet s’inspire du dialogue interdisciplinaire entrepris lors des deux rencontres du groupe Grimaj (2013 et 2014) entre juristes, historiens, sémiologues et sociologues. Il se risque à mettre en pratique la méthodologie des indices pour interpréter la dernière séquence de “The deer hunter” (Michael Cimino) qui, au moment de la sortie du film en 1978, avait donné lieu à de multiples controverses. Centrée sur le rite d’enterrement de Nick (suicidé dans les tripots de Saigon par le jeu de la roulette russe),  l’analyse proposée par Christophe Lamoureux propose une lecture sociologique construite à partir du déroulé de la séquence elle-même et de la signification sociale qu’il convient de lui accorder. Cette proposition n’a pas vocation de lire « une  vérité » qui n’appartiendrait qu’au film ; elle invite au contraire en partant du matériau cinématographique de la séquence à construire un point de vue dont le registre d’explication cherche à percer autant les intentions du cinéaste que la portée symbolique du rite des funérailles qui boucle la narration. La démarche qui conduit à cette interprétation est plus amplement explicitée dans un article consacré à la sociologie de l’œuvre dans son ensemble  à paraître dans un livre collectif dirigé par Stéphane Boiron, Nathalie Goedert et Ninon Maillard consacré aux « Lois de la guerre ».  Ce billet en extrait  la conclusion.

ciminoLes obsèques de Nick (Christopher Walken) qui ont réuni le groupe au complet, ont fait taire les voix. Dans un silence pesant, la compagnie s’apprête à boire le verre du souvenir en hommage au cher disparu. Les échanges de regards sont furtifs ; ils disent à la fois la perte (tragique) de l’un des leurs et la difficulté d’être à nouveau réunis. Chacun ne sait quel service rendre pour s’accommoder du malaise qui s’est installé : dresser la table ou préparer une collation  (Linda, Mike, Stanley) ? Il faut se serrer les coudes pour se donner une contenance, faire face à l’embarras créé par le fait d’être à nouveau ensemble (y compris Steven revenu et Angéla rétablie). « Ce n’est pas un jour si gris » se risque à lancer Angéla que l’on avait quittée murée dans le silence au début de la troisième partie. Les rares mots prononcés sont lourds de sens ; ils ont valeur de réassurance. Le mutisme collectif est atténué quand John (le patron du bistrot) propose d’offrir ses services. Dans la cuisine où il se réfugie pour faire le café,  ses gestes sont mécaniques. Il  ne peut pas contenir son chagrin. Léger ressaisissement pour faire sécher les larmes tout en préparant l’omelette. Du fond de l’arrière salle, celui qui avait officié au sein de la chorale à la messe nuptiale (première partie),  murmure à voix basse les premières notes de « God bless America ».

 

Pas d’intention délibérée dans cette initiative mais un geste spontané pour conjurer la peine ; une chanson qui vient à l’esprit que l’on chuchote en mode mineur tout en cuisinant. A la tablée filmée en plan de coupe, les participants restent d’abord sans voix. En la circonstance, chanter paraît déplacé, l’ambiance est au recueillement. Mais le murmure chanté venu du  hors champ en mode mineur est monté d’un ton. Il a des effets contagieux. Les paroles redonnent du baume au cœur et tout le monde les connaît. Les couplets parlent des cieux, des rivières et des prairies, des montagnes et des vallées, des mers et des océans, de ce territoire immense, béni des dieux qui a, dit-on, fabriqué le mythe américain. Peu importe ! Cette voix qui vient de l’arrière que l’on entend sans la voir, apaise et redonne un peu d’espoir. Autour de la table, le chant va crescendo quand la voix claire de Linda donne le ton malgré la retenue lisible sur son visage. Cela crée un effet d’entrainement qui détend les regards (Mike, Stanley, Steven). La focale large de la caméra s’arrondit légèrement  pour embrasser l’ensemble et donner à ce dernier moment, la forme d’un tableau religieux (la cène ?). Dans une ultime vibration, l’assemblée réunie entonne en cœur le célèbre refrain avant de lever son verre à la mémoire du défunt. Dernier instant d’un être ensemble retrouvé et dernière image du film dont le flux se fige brusquement.

Que penser alors de ce dernier moment rituel dont la symbolique sociale ne manque pas de poser question tant ce « God bless America » a suscité des controverses à la sortie du film ? Elan patriotique ? [1] Fusion de la communauté dans la nation ? Expiation du traumatisme par le resserrement des liens détruits par la guerre ? Variation sur la persistance du mythe américain pour conjurer le désastre ? Tenons nous en à la séquence pour ce qu’elle permet d’interpréter à partir  des indices sociaux qu’elle révèle.

Ce dernier segment met à jour très explicitement les fonctions sociales dont ce  rassemblement rituel après l’enterrement doit s’acquitter : apaiser la douleur de la perte, expulser les culpabilités, réaffirmer l’unité de la communauté « faire réfection » disait Durkheim[2], de  la conscience  morale du collectif qui la porte. Gardons à l’esprit le contexte tragique de la disparition de Nick. Ce dernier n’est pas mort sur le champ de bataille. Aux yeux de la communauté, c’est le sens de la guerre qui a été perdu  et a entraîné le plus intégré des leurs, à perdre la vie. Nick n’est pas enterré comme un soldat mais comme une victime des effets pervers que la guerre a créés et que Mike n’a pu empêchés. Ceux qui sont restés le savent-ils ? Probablement… En tous cas avant ce dernier rassemblement, signe révélateur, la messe de funérailles n’est pas filmée et le plan séquence de l’inhumation au cimetière ne fait office que de transition. Dans l’un et l’autre cas, c’est la coprésence obligée qui fixe l’attention de la caméra, la profonde tristesse qui affecte l’intimité du groupe restreint. Comment se retrouver et à partir de quoi ? Tel est l’enjeu de cette dernière séquence.

Premier indice : la valeur de présence à l’écran place tous les personnages à égalité. Rituel oblige : Mike ne fait plus figure de héros. Les plans de coupe l’accueillent au même titre que les autres (c’est John qui prendrait plutôt l’ascendant). Second indice : la valeur diégétique cherche à rendre palpable l’émotion collective : le vide et l’embarras laissés par l’absence, la coprésence empruntée, les conduites d’évitement, le repli tactique dans de vaines occupations, les raidissements pudiques, les ressaisissements fugaces, les effets de contagion et de réassurance, le chant à l’unisson. Troisième indice : la valeur symbolique du « God bless America » d’abord susurré puis repris en cœur par l’assemblée. Pas de point de vue surplombant venu de « je ne sais où » qui viendrait obliger la lecture. Le chant manifeste une  forme de réactivité spontanée qui, dans la logique narrative de la séquence, vient déverrouiller le malaise ambiant. L’ipséité par laquelle le chant surgit va presque de soi tant elle se coule dans l’instant et ressortit d’une sorte d’habitude liée à l’occupation (faire la cuisine). D’autres indices peuvent accréditer cette pente d’analyse. On peut supposer que le chant joue comme une référence commune du groupe qui le connait déjà et l’a sans doute convoqué pour d’autres occasions. Que le chant soit relié au sentiment patriotique ne fait pas non plus de doute  puisque l’esprit dont il participe, était déjà inscrit en toute lettre sur le  calicot de la salle de mariage (« Serving proudly god et their country »). Mais cette conviction était alors lié à un événement enjoué dans lequel communauté et nation étaient en harmonie dans le décor de la fête et on avait signalé qu’elle comportait déjà des anicroches (la visite désabusée du béret vert). Autre indice plus convaincant : c’est  John (Georges Dzundza), le choriste de l’église (première partie) qui est la source vocale du chant. Cela donne à ce dernier, une valeur d’autochtonie (le lieu) et de socialité (le commun) que l’on peut tenir comme acquise. Indice supplémentaire : la sémantique sociale des paroles définit le chant en référence explicite au territoire américain, sa mythologie fondatrice et son unité fusionnelle. Dans la chanson, le thème des attaches au territoire ressortit certes du mythe national mais en la circonstance, il peut aussi exprimer le lien de proximité que le groupe cherche à reconstituer, l’identité locale liée à son ancrage dans le lieu. Indice complémentaire : la charge mythologique du chant rappelle à l’envi le registre de valeurs auquel est attachée la communauté dont Mike était le porteur (l’oracle des trois soleils, la chasse, le présage de la goutte de vin). La patrie et Dieu (les deux piliers de la civilisation) certes mais surtout les  vieilles croyances  et cette communion panthéiste avec la nature environnante (trace des légendes indiennes)[3]. Pour Mike, il est probable que ce lien soit définitivement brisé  mais pour les autres y compris Steven (revenu plus tôt sans avoir assisté à la scène tragique) il joue encore comme un référent symbolique fédérateur. Concluons alors sur le cheminement de la séquence jusqu’à l’arrêt sur image. En passant du silence au chant, le rite aura opéré un glissement d’une coprésence embarrassée à un collectif réaffirmé. Quant à l’interprétation du chant,  en passant du mode mineur au mode  choral, elle aura permis de ré-attacher le particulier à l’universel. Le premier par la référence à des croyances collectives qui ont été anéanties. Le second par la réaffirmation du mythe américain portant les symboles d’une territorialité retrouvée[4]. Ne nous méprenons pas sur ce qui cimente cette communauté qui cherche à se reconstituer. Si dès le début, le cinéaste avait insisté sur l’ancrage du groupe dans ses traditions slaves, il n’en avait pas pour autant oublier de présenter ses sidérurgistes pennsylvaniens comme de véritables américains.

Plus qu’un emblème patriotique, il faut donc entendre le célèbre refrain comme une cosmogonie salvatrice à laquelle le film n’aura cessé de relever les facettes contradictoires pour fonder sa dramaturgie. Car tout ou presque dans cette « sale » guerre n’était que contradiction : la fierté de l’engagement et les désillusions de la cause perdue, l’angoisse du départ et la crainte du retour, l’enracinement dans des croyances et le désenclavement des valeurs, la ferveur du collectif et la perte de conscience de soi, le dérèglement des références  et leur improbable réinscription. En fragmentant l’identité,  ce motif du « one shot », siège de toutes les blessures ne l’aura certes pas reconstruite mais il aura permis en le reliant au mythe pour expurger le trauma[5],  de réactiver les valeurs perdues pour redonner du sens  à la vie.

« Rien  ne sera plus comme avant »  sur ce territoire de fiction où se joue la reconstruction de l’identité américaine trois ans après le désastre. Et lorsque le générique  advient en fixant sur la pellicule les moments d’allégresse du début pour égrainer au complet le casting de ce film de famille, l’on se prend déjà à regretter ce que la guerre a détruit : le cocon attachant d’un « home,  sweet home » où  il faisait bon vivre  en paix.

christophe lamoureux

[1] Parmi les débats houleux qu’avait provoqués la fin du film, rappelons  l’interprétation erronée qu’avait faite Jane Fonda du « God bless America » en l’assimilant à un chant patriotique dédié à la gloire des Etats-Unis. Cimino raconte qu’alors qu’elle se trouvait avec lui  dans l’ascenseur qui menait à la cérémonie des Oscars, elle avait refusé de le saluer et avait qualifié son film de « nationaliste». Il est vrai que l’actrice militante était aussi l’interprète principale de « Retour » le film de Hal Hasby qui concourait au célèbre trophée en février 1979. Voir le témoignage recueilli par THORET Jean-Baptiste dans son livre « Michael Cimino, les voix perdus de l’Amérique, Flammarion, 2014. A propos de ce contentieux et de sa rectification par la critique voir COUSODON Jean-Pierre et TAVERNIER Bertrand, « 50 ans de cinéma américain », article Cimino,Réédition Omnibus/Nathan 2008.

[2] Durkheim Emile, « Les formes élémentaires de la vie religieuse », PUF, Paris 1971.

[3] CORMIER Thierry, « Morts vivants » publié dans la revue  Eclipses, « Michael Cimino, territoire et identité », numéro 39, 2006,  p. 60-66.

[4] Les mythes américains ont un statut ambigu dans l’idéologie américaine suggère BIDAUT Anne-Marie, « Hollywood et le rêve américain. Cinéma et idéologies aux Etats-Unis » Armand Colin, Paris 2014. L’historienne écrit : «D’un côté ils s’apparentent aux mythes des cultures traditionnelles (au sens anthropologique)  et  de l’autre ils répondent à une symbolique de la modernité inscrite dans l’histoire du pays. Ils servent à transformer en cosmogonie des événements qui  expliquent la naissance et le développement du pays mais aussi les récits de guerre ».

[5] Le recours au mythe expliquait Lévi-Strauss dans ses « Mythologiques », (Plon, 1964), est une forme de dénégation ou d’évaporation de l’histoire. Il introduit une temporalité propre, celle des récits et des recommencements.  Roland Barthes « emboîte le pas «  de l’ethnologue dans ses « Mythologies », (Seuil, 1957),  quand il ajoute que dans les sociétés modernes, le mythe fonctionne comme une parole dépolitisée qui ne nie pas les choses mais les purifie, les innocente pour les fondre en nature et en éternité.

source : 

https://imaj.hypotheses.org/592

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