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"la petite fille au ballon" : Le tableau de Banksy, symbole d'un monde autodestructeur

Publié le 7 Mai 2019, 20:02pm

Catégories : #Philo (Notions)

"la petite fille au ballon" : Le tableau de Banksy, symbole d'un monde autodestructeur

CHRONIQUE. L'artiste Banksy a sans doute voulu dénoncer les excès de l'argent avec son tableau autodéchirant. C'est raté : ledit tableau vaut encore plus cher. Mais son message le plus important est ailleurs.
 

L'économie de marché vient d'être la cible d'un magnifique attentat. C'était le 5 octobre 2018 lors d'une vente aux enchères de Sotheby's, à Londres, et  la scène fait désormais partie de l'histoire de l'art. Le commissaire-priseur tape du marteau pour adjuger un tableau du « street artist » anglais Banksy pour 860.000 livres sterling. Aussitôt, la toile où figure une petite fille regardant partir un ballon en forme de coeur descend mystérieusement de son cadre et ressort au-dessous… en fines lanières. L'artiste à l'identité inconnue revendique l'attentat quelques heures plus tard dans une vidéo postée sur Instagram, où il montre comment il a fabriqué le cadre destructeur.

Envie de détruire

Pour brouiller les pistes, Banksy accompagne la vidéo d'une citation qu'il attribue à Picasso : « L'envie de détruire est aussi une envie créatrice. » Le peintre espagnol avait plus banalement affirmé :«Tout acte de création est d'abord un acte de destruction»La phrase vient en réalité de Michel Bakounine, le philosophe russe anarchiste du XIXe siècle. C'est bien le marché de l'art qui est visé, même si l'attentat est raté (le tableau vaudrait en effet plus cher lacéré qu'entier). Une visite sur  le site de Banksy le confirme. Il a choisi d'y exposer un dessin au fusain d'une vente aux enchères où le commissaire vend un tableau sur lequel est écrit… «Je ne peux pas croire que vous, les imbéciles, achetez réellement cette merde. »

La vidéo de Banksy expliquant le procédé de destruction de son tableau

 

Les relations entre l'art et l'argent n'ont jamais été simples. Mais l'artiste de Bristol s'inscrit en réalité dans une vieille tradition. David Galenson, un économiste américain, spécialiste de l'art, l'avait décortiquée dans  un article académique (1). Jusqu'au Moyen Age, la peinture est une activité artisanale, payée à la journée. Michel-Ange déçut amèrement sa famille de nobliaux toscans en choisissant de devenir l'apprenti du peintre Domenico Ghirlandaio.

Vivre pauvre avec beaucoup d'argent

Au fil du temps, le peintre acquiert un statut d'artiste. Il parvient à se faire payer selon son talent - réel ou présumé. Ce que résume l'archevêque de Florence au milieu du XVe siècle : « Les peintres réclament, plus ou moins raisonnablement, à être payés pour leur art non seulement en fonction de la quantité de travail fournie, mais aussi en fonction de leur application et de leur expérience»

Mais le peintre ne doit pas être intéressé par l'argent - en tout cas pas publiquement. « La gloire de l'excellence dépasse chez les mortels celle de leur richesse », affirme sentencieusement Léonard de Vinci. Le règlement de l'Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en France en 1648, interdit à ses membres d'ouvrir une galerie. Le peintre accomplit une oeuvre créative détachée des contingences matérielles. Sa moralité financière cautionne sa qualité artistique. Titien fut étrillé pour son sens des affaires. Et si Raphaël et Michel-Ange accumulèrent de petites fortunes, ils le firent discrètement. Comme Picasso quatre siècles plus tard, lui qui avait dit dans sa jeunesse qu'il voudrait « vivre comme un homme pauvre avec beaucoup d'argent ».

La rupture d'Andy Warhol

L'argent redevient visible dans la peinture à partir du XIXe siècle. En France, l'académisme étouffe toute recherche en peinture. Mais en 1874, sacrilège ! Un Salon indépendant ouvre ses portes. Les artistes innovants peuvent s'afficher. Leur succès commercial est brandi comme une preuve par le critique d'art  Théodore Duret  : «Il faut que le public qui rit si fort en regardant les impressionnistes s'étonne encore davantage - cette peinture s'achète. »

Pour David Galenson, c'est Andy Warhol qui consacre la rupture dans les années 1960. Warhol aime l'argent et ne s'en cache pas. Jeff Koons, qui fut courtier en matières premières pour financer ses débuts, estime, lui, que « le marché est le plus grand critique » d'art. Et Damien Hirst ira jusqu'au bout de la logique en mettant en vente pour 50 millions de livres sa sculpture « Pour l'amour de Dieu », un crâne en platine serti de diamants.

D'autres artistes continuent à rejeter la puissance du marché et de l'argent. Dans les années 1960, l'Américain George Maciunas lance le mouvement Fluxus, dans lequel passeront Yoko Ono, Nam Jun Paik et le Niçois Ben. Il entend rejeter « l'art-objet  » et organise des séances où sont présentées des oeuvres qui disparaissent ensuite.

Voitures de luxe écrasées

Banksy s'inscrit dans cette lignée, dérision en plus. Il a, lui aussi, fabriqué des billets, mais avec la tête de la princesse Diana . Dans l'enclos des manchots, au zoo de Londres, il a écrit en lettres de deux mètres de haut : « We're bored of fish » (« On en a marre du poisson »). Il a vendu anonymement, dans un stand à Central Park, ses toiles pour quelques dizaines de dollars alors que certaines valent bien plus de 100.000 dollars.

Le tableau lacéreur de Banksy perpétue une autre tradition, plus récente et peut-être plus prémonitoire. Comme le montrait l'exposition au Centre Pompidou début 2018, le sculpteur César a commencé sa vie d'artiste en cherchant des bouts de métal chez un ferrailleur, et il l'a finie en écrasant des voitures de luxe. C'était le résumé limpide du passage d'une société de pénurie dans l'après-guerre à une société de surabondance. L'oeuvre autodestructrice de Banksy est peut-être la formidable métaphore d'un monde qui choisit de courir à sa perte. Le happening de Sotheby's et la publication du rapport du Giec ne seraient alors que les deux faces d'une même histoire.

Vidéo - Banksy hacke le marché de l'art : coup de génie ou coup marketing ?

(1)  , par David Galenson, NBER Working Paper n° 13377, septembre 2007.
Jean-Marc VITTORI

source : 
https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/le-tableau-de-banksy-symbole-dun-monde-autodestructeur-141186

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