D’un côté, Socrate remet en cause la philosophie ; de l’autre, il en défend une idée supérieure.
Réconcilier la vie et la pensée
La découverte de l’ignorance rend nécessaire de se connaître soi-même. La connaissance des choses extérieures n’étant pas fiable, la vérité doit alors être recherchée à l’intérieur de l’individu :
La vérité est une illumination en nous-mêmes.
— PHÉDON, PLATON
Socrate donne au précepte « Connais-toi toi-même » un sens précis : la sentence ne commande pas de trouver son identité ; elle ne demande pas une introspection individuelle ; elle ne renvoie pas non plus à la connaissance, valorisée par les sophistes, des ressorts de la psychologie humaine. Cette connaissance de soi ne vise pas une forme d’assurance, elle invite au contraire à pratiquer le doute – sans toutefois tomber dans le scepticisme, qui constitue aussi un dogmatisme. Se connaître soi-même c’est, sur le plan épistémologique, douter au nom d’une forme supérieure de savoir.
>> Le connais-toi toi-même de Socrate sur un post-it
Contre les sophistes (en particulier Protagoras) qui voient dans le savoir le but suprême de l’humanité (le savoir comme fin, sophrosyné), Socrate subordonne la quête de la vérité et du bonheur non pas au culte de la raison, mais à une fin morale qui transcende la science (le savoir comme moyen, sophia). Sans cette référence supérieure, les hommes sont enfermés dans la recherche d’un bonheur illusoire, où l’inquiétude et la renaissance perpétuelle du désir les condamnent au malheur.
L’enseignement de Socrate dépend donc de l’accession à un autre niveau de conscience. Seulement, le philosophe ne parvient pas à exprimer cette valeur supérieure au nom de laquelle il disqualifie les non-valeurs comme la richesse matérielle ou le savoir : « La vie de Socrate témoigne qu’une valeur n’est valable que par rapport à l’homme qui lui donne sa validité. C’est soi-même qui qualifie, il faut donc commencer par se connaître soi-même pour avoir connaissance de la référence, de la qualité qui est au centre et au coeur du monde » (Socrate, Jacques Mazel).
La philosophie de Socrate réside donc aussi dans l’exemplarité de sa vie.
Ses discussions sur l’Agora ne servent pas directement à trouver la vérité, mais à donner envie à la jeunesse athénienne de l’imiter dans la voie de la vertu :
Je n’ai pas d’autre but, en allant par les rues, que de vous persuader, jeunes et vieux, de suivre la vertu.
— APOLOGIE DE SOCRATE
À l’enseignement de la vertu par les sophistes, c’est-à-dire un savoir-faire, un ensemble de techniques pour conduire l’individu à la réussite dans la cité, Socrate oppose une vertu intérieure, une science de soi-même (plutôt que des choses extérieures) qui passe par une transparence à soi-même.
Or, cette forme de vertu s’obtient par l’examen :
Si je dis que c’est le plus grand bien pour un homme que de s’entretenir tous les jours, soit de la vertu, soit des autres sujets dont vous m’entendez parler lorsque j’examine les autres et moi-même, et si j’ajoute qu’une vie sans examen ne vaut pas pour l’homme la peine d’être vécue, vous me croirez bien moins encore.
— APOLOGIE DE SOCRATE
La vertu est en gestation en chacun, avant que la maïeutique n’en fasse accoucher la conscience par un effort commun. En contraignant à unifier en soi les croyances et l’action, la contradiction conduit à la découverte de l’ignorance fondamentale – l’existence achèvera ensuite la démonstration. Ainsi, la finalité de la pédagogie socratique est la conformation de la pensée et des actes, la mise en cohérence de la vie.
Pour Socrate, on atteint la valeur morale par les actes, c’est pourquoi il invite les jeunes Athéniens qui veulent devenir des hommes accomplis à le suivre.
En résumé :
- l’ignorance fondamentale de l’homme implique qu’il doit se détourner de la connaissance des choses extérieures et s’examiner lui-même ;
- la connaissance de soi-même prônée par Socrate vise à mener une existence vertueuse définie par la cohérence de la pensée et des actes.
Prise de recul à l’égard de la politique
Amoureux d’Athènes et motivé par le devoir, Socrate était prêt à s’engager sans réserve pour elle, y compris politiquement. Il ne souscrit pas à l’argument de la priorisation de l’hédoniste Aristippe (son disciple), selon lequel il est déjà assez difficile de se gouverner soi-même.
Pour justifier la participation politique du citoyen, il évoque avec une métaphore musicale ce que les économistes modernes appellent les « externalités positives »[15] :
Mais, ami Socrate, une chose est le privé et autre chose le public. – Oui, mais qui sait chanter chante tout aussi bien seul qu’au milieu des gens. De même celui qui sait jouer de la cithare peut en jouer dans la solitude comme sur la place publique.
— MÉMORABLES, XÉNOPHON
Seulement, ce phénomène est suspendu aux valeurs de la cité, et Athènes semble avoir perdu les siennes après l’expédition de Sicile (-415), menée pour des intérêts personnels. Bien que Socrate ne soit pas pacifiste et qu’il soutienne sa patrie par principe, il ne s’accommode pas, contrairement aux sophistes, du déshonneur causé par la conduite de la guerre. Sa déception n’est probablement pas étrangère à la responsabilité, dans le déshonneur athénien, de son ancien disciple Alcibiade, qui raconte à qui veut l’entendre qu’il avait simplement choisi son maître comme le meilleur des sophistes.
Sa conscience et son démon écartent Socrate de la politique. À ses disciples, il enseignera désormais la sagesse avant la politique.
Il ne s’impliquera guère dans le processus de décision démocratique. La seule fois où il exercera une fonction publique officielle, c’est parce qu’il y sera obligé. Le sort le forcera à entrer au Conseil (la Boulé), et le jour où il sera chargé de représenter sa tribu, il s’attirera les moqueries de l’assistance en ne sachant pas mettre une motion aux voix. Son détachement lui rend également le discours politique imperméable : assigné pour la première fois au tribunal alors qu’il est septuagénaire, il avoue qu’il est « absolument étranger au langage qu’on y parle » (Apologie de Socrate).
Cette abstention vexe les Athéniens, qui la prennent pour de l’égoïsme. Dans son Accusation de Socrate, le sophiste Polycrate d’Athènes lui reproche son aversion avouée de la démocratie athénienne, et plus profondément sa « misodémie » (étymologiquement « la peur du peuple »).
Alors que certains veulent pouvoir compter sur lui quand les Trente prennent le pouvoir, Socrate refuse de se compromettre quelles que soient les circonstances :
Crois-tu que je serai plus utile en la pratiquant [la politique] seul ou en l’enseignant à beaucoup pour qu’ils la pratiquent bien ? […] Si quelqu’un entend combattre vraiment pour la justice et si l’on veut néanmoins qu’il conserve la vie un peu de temps, il est nécessaire qu’il reste simple particulier, qu’il ne soit pas homme public.
— MÉMORABLES, XÉNOPHON
En pratique, Socrate ne peut pas s’engager en politique, car ses idées dérangent les puissants. Ainsi répète-t-il qu’il serait mort depuis longtemps s’il avait accédé au désir de ceux qui le pressent de s’impliquer :
Si je m’étais adonné à la politique, je serais mort depuis longtemps ; et aussi, je n’aurais été utile ni à vous ni à moi-même. […] Il n’est pas d’homme au monde qui puisse se conserver en vie en s’opposant généreusement soit à vous, soit à une autre assemblée populaire et en s’attachant à empêcher dans la cité quantité d’injustices et d’illégalités.
— APOLOGIE DE SOCRATE
Pourtant, Socrate ne convaincra pas ses disciples de rester à l’écart de la politique.
Le plus célèbre, Platon, tentera par trois fois d’installer un gouvernement des philosophes à Syracuse – en vain . Or, son maître ne croyait pas un tel régime possible, parce qu’il ne pensait pas un dirigeant providentiel capable d’imposer les vertus d’en haut des structures religieuses et politiques.
>> La république de Platon sur un post-it
Plusieurs de ses disciples seront aussi parmi les Trente Tyrans qui remplaceront la démocratie athénienne par une oligarchie à la fin de la guerre du Péloponnèse, pendant moins d’un an, en -404 : le cruel et sanguinaire Critias (descendant de Solon) à leur tête, Charmide (dont Socrate était tombé amoureux), ou encore Chariclès. Craignant la liberté de parole et la capacité de persuasion de Socrate, ils déposeront un projet de loi bannissant « l’art de la parole » qui le vise directement ; puis ils lui interdiront de parler à des personnes de moins de 30 ans.
Le recul de Socrate s’explique aussi par un désaccord sur la justice.
Lorsqu’il en aura l’occasion, il refusera de violer l’idéal de la justice pour complaire au pouvoir, quel qu’il soit.
Au procès de la bataille navale des Arginuses (-406), où il est bouleute (président de l’assemblée), il résiste à la foule en colère qui exige des procédures expéditives pour juger les marins coupables de ne pas avoir recueilli tous les corps des défunts. Avec courage, il impose le respect scrupuleux de la loi qui garantit des procès équitables.
Cet épisode est significatif à plusieurs égards :
- Socrate considère qu’il est dangereux de rechercher la justice dans l’illégalité ;
- il refuse de donner des boucs émissaires (six généraux) à la foule ;
- le conflit et la déception populaire nourriront probablement l’animosité qui se manifestera à son procès.
Un autre épisode témoigne du courage du philosophe. Sous la tyrannie des Trente, le pouvoir essaie de le rendre complice du régime en lui imposant la mission de ramener Léon de Salamine, un général démocrate, pour qu’il soit mis à mort. Refusant de se compromettre, Socrate rentre simplement chez lui sans rien faire (il aura la vie sauve parce que la tyrannie est renversée peu de temps après).
Ces preuves de sa force d’âme montrent que la justice est à ses yeux un scrupule du quotidien qui empêche de commettre l’injustice volontairement ou involontairement. Les discours des sophistes (notamment ceux d’Hippias d’Élée) ne lui suffisent pas ; il ne construit pas de systèmes utopiques, et il se méfie de principes prétendument universels ; il n’adhère pas non plus à la symétrie de la loi du talion[16]. Seules comptent, à ses yeux, la conduite et la conscience.
En définitive, la justice n’est pas une question politique, mais morale. Peu importe la forme du gouvernement, tant que le juge vise la justice dans sa conscience.
Telle est l’imposture de la politique : elle se fait passer pour une idole ; elle prétend détenir les solutions alors qu’elle ne peut pas combler l’âme. Socrate y renonce donc totalement afin de préserver sa cohérence intérieure. Il préfère inspirer ses contemporains par d’autres voies, afin de développer leur sens éthique.
Paradoxalement, c’est en acceptant de mourir d’une condamnation injuste qu’il laissera en conclusion suprême de son enseignement la nécessité de respecter les lois de la cité.
En résumé :
- d’abord convaincu de la valeur de la participation du citoyen, il s’écarte ensuite de la politique parce qu’il est déçu de la corruption du système démocratique ;
- l’opinion publique interprète son abstention radicale comme une forme de connivence à l’égard de certains de ses disciples actifs dans le parti oligarchique ;
- il considère que la justice est ultimement une question de vertu, ce dont il donne l’exemple pratique à plusieurs reprises.
Le procès de Socrate : l’accusation
En février 399, un jeune poète du nom de Mélétos remet à l’archonte-roi une plainte contre Socrate :
Socrate est coupable de ne pas croire aux dieux reconnus par l’État et d’introduire de nouvelles divinités ; il est en outre coupable de corrompre les jeunes gens. Peine : la mort.
Cette plainte est tout sauf anodine, et elle a des racines lointaines.
C’est tout d’abord un effet secondaire de la méthode socratique. À force d’exercer la maïeutique, le philosophe s’est forgé une réputation d’indésirable – il est un genre de clochard qui harcèle les bonnes gens dans la rue. Il s’est même fait de véritables ennemis, des Athéniens dont l’ego n’a pas supporté la découverte de l’ignorance.
C’est également une question d’idées, parce que la liberté d’expression de Socrate n’a pas ménagé la bien-pensance athénienne. Son indépendance d’esprit et son antidogmatisme mettaient en péril les idéologies du temps ; son démon heurtait certainement le religieusement correct ; son abstention politique pouvait être interprétée comme de l’égoïsme et de la suffisance ; sa méfiance à l’égard de la démocratie laissait soupçonner une connivence avec les partisans de l’oligarchie.
Le soupçon est renforcé par le contexte politique du procès. Après 28 années de guerre du Péloponnèse, le doute socratique ne passe pas auprès de ceux qui veulent restaurer la grandeur d’Athènes ; elle le met même en danger parce que la réaction demande des boucs émissaires pour résoudre la crise. La masse bourgeoise de la cité veut à tout prix retrouver la prospérité ; or, une reconstruction morale est nécessaire au préalable. En particulier, elle use alors de la législation contre les crimes d’impiété pour réduire au silence les adversaires de cette reconstruction. Sa marge de manœuvre est large depuis que les délits doctrinaux, ou spirituels, ont été créés au milieu du Vème siècle avant J.-C.[17].
À en croire Platon, Socrate était bien conscient de l’impopularité de son message. À la fin du Gorgias, il imagine qu’on le condamne à mort en se comparant à un médecin accusé par des enfants (les Athéniens) :
Je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Examine en effet ce qu’un médecin au milieu de pareils juges aurait à dire pour sa défense, si on l’accusait en ces termes : « Enfants, cet homme vous a fait beaucoup de mal : il vous perd vous et ceux qui sont plus jeunes que vous, et vous jette dans le désespoir, vous coupant, vous brûlant, vous amaigrissant et vous étouffant ; il vous donne des potions très amères, et vous fait mourir de faim et de soif, au lieu de vous servir, comme moi, des mets de toute espèce, en grand nombre et flatteurs au goût. » Que penses-tu que dirait un médecin dans une pareille extrémité ? Dirait-il ce qui est vrai ? « Enfants, je n’ai fait tout cela que pour vous conserver la santé. » Comment crois-tu que de tels juges se récrieront à cette réponse ? De toutes leurs forces, n’est-ce pas ?
Au contraire, la plainte attribue à Socrate une responsabilité indirecte dans la crise.
On lui reproche d’avoir transformé la jeunesse dorée d’Athènes, dont il fréquentait assidûment les banquets, en une élite infidèle et corruptible. Dans le pamphlet Accusation de Socrate, Polycrate d’Athènes rappelle qu’il était le maître d’Alcibiade et Critias, deux aristocrates brillants, mais débauchés, sans scrupules, prêts à tout pour faire avancer leur propre intérêt, y compris trahir leur cité (le premier a combattu pour les Spartiates et les Perses lors de la guerre du Péloponnèse, le second aurait été ostracisé, avant de devenir un des Trente tyrans les plus puissants). S’ils sont morts des années plus tôt, leurs crimes sont encore dans les têtes. Platon, lui, atténuera la teneur en scandale de ces destins – probablement par conscience aristocratique.
Ainsi, la plainte déposée contre Socrate aurait 4 racines lointaines :
- il s’est fait des ennemis en harcelant les gens dans les rues ;
- ses idées représentaient, estimait-on, un danger pour l’ordre social ;
- la bourgeoisie athénienne demandait des boucs émissaires pour sortir de la crise ;
- certains de ses disciples étaient directement responsables de la crise.
À considérer ses ressorts immédiats, le procès a tout d’un complot. En effet, plusieurs personnes se sont entendues secrètement pour se débarrasser de Socrate dans l’intérêt de la bourgeoisie athénienne.
L’homme qui tire les ficelles s’appelle Anytos. Ce dernier est un tanneur qui a fait fortune et qui milite pour le retour à une démocratie tempérée, un régime qui garantit un climat social favorable aux affaires. Étant donné qu’un procès est particulièrement chronophage, parfois source de complications ; qu’il représente un risque pour la réputation ; et que l’amende peut être lourde en cas d’échec – pour toutes ces raisons, le riche industriel sous-traite l’accusation à deux hommes de paille :
- Mélétos, qui a déposé la plainte et prend donc sur lui les risques de l’accusation, est un jeune poète érotique (30 ans) raté et moqué (ses œuvres sont sifflées et son nom est même devenu une insulte) ;
- Lycon, qui va instruire l’affaire, est un orateur à gages.
Les trois hommes ont un contentieux avec Socrate.
Comme beaucoup de poètes de l’époque, Mélétos est certainement jaloux de l’autorité morale des philosophes.
En particulier, les poètes athéniens n’épargnaient pas Socrate :
Je hais ce vieux bavard, ce gueux qui passe sa vie à méditer et n’a jamais médité au moyen d’avoir à manger.
— EUPOLIS
Socrate, homme rare parmi les hommes rares, mais le plus fou parmi les fous […], tu es capable sans doute de supporter les privations, mais tu n’as pas de quoi te faire un manteau.
— AMEIPSIAS
Ensuite, Lycon en veut à Socrate pour la mort de son fils prodige Autolycos, autrefois célébré dans les milieux les plus élitistes de la cité pour son exceptionnelle beauté et ses exploits sportifs. Il avait rencontré le philosophe 22 ans plus tôt, au banquet du riche Callias (subjugué par Autolycos), et il l’avait flatté sans réussir à s’attirer ses bonnes grâces. Plus tard, son fils sera tué par les Trente, ce qui l’emplira d’un désir de vengeance à l’égard de toutes les personnes ayant une responsabilité, proche ou lointaine, dans l’établissement du régime. Paradoxalement, il était lui-même soupçonné de trahison, en conséquence de quoi il devait donner des gages de son allégeance au nouveau régime démocratique.
Enfin, bien qu’il ne le connaisse pas personnellement, Anytos a un conflit personnel avec le philosophe. Il lui reproche d’avoir proféré que son fils était trop intelligent pour reprendre ses affaires, et qu’en choisissant cette voie il sombrerait dans l’alcoolisme. Cette médisance l’a convaincu de la dangerosité de l’homme, qui dresse les fils contre les pères, pour l’ordre social. Il l’aurait donc prévenu de ne plus médire sur les grandes familles d’Athènes.
Anytos est plus fondamentalement l’antithèse de Socrate. Il est riche, influent, volontaire et pragmatique, quand le philosophe est pauvre, indifférent, sceptique et passif. S’il est l’archétype sociologique du bourgeois dont l’existence est dévolue à ses intérêts pratiques, l’hypothèse qui en fait un relais de la corporation des artisans et des politiciens est certainement fausse. De fait, il est à lui seul très influent dans la démocratie athénienne, où il achète des magistrats, des orateurs, voire des juges. Il est plutôt modéré, car il agit simultanément pour « effacer », d’une part, les erreurs passées, et pour éviter qu’elles ne se reproduisent, d’autre part. Ainsi, c’est par esprit de prévention qu’il est convaincu, lui l’industriel pragmatique, que l’influence de Socrate, et plus généralement toute controverse intellectuelle, est pernicieuse pour l’ordre social.
En résumé :
- la plainte déposée contre Socrate n’est pas étonnante étant donné sa mauvaise réputation, ses idées controversées, et la responsabilité directe de certains de ses disciples dans la crise ;
- le procès s’apparente à un complot orchestré par un riche industriel, Anytos, et exécuté par deux hommes de paille, le poète Mélétos et l’orateur à gages Lycon ;
- l’hostilité d’Anytos reflète celle de la bourgeoisie athénienne, qui craint que l’activité du philosophe ne mette en péril la stabilité politique.
Le procès de Socrate : l’instruction
Les 2 chefs d’accusation sont 1° l’impiété et 2° la corruption de la jeunesse.
Sur le fond, le dossier est difficile à instruire. En effet, l’abstention politique de Socrate empêche de lui reprocher des actes précis. De plus, son influence, qui court sur une trentaine d’années, pourrait compter parmi les erreurs du passé qu’on chercher à effacer. Enfin, il est un véritable citoyen, et non pas un philosophe étranger.
L’archonte-toi, le dirigeant chargé des affaires religieuses, confie l’affaire à l’Héliée, un tribunal de 6 000 jurés de plus de 30 ans tirés au sort. L’audience sera publique, mais les plaidoiries ne sont pas publiées.
L’instruction du procès va comporter 4 phrases :
- les deux parties plaident chacune à leur tour (les accusateurs, puis l’accusé) ;
- les jurés votent pour ou contre la culpabilité de l’accusé ;
- en cas de culpabilité, les deux parties proposent alors une peine ;
- les jurés votent à nouveau pour choisir la peine.
N’ayant pas été détenu préventivement, Socrate se rend libre à l’Héliée. Il n’a reçu aucune consigne de son démon et il est serein.
Du côté des accusateurs, Anytos parle sans détour à l’audience et leur exprime sa conviction profonde du risque politique que le philosophe fait courir à la cité. D’une part, les jurés sont sensibles au fait que ce dernier ne perçoit aucun salaire ; mais de l’autre, comme ils sont majoritairement des petits commerçants, ils réprouvent son activité et ses idées, qui nuisent aux affaires. Le tribunal donne également la parole à toutes les personnes, ralliées pour l’occasion, qui ont un quelconque grief contre l’accusé, comme ses anciens rivaux auprès d’Alcibiade dont la jalousie n’est pas encore retombée.
Socrate, quant à lui, se contente de dire la vérité sans jargon, parce qu’il considère que sa vie entière a servi de préparation à sa défense. Il refuse donc le discours écrit pour lui par Lysias, réputé pourtant le meilleur avocat athénien de l’époque. Alors que les jurés s’attendent, de sa part, à une éloquence technique et raffinée, il leur parle très simplement, dans la langue de tous les jours et sur le ton de la confidence, ce qui constitue, aux yeux de certains témoins, une stratégie contre-productive dans la mesure où le tribunal exige quelques gages de bonne volonté. Il use de sa méthode habituelle : ses questions énervent les sophistes Hippias et Calliclès, et Mélétos perd ses moyens face à l’ironie socratique.
Selon la légende, le jeune Platon, emporté par sa fidélité passionnée, serait monté à la tribune pour assister la défense de son maître (mais l’anecdote est douteuse).
La reconstitution du débat par Platon dans L’Apologie de Socrate est sujette à caution.
Plusieurs raisons justifient de la mettre en doute :
- le texte a été écrit seulement un an après les faits ;
- Platon n’a probablement pas pris de notes au cours du procès ;
- le discours de Socrate semble trop précis pour avoir été improvisé (malgré son talent) ;
- Platon a certainement écrit pour répondre aux rumeurs malveillantes de l’époque (« apologie » vient du grec ἀπόλογος / apologos, qui signifie « défense, justification »).
Si l’Apologie de Socrate tient donc de la fiction littéraire, certains éléments paraissent néanmoins receler une valeur historique :
- le rappel des faits de la vie du philosophe ;
- la clameur désapprobatrice des jurés en réponse à ses excès de franchise ;
- son acceptation de la mort et son refus de renoncer à la philosophie ;
- son refus de « jouer le jeu » en apitoyant les juges ;
- les propositions de peine des deux camps ;
- la dernière provocation de Socrate, qui demande à être « nourri au Prytanée ».
Socrate est condamné à une faible majorité.
Sur les 501 jurés du tribunal, 281 le déclarent coupable et 220 l’acquittent (soit, en pourcentage, un rapport 56-44). Parmi les premiers, seule une partie se sentent vraiment menacés par le discours du philosophe ; les autres craignent pour la stabilité de la démocratie. Platon se désole que seulement 31 voix eurent suffi à faire basculer la majorité, une différence d’autant plus faible que son maître a pris l’audience à la légère.
Lorsque la majorité est courte, la coutume est de choisir la peine proposée par le coupable. Or, cet usage présuppose que la condamnation puisse convenir à l’accusation. En l’occurrence, Anytos se satisferait de l’exil même s’il propose la mort ; mais Socrate commet une dernière provocation : il demande à être « nourri au Prytanée ».
Qu’est-ce qui peut convenir à un bienfaiteur pauvre qui a besoin de loisirs pour vous exhorter ? Il n’est rien, Athéniens, qui convienne mieux à un tel homme que d’être nourri au Prytanée. Il le mérite bien plus que tel d’entre vous qui a été vainqueur à Olympie avec un attelage à deux ou quatre chevaux. Celui-ci ne vous rend heureux qu’en apparence, moi véritablement. Il n’a pas besoin qu’on le nourrisse, moi, j’en ai besoin.
— APOLOGIE DE SOCRATE
La peine proposée par Socrate est en réalité la récompense traditionnelle des plus grands bienfaiteurs d’Athènes : un repas quotidien au Prytanée, le foyer de l’État qui symbolise sa permanence. En clair, c’est un affront aux jurés.
Radicalisés par cette dernière provocation, ils votent la peine de mort à une large majorité (361 voix contre 140, soit 72 %).
Mais ce résultat n’atteint pas Socrate, qui continue à faire la morale à l’auditoire pendant que les magistrats procèdent aux dernières formalités et que les jurés se dispersent. La légende platonicienne donne à ces paroles des accents prophétiques – c’est souvent le cas des personnages qui vont mourir dans la culture de la Grèce antique – mais le philosophe n’a probablement pas eu le temps de prononcer ces discours.
La controverse du procès de Socrate perdurera longtemps après sa mort. Ceux qui voudront le réhabiliter (notamment Xénophon) seront d’abord critiqués en même temps que paraîtront des pamphlets, parfois violents et diffamatoires (comme l’Accusation de Socrate[18] de Polycrate d’Athènes) ; puis le rapport de forces s’inversera, jusqu’à ce que l’affaire apparaisse dans toute son injustice.
En résumé :
- alors qu’il a pour lui l’absence de faits précis à lui reprocher, Socrate ne consent aucun effort dans sa plaidoirie pour complaire à l’audience ;
- il est reconnu coupable à une faible majorité, mais une dernière provocation – il propose une récompense au lieu d’une peine – radicalise les jurés, qui votent la peine de mort à une large majorité ;
- reconstitué de manière partiale par Platon dans l’Apologie de Socrate, le procès de Socrate restera dans l’histoire comme un monument d’injustice.
La mort
Socrate doit attendre trente jours dans une prison située dans les annexes du tribunal, parce qu’une loi religieuse liée à la légende de Thésée et du Minotaure interdit de tuer quiconque à cette époque.
Ses amis viennent le voir tous les jours. Ils comprennent le sens messianique de sa mission, mais ils refusent de le perdre, et ils savent aussi qu’on leur reprochera éternellement de ne pas l’avoir sauvé. Leur maître parle avec sa sérénité habituelle, sans une once de l’angoisse et de l’aigreur des condamnés à mort. Ayant eu plusieurs fois dans sa vie un songe lui enjoignant de composer de la musique, il écrit des poèmes lorsqu’il est seul – en pratique il copie des fables d’Ésope – mais le résultat le déçoit.
Tout est prêt pour l’évasion : Criton a préparé toutes les étapes ; il a acheté le geôlier et le silence de toutes les personnes au courant en mettant la totalité de sa fortune en jeu.
Cette solution n’est d’ailleurs pas exceptionnelle. Avant Socrate, Anaxagore (condamné pour ne pas avoir respecté le panthéon grec) et Protagoras (condamné pour son essai Sur les dieux ainsi que sa proximité avec Périclès) ont pris le large ; après lui, Aristote (accusé d’impiété par des opposants d’Alexandre le Grand) quittera Athènes avec sa famille en disant « Je ne laisserai pas deux fois pécher contre la philosophie ».
Malgré l’insistance de ses fidèles, Socrate refuse de partir.
C’est trop tard, leur rétorque-t-il, il aurait fallu accepter l’exil escompté par Anytos. Mais surtout, une évasion ferait tâche dans la trajectoire messianique de son destin. Pour ne pas dévier de sa mission, il préfère rester fidèle à Athènes, à laquelle il est attaché par un lien indéfectible. Il se soumet aux lois de sa cité comme on se soumet à un dieu.
Par ailleurs, son démon n’est pas intervenu :
Eh bien, ni quand je sortais de chez moi, la voix divine ne m’a retenu, ni à l’instant où je montais au tribunal, ni pendant que je parlais, en prévenant ce que j’allais dire […] Même au cours de l’affaire, pas un instant elle ne m’a empêché de faire ou de dire quoi que ce soit. […] C’est que ce qui m’arrive est bon pour moi, et bien certainement, c’est nous qui nous trompons lorsque nous nous figurons que la mort est un mal.
— APOLOGIE DE SOCRATE
Socrate dort tranquille parce qu’il n’a pas trahi ses principes :
Vivre le plus longtemps possible, un homme digne de ce nom ne doit pas s’en soucier.
— GORGIAS, PLATON
Seulement, ses amis qui veulent le sauver (tout particulièrement Criton) voient son obstination comme un reniement de la fidélité qui les unit – ils ne comprennent pas.
C’est ce qui rend la mort de Socrate tragique.
La trêve sacrée de 30 jours achevée, une vingtaine de disciples et des membres de la famille se rendent une dernière fois auprès du philosophe. Tous les « fidèles » sont là, avec les exceptions notables de Xénophon, qui est en campagne militaire en Asie, et d’Aristippe de Cyrène, probablement parti dans une ville de plaisirs.
Une absence est très étonnante, celle de… Platon !
On le dit malade, mais on n’a pas retrouvé le certificat médical. Il est plus probable qu’il redoute de perdre à jamais sa réputation de sagesse s’il ne maîtrise pas ses émotions. Peut-être craint-il également les retombées politiques de sa présence auprès de son maître, qui a tout de même été condamné à mort pour ses idées.
Platon sait qu’il aurait dû accompagner Socrate dans ses dernières heures, donc il écrira pour se racheter et supporter le poids de son infidélité. Des biographes blâmeront cette mauvaise conscience d’un aristocrate réformateur qui ne se résout pas à subir les conséquences de ses idées. Est-ce un hasard s’il inventera l’idéalisme, c’est-à-dire une doctrine qui tend à ramener toute existence à la pensée ?
>> Les idées platoniciennes sur un post-it
C’est Platon qui racontera, sans avoir été le témoin direct des scènes, la dernière journée et les ultimes confidences du condamné dans le Phédon, un récit dont la valeur historique est attestée par l’absence de contestation de la part des autres disciples, pourtant souvent divisés par la jalousie, au point que certains sont presque ses « ennemis ».
À l’heure prévue, la femme de Socrate, Xanthippe, se lamente bruyamment. Criton recueille les dernières consignes, et le maître lui répond : « Soyez fidèles aux résultats de nos entretiens ». Le gardien-chef de la prison passe signaler que le moment est venu, puis il repart en pleurant, triste de perdre un homme gentil et généreux auquel il s’est attaché. Pas encore résigné, Criton propose de repousser l’ingurgitation du poison, mais le condamné refuse : il prend la coupe et boit la ciguë sans trembler.
L’émotion submerge alors les disciples (le bourreau aussi, à en croire Platon), mais Socrate les rappelle à une certaine fermeté d’âme, parce qu’il ne veut pas mourir avec des paroles de mauvais augure.
L’identité du poison est incertaine, car la légendaire ciguë est également connue pour son effet calmant, parfois même salutaire. On peut donc imaginer que Socrate en ait bu un peu plus tôt – d’où son calme surprenant – en préparation du poison. Pour que celui-ci fasse effet, la procédure prévoit que le condamné se déplace dans la chambre jusqu’à sentir une pesanteur dans les jambes, puis qu’il s’allonge.
Une fois allongé, alors même que la sensation est déjà parvenue à son bas-ventre, le philosophe surprend l’assistance en demandant de sacrifier un coq à Asclépios (le dieu-médecin introduit lors des épidémies de peste). Deux hypothèses existent concernant cette requête étonnante : 1° ce serait une manière ironique de signifier que la mort le délivre enfin de la maladie de la vie (hypothèse soutenue par Nietzsche, notamment) ; 2° il aurait simplement oublié de le faire vingt-cinq ans plus tôt, après une guérison au retour de la bataille de Délion.
Le corps est une prison, un tombeau de l’âme, ce que nous avons de mieux à faire est de nous en échapper pour chercher la vraie résurrection et la liberté. […] C’est en évitant des paroles de mauvais augure qu’il faut achever de vivre.
— PHÉDON
>> L’âme et le corps selon Platon sur un post-it
Criton lui promet le sacrifice ; puis il lui demande s’il n’a pas une autre volonté, mais Socrate ne répond pas…
La mort de Socrate a donné lieu à diverses interprétations.
Si Platon explique la sérénité de son maître par sa foi en l’immortalité, le personnage historique n’avait probablement pas cette confiance inébranlable, même s’il avait beaucoup disserté sur la mort avant de mourir.
Les descriptions du Phédon – où on ne le voit pas mourir – ont inspiré à certains un rapprochement avec les mystiques indiens :
Cet homme qui n’a jamais froid, qui n’a jamais chaud, qui est le seul à savoir jeûner et le seul à savoir boire, le seul qui sache aimer la jeunesse et rester chaste dans cet amour […], ce n’est plus un homme et, si ce n’est davantage un dieu, c’est du moins […] un être vraiment exceptionnel, un dieu parmi les hommes et un homme qui participe à la vie des dieux.
Cependant, Socrate n’était pas un ascète, mais un citoyen pragmatique inquiet à propos de l’avenir d’Athènes. Il n’a pas vraiment choisi sa mort ; il ne l’a pas non plus méprisée ; il est simplement resté fidèle à son idéal. Sa mort présente toutefois une dimension suicidaire qui a scandalisé son entourage et que Nietzsche verra comme un refoulement inédit de la puissance vitale – il affirme qu’il était mort avant d’ingérer le poison – puissance qui était intacte chez les présocratiques.
La mort de Socrate est passée quasiment inaperçue à Athènes.
Elle a certes grandement affecté ses disciples et ses amis, mais la légende des « remords » de la cité, selon laquelle les lieux préférés du philosophe auraient été fermés en signe de deuil et les accusateurs condamnés par l’opinion publique – cette légende est une affabulation. En réalité, les Athéniens considèrent plutôt que la peine de mort était nécessaire à la restauration morale, et ses adversaires ne seront ni inquiétés par leurs contemporains ni tourmentés par leur conscience. Dans les faits, l’activité intellectuelle de Socrate affaiblissait bien l’autorité de la morale commune, parce qu’Athènes, tout en étant plus tolérante que les autres États grecs, exigeait de ses citoyens une adhésion profonde (presque totalitaire) à ses principes.
>> La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes selon Benjamin Constant sur un post-it
En revanche, comme ils l’avaient anticipé, les disciples sont la cible de reproches de la part des partisans de leur maître qui pensent que le procès aurait pu être empêché, et ils ne sont pas non plus en odeur de sainteté dans la cité. Méfiants, ils désertent progressivement la scène publique athénienne, à l’image d’Aristippe, qui prêche l’abstention politique, de Xénophon, qui part servir des puissances étrangères, ou encore de Platon, qui part en voyage pour plusieurs années.
L’antagonisme entre les soutiens et les détracteurs de Socrate se prolonge dans la culture : les seconds écrivent des pamphlets sur l’antidémocratisme du philosophe, et les premiers les réfutent avec ferveur, au point que l’apologie de Socrate deviendra un genre littéraire.
En résumé :
- devant attendre l’exécution de sa peine en prison pendant 30 jours, Socrate y reçoit ses fidèles et il rejette leurs projets d’évasion ;
- dans les dernières heures, tous ses proches sont présents à ses côtés, à l’exception notable et mystérieuse de Platon, qui racontera pourtant les scènes en se tenant à la vérité historique dans le Phédon;
- le maître boit sans attendre le poison – qui n’est en réalité probablement pas la ciguë – mais il surprend l’assistance en demandant, dans ses dernières secondes, un sacrifice à Asclépios, le dieu-médecin ;
- contrairement à la légende, sa mort n’a aucun retentissement à Athènes, à part qu’elle cristallise l’antagonisme entre les partisans et les détracteurs de Socrate.
Postérité
Alors que les jurés de l’Héliée pensaient faire oeuvre de salut public, leur décision passera à la postérité comme une grossière erreur judiciaire, un crime collectif. En étant condamné à mort, Socrate accède au statut de légende, en sus de quoi il sera à jamais innocent aux yeux de l’humanité. Il deviendra progressivement populaire ; mais surtout, son héritage sera immense.
Divers courants philosophiques s’inscrivent dans sa filiation :
- Antisthène, un de ses plus brillants disciples en matière de raisonnement, fonde l’école cynique, dont les élèves reprennent le fameux manteau de Socrate comme une enveloppe symbolique de la conscience et de la réflexion ;
- Aristippe de Cyrène fonde l’école dite « cyrénaïque », associée à l’hédonisme, et il devient le premier « humaniste » (il invente le mot) ;
- Euclide de Mégare fonde l’école de philosophie de Mégare ;
- deux siècles plus tard, les épicuriens se recommanderont de Socrate dans leur ambition de maîtrise des plaisirs;
- le scepticisme de Pyrrhon rappellera l’ignorance socratique.
Le genre des « compositions socratiques », de courts dialogues où les personnages échangent des sentences frappantes – on dirait aujourd’hui des punchlines – naît peu de temps après la mort du philosophe. C’est probablement ce phénomène littéraire qui a inspiré Platon pour écrire ses dialogues et ainsi soulager sa conscience : c’est grâce à lui – puisque son maître n’a rien écrit – (et à Xénophon, dans une moindre mesure) que l’enseignement a été conservé, puis transmis.
Cependant, cette spécificité pose question : à quel Socrate a-t-on affaire ? Le vrai, le Socrate « historique » ? Ou l’idole des disciples, le Socrate « des socratiques » ?
Réduits à des suppositions, les spécialistes estiment que Platon « platonise » Socrate. Sa vénération, ses remords, son origine aristocratique, et l’absence de source alternative comparable empêchent de croire que le disciple donne une image honnête du maître.
Le Socrate historique a autant besoin des socratiques pour exister que ceux-ci ont eu besoin de recourir au Socrate réel pour de réaliser.
— SOCRATE, JACQUES MAZEL
Malgré leurs divergences, les multiples interprétations de la pensée socratique – celles des disciples, de Voltaire (dans sa pièce de 1759), de Nietzsche, etc. – s’accordent quand même sur l’importance de son apport. Elles reconnaissent que le philosophe a défendu la philosophie, l’amour, la religion, et même les lois pour des raisons différentes que celles communément admises à son époque.
Pour autant, la postérité a atténué la portée révolutionnaire de l’enseignement de Socrate. Cette évolution s’explique par le caractère « non partisan » de sa pensée : sans orthodoxie, pas de disciples ni d’adversaires idéologiques ; pas de schismes ni d’hérétiques à excommunier – il suffit de penser par soi-même et de chercher à se connaître soi-même pour être socratique.
Mais cela n’enlève rien à l’efficacité de son exemple et de son action spirituelle, en vertu de laquelle on verra même en lui un précurseur du Christ. Les circonstances de leurs morts sont en effet comparables et la valorisation de l’expérience intérieure par l’apôtre saint Paul – que Nietzsche mettra dans le même sac que Socrate – rappellera le « connais-toi toi-même » socratique.
En résumé :
- l’influence de Socrate est immense dans l’histoire de la philosophie, où de nombreux courants se sont réclamés de lui, et plus généralement dans la culture occidentale ;
- il existe probablement un hiatus entre le Socrate historique et le Socrate que nous connaissons, lequel est avant tout un personnage de Platon ;
- la postérité a atténué la portée révolutionnaire de la philosophie socratique.
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Comme Socrate n’a rien écrit, nous avons affaire à plusieurs Socrate.
Non seulement sa pensée a évolué, mais les témoins les plus fiables (ses proches compagnons et ses adversaires) nous ont laissé des perspectives différentes. En outre, ils ne l’ont pas connu au même âge : le Socrate moqué par Aristophane a la quarantaine, tandis que celui mis en scène par Platon est plus mûr, ce qui se ressent dans ses propos.
La postérité ne verra pas non plus le même Socrate selon le contexte social et idéologique. On en fait tantôt l’apôtre du rationalisme, qui soumet tout propos au doute méthodique de sa maïeutique ; tantôt un mystique animé par un être surnaturel qui invite chacun à écouter sa voix intérieure pour accéder à un autre niveau de conscience.
En tout cas, ce sont ses qualités humaines, plutôt que son rayonnement intellectuel, qui en faisaient un Athénien exceptionnel à son époque, et la cohérence de sa vie et de sa pensée qui le rendent légendaire à la nôtre.
La philosophie entreprend de délier les hommes en signalant de quelles illusions regorge une étude qui se fait par les moyens des yeux, de quelles illusions à son tour celle qui se fait par les moyens des oreilles et de nos autres sens ; en leur persuadant encore de s’en dégager, de reculer à s’en servir à moins de nécessité. […] Être ainsi délié, voilà donc à l’encontre de quoi l’âme du vrai philosophe pense qu’on doit ne rien faire, et de la sorte elle se tient à l’écart des plaisirs, aussi bien que des désirs, des peines et des terreurs pour autant qu’elle en a le pouvoir […] L’âme philosophique n’ira pas s’imaginer que, l’affaire de la philosophie étant de la délier, la sienne puisse être, tandis que celle-ci la délie, de se livrer volontairement à la merci des plaisirs et des peines pour se remettre dans les chaînes, ni d’accomplir le labeur sans fin d’une Pénélope qui sur sa trame travaillerait au rebours de l’autre. Non ! Mais elle met les passions au calme, elle s’attache aux pas du raisonnement et ne cesse d’être présente en lui ; elle prend le vrai, le divin, ce qui échappe à l’opinion, pour spectacle et aussi pour aliment.
— PHÉDON
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Les meilleures citations de Socrate
La fortune me favorise trois fois : d’abord pour être né homme et non pas animal, pour être mâle et non femme, pour être hellène et non barbare.
— VIES ET DOCTRINES DES PHILOSOPHES ILLUSTRES, DIOGÈNE LAËRCE
Les gens qu’on interroge, pourvu qu’on les interroge bien, trouvent d’eux-mêmes les bonnes réponses.
— LACHÈS, PLATON
Ne pas se contredire, ce n’est pas seulement tenir un langage cohérent, c’est arriver à unifier en soi la pensée, la croyance et l’action.
— THÉÉTÈTE
Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.
— APOLOGIE DE SOCRATE, MÉNON
Connais-toi toi-même.
— INSCRIPTION GRAVÉE À L’ENTRÉE DU TEMPLE DE DELPHES
Cette façon de se débarrasser des censeurs n’est ni très efficace, ni très honorable ; la plus belle et la plus facile, c’est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à se rendre aussi parfait que possible.
— APOLOGIE DE SOCRATE, PLATON
L’essentiel n’est pas de vivre, mais de bien vivre.
— GORGIAS
Un vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.
— APOLOGIE DE SOCRATE
Je préfère que la plupart des hommes ne soient pas d’accord avec moi, plutôt que le désaccord avec moi-même.
— GORGIAS
Nul n’est méchant volontairement.
— GORGIAS
Mieux vaut subir l’injustice que de la commettre.
— GORGIAS
On ne doit donc pas répondre à l’injustice par l’injustice, puisqu’il n’est jamais permis d’être injuste.
— CRITON, SOCRATE
Le corps est un tombeau.
— GORGIAS, PLATON
Ce qui est utile est beau relativement à l’usage auquel il est utile.
— HIPPIAS MAJEUR, PLATON
Ce qui fait l’homme, c’est sa grande faculté d’adaptation.
— MÉMORABLES, XÉNOPHON
L’homme est le seul des animaux à croire à des dieux.
— PROTAGORAS, PLATON
L’amour seul connaît le secret de s’enrichir en donnant.
— MÉMORABLES, XÉNOPHON
Des disciples, je n’en ai jamais eu un seul !
— APOLOGIE DE SOCRATE, PLATON
Il n’y a point de travail honteux.
— MÉMORABLES, XÉNOPHON
source : https://1000-idees-de-culture-generale.fr/blog/socrate/
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