Analyse de la pièce par Julia Manera, Lycée Albert-Ier de Monaco, TES1, mai 2019.
Ce texte est une pièce de théâtre écrite par Stéphane Lamotte en janvier 2019 introduisant librement le personnage de Socrate en ajoutant des éléments fictifs à sa vie tout en conservant des passages de L’Apologie de Socrate, et imaginant une rencontre de ce personnage avec Orphée. La pièce est composée de deux actes destinés à être joués indépendamment dont un met en scène un Socrate jeune et l’autre Socrate avant sa condamnation.
Tout d’abord, l’attribution des costumes pour les différents personnages est révélatrice de leurs rôles. En effet, le fait que la toge de Socrate soit « sobre » symbolise sa sagesse et son idée de nier posséder une doctrine positive au contraire des sophistes qui sont ses accusateurs : Mélétos et Anytos, dont les toges sont ostentatoires pour montrer qu’ils maîtrisent uniquement la rhétorique et dispensent leurs prétendus savoirs pour l’argent. La volonté de mettre « un costume plus oriental » à Orphée permet de mettre en lumière ce personnage car il n’appartient pas au récit de la vie de Socrate, il y est donc étranger donc sa tenue doit contrastée avec celles des autres.
La scène inaugurale est intéressante car elle démontre d’entrée de jeu l’importance de la religion à Athènes via le culte d’Apollon. Cela est intéressant car cette scène peut constituer une référence à une des accusations portées envers Socrate, qui est l’introduction de nouveaux dieux dans la cité. De plus, le dieu Apollon est explicitement cité dans L’apologie de Socrate puisque La Pythie aurait dit à Chéréphon, un ami de Socrate, qu’il n’y aurait pas d’homme plus sage que Socrate. Cela permet donc d’établir un premier lien entre les personnages d’Orphée et Socrate. Les didascalies décrivent ensuite un affrontement entre deux dieux, Dionysos et Apollon, pour Orphée menant à la mort de ce dernier. Les descriptions sont violentes mais cela doit être joué de manière « non-violente et poétique » ce qui peut être mis en corrélation avec la mort de Socrate qui peut être dépeinte de manière « poétique » comme c’est le cas dans le tableau réalisé par le peintre français Jacques-Louis David en 1787 où Socrate reste digne devant ses « disciples » désespérés.
Des didascalies révèlent ensuite le retour d’Orphée qui apparaît bien vivant : « Orphée n’est pas mort, il parle toujours, sa tête a survécu, sa musique est toujours là ». Le statut d’Orphée entre la vie et la mort est ambiguë mais il est possible d’effectuer une parallèle avec le destin de Socrate. En effet, l’art des deux individus subsistent après leur mort comme le dit Orphée : « on ne déchiquète pas un poète, ma tête et ma lyre continuent de chanter ». Socrate a décidé de se suicider pour l’avenir de la philosophie, ce qui est un « succès » puisque la philosophie existe encore aujourd’hui.
On assiste ensuite à une mise en abîme au sein de la pièce puisqu’il y a une répétition d’un spectacle entre Mélétos, Alcibiade et Anytos. L’avis des deux autres personnages sur le poème de Mélétos est révélateur de leurs positions. Anytos, qui est un sophiste, flatte Mélétos car les sophistes reçoivent des sommes d’argent en échange de dire aux gens ce qu’ils souhaitent attendre au contraire d’Alcibiade qui révèle la vérité comme Socrate le lui a enseigné. S’en suit après cela, une énumération des accusations envers Socrate qui mènent à sa condamnation. Un premier lien se crée entre Orphée et Socrate car Orphée est intéressé par ce qu’il entend sur Socrate.
Anytos et Mélétos sont une nouvelle fois discrédités par l’ironie dans la phrase d’Anytos. En effet, il accuse Socrate d’être « un de ces barbares drainés par les Dionysies ! » et propose à Mélétos d’aller « boire un verre ». Or, les Dionysies renvoient aux fêtes de Dionysos, le dieu du vin, où les gens sont souvent ivres, ce qu’ils reprochent à Socrate alors qu’ils s’apprêtent à aller faire de même.
La conversation entre Alcibiade et Socrate est intéressante car elle annonce parfaitement la menace de mort qui pèse Socrate mais aussi le fait que Socrate ne redoute pas la mort et qu’il est prêt à mourir pour ses idées et pour l’avenir de la philosophie : « sauf si ma mort permet d’affirmer la vérité aux yeux de la cité… » Cette phrase peut néanmoins poser question puisque Socrate est prêt à mourir pour que la vérité perdure. Mais comment Socrate peut-il être sûre de ce qu’est la vérité ? En effet, sur chaque question et à n’importe quelle époque, les philosophes débattent sur la question, se répondent entre eux et confrontent leurs points de vu. Aucun d’entre eux ne peut donc affirmer détenir la vérité absolue. De plus, Socrate n’a pas de doctrine à proprement parler car il n’a pas d’école de pensée et suit seulement une doctrine négative car « Les jeunes gens s’attachent à [lui] librement ». Alors comment quelqu’un qui n’a pas de doctrine peut-il apporter la vérité, ou au moins une part de vérité, à la cité ?
Dans cette même conversation arrive ensuite Orphée dont la rencontre avec Socrate était attendue. Les deux personnages échangent sur la question de la mort puisqu’Orphée affirme à Socrate qu’il en a fait l’expérience. Orphée se joue de Socrate puisqu’il ne lui révèle pas son identité et en parlant d’Orphée à la troisième personne. Cet épisode peut représenter, de mon point de vue, une preuve supplémentaire que Socrate ne peut détenir la vérité puisqu’il ne se doute pas que l’étranger avec lequel il parle est Orphée. Socrate se laisse convaincre par les paroles d’Orphée. Cela permet de mieux comprendre les points communs entre Orphée et Socrate puisqu’Orphée affirme lui aussi être « en dehors des lois de la cité ! ». Orphée dit qu’il souhaite amener Socrate à abandonner la « terrible séparation entre homme et nature ». Cette phrase est questionnable car, bien que l’Homme ne soit pas dans son état de nature à Athènes car les hommes vivent en société, la société athénienne est plutôt basée sur la relation avec la nature, notamment à travers les cultes religieux où la plupart des phénomènes naturels sont représentés par des dieux. Cette idée est renforcée par la présence d’Apollon en narrateur de la pièce qui est le dieu du soleil et qui démontre l’omniprésence de la nature puisqu’il est le dieu du soleil. Un autre aspect qui peut être qualifié de dérangeant dans la phrase d’Orphée est la possibilité d’un retour à l’état de nature : comment quelqu’un qui a déjà était au contact de la société peut-il se débarrasser de tout ce qu’il y apprit pour retourner à l’état de nature ? Cela paraît quasiment impossible d’autant que Socrate était au cœur de la vie citoyenne. De plus, l’état de nature suppose l’absence de socialisation. Comme les pairs sont des instances de socialisation, l’Homme ne peut retourner à l’état de nature, dans l’hypothèse où il le pourrait, seulement en étant seul. Il serait donc impossible pour Socrate et Orphée de retourner à l’état de nature ensemble car ils vont mutuellement s’en empêcher même involontairement.
Le premier acte s’achève par le fait que Socrate accepte de suivre Orphée vers la connaissance et une sorte de réunion décrite par les didascalies : « Ils tombent dans les bras l’un de l’autre ». Orphée clame le fait d’arrêter de penser mais d’uniquement ressentir. Or, il est aisément facile de se faire tromper par ses sens comme le dirait Descartes avec la thèse du « cogito » dans Le Discours de la Méthode en 1637. Comment Socrate peut-il atteindre la connaissance s’il arrête de penser et se base uniquement sur ses sens qui sont susceptibles de le tromper.
Le deuxième acte se concentre sur un contenu semblable à un passage de L’Apologie de Socrate dans lequel Socrate mentionne la visite de Chéréphon à La Pythie et où l’oracle lui a répondu qu’il n’avait plus savant que Socrate. En voulant prouver le contraire, Socrate a interrogé différents groupes de personnes sujets savantes dans la cité (les hommes politiques, les poètes…). En les questionnant, Socrate s’est rendu compte qu’ils n’étaient pas aussi savants que ce que leurs discours laissaient croire. Cette humiliation serait donc la cause des calomnies perpétrées contre Socrate. Il est possible de noter une pointe d’ironie dans ce discours puisqu’il faut se rappeler qu’Orphée fait partie du groupe des poètes que Socrate ne juge pas si sages que cela. Alors, pourquoi Socrate tient-il à s’entretenir avec Orphée qu’il semble respecter et idéaliser ? D’autant plus qu’Orphée avait attaquer Socrate en le qualifiant d’orgueilleux alors que Socrate prône l’humilité puisqu’il dit que tout ce qu’il sait est qu’il ne sait rien.
Après l’intervention d’Orphée, il s’agit d’un nouveau passage de L’Apologie de Socrate dans lequel Méléthos accuse Socrate de corrompre la jeunesse et de vénérer de nouvelles divinités. Socrate parvient à contrer cela en remontant en cause le fait que lois rendent les hommes meilleurs par l’exemple des dresseurs des chevaux.
Malgré cette condamnation, Socrate et Orphée sont conscients de la mort imminente de Socrate qui va causer des malheurs à la cité d’Athènes.
Le fait d’organiser une rencontre entre Orphée et Socrate peut être justifié par le fait que ce sont deux figures représentatives de la Grèce Antique avec Socrate comme père de la philosophie et Orphée comme le père de la poésie. La Grèce Antique est basée sur une importante mythologie avec une multitude de dieux pourtant ici ce sont des hommes qui sont mis en avant. Comme ils sont tous les deux les pères de deux disciplines artistiques, il y a une volonté de démontrer que l’Art est un meilleur véhiculeur d’idées à travers les générations. La preuve est que la philosophie et la poésie sont des disciplines qui permettent de faire passer des idées, d’avoir des auteurs engagés alors qu’aujourd’hui plus personne ne croit aux mythes grecques même si Orphée fait partie de la mythologie, il est représentatif de la poésie. Cette volonté de faire perdurer des idées est bien mise en avant à la fin de la pièce par la sorte de prophétie d’Orphée qui symbolise que Socrate et lui vont rester des figures prééminentes : « Il restera ta parole et ma lyre ».
Un anachronisme est créé avec l’introduction de textes bien postérieurs à la Grèce Antique avec les poèmes d’Apollinaire et de Rilke, respectivement des auteurs du XIXème et du XXème siècles. Cela permet de mettre en avant que les arts sont un moyen d’expression quel que soit l’époque et que la figure d’Orphée reste une référence dans la poésie puisque Rilke a, par exemple, écrit Sonnets à Orphée en 1922.
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