« Justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».
Pascal. Pensées. ( B. 298)
Dans ce texte Pascal explique que le droit ne peut pas prendre le pouvoir, car par définition le droit est sans force -il est non violent.
C’est aussi le sujet d’un film de John Ford : « L’homme qui tua Liberty Valance ». Cela se apsse au far-west. Un juriste veut faire régner l’ordre. Mais il est impuissant car il ne sait pas tirer et donc ne peut pas se faire respecter.
Ransom Stoddard, l’homme du droit, a tué Liberty Valance. Quand un ordre disparaît, le droit politique ne triomphe que par la force ce qui implique que dans l’intervalle entre l’ordre ancien et le nouveau c’est le règne du droit du plus fort. Or la démocratie refoule cette vérité, comme si le droit pouvait s’instituer par la seule efficace de son idée. La légitimité du droit ne suffit pas à l’imposer, seule la force le peut, en singulière contradiction.
Texte de Rousseau sur le droit du plus fort :
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourrace être un devoir ? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu’il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable. Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu’il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ? Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais, quand je pourrois la soustraire, suisje en conscience obligé de la donner ? Car, enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance. Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.
Rousseau, Du Contrat social - Livre I, chap. 3 (pp. 178-180, Source numérique de la BNF Gallica)
Idée générale : y a-t-il une relation entre la force et le droit ? pour répondre a cette question Rousseau utilise l’expression, les mots « droit du plus fort ». En creusant la problématique du droit Rousseau montre l’inintelligibilité de l’expression « droit du plus fort » qui ne veut rien dire et cependant constate son efficacité pratique
Le plan de l’auteur 2 arguments :
1er argument : Définir radicalement les 2 mots : la force (Que la Force soit avec toi !) est une puissance physique et le droit est de l’ordre de la moralité : nous exigeons du droit qui soit conforme a l’idée de la justice c’est à dire qu’il soit conforme au bien moral.
Pour montrer que le droit ne peut pas être fondé par la force Rousseau va utiliser un deuxième argument : le raisonnement par l’absurde lui permet d ‘étudier les conséquences opposées de la force et du prétendu pouvoir
2ème argument : les conséquences de la force
Face à la force on doit céder, on est dans l’ordre de la nécessité. La force est une contrainte physique.
A l’inverse le droit relève de la volonté, du choix. On a le choix d’obéir ou de ne pas le faire. On obéit par devoir.
Explication détaillée :
Pour contester que l’on puisse fonder le droit sur la force il utilise comme argument la notion de relativité de la force. Au sens physique la force est relative il n’y a pas de force absolue, toute force n’est forte dans un rapport.
Comment faire pour être toujours le plus fort ?
La force est incapable de fonder un droit c’est à dire un ordre immuable, absolu.
Pour faire en sorte que la force se « masque » on légitime la force.
exemples : les emblèmes, les institutions, les signes de prestige, tout ce qui fait qu’un homme se pare de déterminations morales pour maintenir et perpétuer son pouvoir.
C’est la même démarche que le plus fort doit opérer de l’obéissance, c’est à dire de la contrainte en devoir à l’adhésion volontaire.
Face à la force la prudence consiste à céder, à laisser faire, c’est une mesure de retrait ou de moindre mal face à une situation incontournable.
« Le droit du plus fort » est une formule embrouillée à dessein pour faire illusion. Elle ne résiste pas à l’examen critique puisqu’elle ne signifie rien d’autre que la relativité et l’instabilité de la force. Rousseau vise le philosophe Hobbes qui prétendait que l’état de nature des hommes était la guerre de tous contre tous :« l’homme est un loup pour l’homme ».A l’état de nature les hommes ont le droit de tout faire mais ils se heurtent les uns aux autres.
La seule solution pour établir la paix sociale c’est de s’unnir autour du plus fort, d’abdiquer tous ses droits entre ses mains (L’état Léviathan). Rousseau ne nie pas la domination du fort sur le faible, c’est ce qu’il appelle un fait ( « droit réellement établit en principe »), mais il s’agit d’une tromperie, d’une usurpation. Le moyen de réaliser cette étrange alchimie, cette illusion, de manière la plus astucieuse c’est de convaincre, voilà pourquoi le plus fort s’en remet au discours et non à la force nue.
L’expression « droit du plus fort » n’est qu’un mot. Mais c’est un mot qui a plus de force que la seule puissance physique. Il s’agit pour le plus fort de justifier sa propre force. Le plus fort va-t-il réussir à convaincre? Si oui il pourra se permettre de ne plus utiliser la violence. Si sa tentative échoue il lui sera impossible de faire régner sa force. Le but du philosophe n’est pas de justifier le discours du violent mais de le supprimer. La philosophie est un dia–logue c’est à dire que l’on reconnaît à l’autre la qualité d’égal. Ce que la violence nie c’est ce rapport d’égalité et c’est cette logique qui fait qu’un ne doit pas dominer plusieurs hommes. Cependant la violence se contredit elle-même car elle doit sans-cesse se justifier pour s’imposer. Elle doit se légitimer sous la forme du droit qui succède à un état de fait. C’est là le signe de son insuffisance.
Pour contester la thèse du « droit du plus fort » en montrant que la force ne peut pas contrer le droit, Rousseau utilise un raisonnement par l’absurde. Il veut montrer que les conséquences de l’hypothèse sont absurdes (se contredisent) et donc que l’hypothèse est fausse.
Première conséquence : Qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse?
Les deux domaines sont irréductibles. C’est en les catégorisant que l’on comprend leur contradictions. Ici c’est la relativité de la force qui s’oppose à l’absolu du droit.
Deuxième conséquence : Sitôt qu’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement.
Quand on obéit à la force, on est tenu par aucune obligation. Si on peut le faire sans encourir de punition, on le peut sans tomber en contradiction. Il faut bien distinguer :
-
Obéir par force, c’est la contrainte, c’est céder, c’est subir. Dans ce cas là nous ne sommes pas libres.
-
Obéir par devoir, c’est l’obligation morale, voulue, consentie. Dans ce cas là c’est un acte de volonté et de liberté. Ce n’est pas l’absence de règle mais l’obéissance à la loi que l’on s’est donné soi-même.
Ce qui fonde l’obligation d’obéir au sens moral, n’est en aucun cas la force. Rousseau montre l’enjeu pratique de cette expression, en effet il n’est pas juste, il n’est pas moral d’obéir au plus fort (ce n’est pas logique = logos) pourtant « obéissez aux puissances » est le maitre mot de tous ceux qui possédent le pouvoir. On nous invite sans-cesse à obéir. Sous cette invitation se masque la FORce!!! l’exigeance de celui qui veut se maintenir au pouvoir. C’est la conséquence du « droit du plus fort » qui nous trompe parcequ’en fait on ne peut pas faire autrement qu’obéir. Le précepte est donc »superflu ».
Il y a une contradiction politique : c’est le problème de la légitimité du pouvoir qui doit être capable de se faire obéir. Si céder à la force ce n’est pas obéir, la force ne peut être le fondement du pouvoir légitime.
De manière ironique Rousseau dit que ce serait Dieu qui donnerait la puissance aux puissants, l’obéissance par force serait alors masquée, légitimée, c’est une allusion à une théorie historique : le pouvoir de droit divin.
L’argument du pouvoir qui vient de Dieu est pour Rousseau un sophisme (càd un raisonnement à l’apparence logique). C’est une référence au texte de St Paul « il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu ». L’aveu de Rousseau est ironique et suivit d’une objection : « mais toute maladie… ».
Si on admet que Dieu introduit le mal, du moins laisse faire la maladie comme il laisse faire le médecin, toute puissance vient de Dieu mais cela ne suffit pas pour dire que toute puissance est bonne. L’expression « toute puissance vient de Dieu » ne peut pas signifier obéissez, c’est Dieu qui l’ordonne.
Le second exemple est celui du brigand. Rousseau met directement en cause la question de la légitimité morale du pouvoir. L’argument est très ironique, qu’est-ce qui nous permet de dire que le monarque n’est pas un brigand puisque comme celui-ci il détient sa puissance de Dieu. Rousseau dénonce ici le fondement sacré du pouvoir politique.
Conclusion :
On n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitime, la question primitive revient toujours ! Cette question est celle de déterminer qu’est-ce qu’une puissance légitime? On n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes parce que l’obéissance et la contrainte s’excluent mutuellement. Il n’y a dans l’obéissance que la pure volonté d’obéir, il n’y a dans la contrainte que la pure nécessité physique. Il faut donc rejeter ce « galimatias » confus de forces morales de quelques noms qu’on les baptise sous ce « mot » de droit.
L’explication de Rousseau a permi de déjouer les pièges des mots qui dissimulent l’hétérogénéité essentielle de la force et du droit. Ainsi le droit du plus fort n’existe pas sinon à titre de justification secondaire et abusive qu’une prise du pouvoir par la violence.
Il reste à comprendre pourquoi cette justification théoriquement non fondée a toujours une fonction pratique.
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