Schopenhauer raconte, qu’après avoir vu une représentation d’une pièce de Racine, il avait entendu avec consternation un célèbre mathématicien sortir du théâtre en haussant les épaules et s’exclamer, agacé :« mais qu’est-ce que cela prouve ? ». Cette anecdote montre que le rapport que nous entretenons avec une œuvre d’art relève d’attentes différentes. Il est donc légitime de se demander pourquoi certains d’entre nous ressentent le besoin qu’une œuvre soit expliquée. Expliquer, c’est étymologiquement : déplier. Appliqué à l’oeuvre d’art, c’est-à-dire à une création humaine sans finalité pratique, ce verbe renvoie à la recherche des procédés et des intentions qui président à cette création.
Mais précisément, parce que l’art étudié par l’esthétique relève des arts dits « libéraux » (autrement dit : libérés de l’utilité), vouloir expliquer une œuvre semble d’emblée problématique. N’est-ce pas réduire la part de mystère qui fait l’originalité d’une œuvre que de vouloir rendre compte de ce qui a permis sa création ? Expliquer, n’est-ce pas trahir l’essence même de tout projet esthétique ?
Pourtant, force est de constater que certaines œuvres sont si hermétiques qu’elles semblent inaccessibles si elles ne sont pas commentées. Ainsi en va-t-il de la poésie de Mallarmé, de la musique de Schönberg ou même de certaines œuvres architecturales de civilisations oubliées. Quelle part d’explication appelle donc ce type d’œuvre sans que le ressenti du spectateur n’en soit diminué ? On cherchera à montrer que si expliquer l’art peut lui nuire (I), la raison peut légitimement rendre compte des œuvres d’art (II) du moment qu’elle-même aspire à en respecter l’originalité (III)
Partie I.
Expliquer une œuvre, c’est voir en elle ce qui n’est pas esthétique
On pourrait penser tout d’abord que l’esthétique (dont l’étymologie signifie sensation) ne peut jamais relever de l’explication rationnelle. Le risque ici est celui d’une réduction de l’original au banal, d’une codification de la création artistique, d’une insensibilisation. Ainsi Boileau dans sonArt poétiquedégage-t-il les règles de la versification et celle des trois unités au théâtre mais au prix d’une contrainte qu’un Hugo s’attachera dans la révolution romantique à contester en mettant notamment un bonnet rouge (celui, phrygien, des révolutionnaires) « au vieux dictionnaire ». Dès l’époque de Boileau, l’idée d’un critère rationnel de ce qui fait la beauté d’une œuvre est contestée. On préfère parler de « je-ne-sais-quoi » pour désigner ce qui fait le charme d’une œuvre réussie. Les sciences humaines offrent pourtant des clés qui semblent révéler le sens caché d’une œuvre.
La psychanalyse par exemple offre de nouvelles lectures à des œuvres dont on pensait avoir tout dit. Freud, par exemple, étudie la Sainte Anne de Leonard de Vinci et repère dans les plis de la robe de celle-ci la forme d’un vautour qui hantait les rêves de Léonard enfant.Un souvenir d’enfance de Léonard de Vincifournit une explication magistrale des motivations profondes du célèbre peintre et permet de mieux comprendre le sourire de la Joconde ou les projets de vol, à partir de l’étude des ailes d’oiseau, de cet ingénieur visionnaire. L’œuvre d’art appelle donc pour être pleinement comprise une multitude d’approches comme celles de la sociologie. Ainsi pour la critique marxiste un créateur ne peut manquer de projeter sa classe sociale dans son œuvre et se fait donc le témoin des forces d’exploitation de son temps. Les tableaux impressionnistes sont d’essence bourgeoise. Il en va de même pour les goûts du spectateur dont Bourdieu montre dansLa distinctionqu’ils sont révélateurs d’un certain « capital culturel » et d’un désir d’ascension sociale.
Mais l’apport des sciences sert-il vraiment l’art ? Les commentaires d’une œuvre ne font-ils pas obstacles à sa bonne réception en prédéterminant ce que le spectateur peut ou doit en penser ? Faut-il alors renoncer à expliquer une œuvre d’art ?
Partie II.
Expliquer une œuvre, c’est servir l’histoire de l’art
Peut-on dire de toute œuvre d’art qu’elle « se passe de commentaire » ? Probablement pas car certains courants artistiques sont si ambitieux, certains artistes si profondément habités par leur projet créatif qu’ils resteraient inaccessibles sans le secours d’un discours explicatif dispensé par des initiés. L’esthétique, science inventée par Baumgarten au milieu du XVIIIesiècle veut justement fournir des éléments qui permettent au spectateur des salons artistiques de comprendre ce qu’on leur donne à voir. Diderot, l’un des plus célèbres salonniers du siècle des Lumières, décode ainsi Chardin ou Fragonard pour former l’œil du spectateur. Sans ce travail des initiés, des critiques, il est probable que bien des œuvres géniales seraient tombées dans l’oubli. Mais expliquer n’a pas qu’une fonction didactique. Paradoxalement, ce qui ne s’explique pas comme le génie de Mozart peut-être intégré dans une philosophie de l’histoire de l’art. Kant, dans saCritique de la faculté de juger, définit en ce sens le génie comme celui qui « prescrit ses règles à l’art ».
Il y aurait donc une explication possible par l’imitation, par le maniérisme de toute révolution esthétique. L’art garde ici sa part de mystère tout en faisant école. Plus fondamentalement, ce qui rend légitime l’explication de l’œuvre d’art, ce serait qu’une telle explication en renforce l’attrait. Expliquer, c’est démocratiser, rendre possible l’édification des musées qui honorent l’art comme vecteur majeur des civilisations brillantes. Si tel n’était pas le cas, si les œuvres devaient à jamais rester hermétiques, il est probable que l’art ne pourrait survivre et que tout artiste serait condamné à demeurer tout au plus qu’un illustre inconnu.
Mais si l’explication des œuvres est ainsi nécessaire, comment s’assurer qu’elle n’oriente pas exagérément et le goût du spectateur et la créativité de l’artiste ? Comment faire pour que la rationalisation de l’art demeure à son service ?
Partie III.
Expliquer une œuvre, c’est participer à son aura
Le risque de l’explication, c’est la dénaturation. En décomposant l’œuvre comme on le ferait pour un puzzle, en l’anatomisant, le risque est grand de la « dessécher ». Il faut donc s’assurer que le critique d’art est prémuni contre cet excès. C’est le mérite de Hume d’avoir défini dans sesÉcrits esthétiquesce qui distingue le bon critique du mauvais : il faut qu’il ait des sens délicats mais pas une émotivité excessive, une bonne culture mais pas de préjugés. Le critique idéal doit être raffiné et en un sens artiste lui-même. On pourrait alors soutenir que ce sont les artistes eux-mêmes qui sont à même d’expliquer les œuvres d’art. Non les leurs mais celle des autres. On a vu que Diderot était un grand salonnier. Ce fut le cas aussi de Baudelaire, d’Apollinaire.
Tout se passe comme si l’art se déclinait lui-même en faisant de certains artistes de véritables philosophes de l’art. Kandinsky, professeur au Bauhaus, a pu montrer ainsi dansDu spirituel dans l’art, comment l’analyse des couleurs primaires, des valeurs du blanc et du noir, du point et de la ligne pouvait servir les meilleures créations de l’art abstrait. Il y aurait donc un lien légitime entre œuvre d’art et explication, une réciprocité entre la sensation et la raison qui autorise l’impression à se rationaliser et l’entendement à se sensibiliser. La longue analyse par Foucault desMénines de Velasquez dansLes Mots et les Chosestémoigne de cet apport mutuel entre ces deux facultés humaines.
Conclusion
Le réalisateur François Truffaut disait que la mission du critique n’est pas d’apporter sur une œuvre « une vérité toute faite qui n’existe pas » mais de « prolonger le plus longtemps possible le choc de l’œuvre d’art ». Expliquer une œuvre est donc légitime dans la mesure où cette explication n’est pas une instrumentalisation qui détournerait l’art de sa fonction : celle de nous réjouir, de susciter notre curiosité et de nous élever dans notre humanité.
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