Le bonheur peut être perçu comme un synonyme de chance, d'aubaine ou de réussite, avec l'idée en arrière plan qu'on ne contrôle pas totalement ce qui arrive. D'ailleurs, les plus superstitieux d'entre nous recourent à des porte-bonheur : trèfle à quatre feuilles, fer à cheval et autre patte de lapin pour les plus connus d'entre eux. L'étymologie du mot bonheur suggère cette idée de chance. Le bonheur vient en effet du latin bonum auguriumqui signifie "de bon augure", comme si le bonheur ne dépendait pas de nous et tenait plus au hasard qu'à notre propre volonté.
Mais le bonheur peut aussi apparaître comme le résultat d’une démarche volontaire. Il est alors quelque chose que l'on a désiré vivement et que l'on finit par obtenir. En ce sens, on met en place une stratégie pour l'atteindre. Mais il est alors difficile à définir : le bonheur est ce qui rend heureux. Certes, mais alors quel est-il ? Est-ce l'amour, la richesse, la santé, la famille voire l'ensemble de ces choses ? Et en ce dernier cas, n'est-on pas en droit de se demander si le bonheur est possible ? Ne serait-il pas au fond une illusion ?
Devant cette impossibilité de caractériser précisément le bonheur, on s'aperçoit qu'il est d'abord et avant tout un état de conscience où se manifeste une pleine satisfaction. Le bonheur s'apparente ainsi à la joie, au plaisir, à une sensation de bien-être. Peut-être n'est-il alors qu'un simple regard sur les choses qui nous entourent ? Le bonheur ressemblerait alors davantage à une démarche personnelle, à un retour réflexif sur soi qu'à un objet que l'on convoiterait. Le bonheur n'est peut être qu'un état d'esprit. Quelle est cette conception du bonheur et surtout, est-il toujours le bonheur, celui capable de rendre heureux, d'atteindre cette pleine satisfaction que nous lui associons ?
Aristote constate que les hommes ont tendance à tous assimiler le fait de bien vivre et de réussir au bonheur, mais qu'ils ne parviennent pas à s'entendre sur une définition plus précise. En réalité, les hommes jugent du bonheur en fonction de la vie qu'ils mènent :
- le jouisseur estime les plaisirs de la chair ;
- le riche fait l'éloge du gain et de l'argent ;
- le politicien recherche le pouvoir et les honneurs.
Mais pour Aristote, le bonheur ne réside pas ni dans ces contingences extérieures, ni dans leur suppression. Pris comme fin en soi, les plaisirs sont abêtissants, les richesses insuffisantes et les honneurs trop superficiels. C'est un certain rapport qu'il faut introduire entre ces contingences et nous pour être heureux : la vertu, l'excellence, c'est d'abord la juste mesure.
En I, 6, il revient sur la nature du bonheur. Il émet alors l'hypothèse que l'on pourrait parvenir à définir le bonheur en déterminant auparavant quelle est la fonction de l'homme. Aristote raisonne par analogie et s'appuie sur l'opinion courante. En effet, selon l'opinion courante, "c'est dans la fonction que réside [...] le bien". Or, de même qu'on ne peut juger de la valeur du joueur de flûte que lorsqu'il joue de la musique, on ne peut juger de la valeur de l'homme que lorsqu'il effectue ce pour quoi il est fait. Autrement dit, il faut d'abord déterminer la fonction spécifique de l'homme, avant de pouvoir juger si sa vie est réussie et s'il peut donc se dire heureux.
Il suffit d'observer la spécialisation à l'oeuvre dans les sociétés humaines et dans le corps humain lui-même pour se rendre compte qu'il existe un ordre dans la nature où tout a une fonction. Dans une société, chacun se spécialise dans différents métiers et, pour reprendre les exemples d'Aristote, le charpentier a pour fonction de construire la structure d'un bâtiment, le cordonnier s'occupe de concevoir et de réparer les chaussures. De même, dans le corps humain, l'oeil sert à voir, la main à manipuler, le pied à marcher : "chaque partie d'un corps a manifestement une certaine fonction". En quoi consisterait donc cette fonction pour l'homme ?
Aristote réalise un classement du vivant en trois grandes catégories. Chaque catégorie correspond à un type d'âme, l'âme étant, chez les anciens Grecs, un principe de vie :
- les végétaux : la vie de nutrition et la vie de croissance ;
- les animaux : la vie sensitive ;
- les hommes : la vie rationnelle qui peut être envisagée de deux façons :
- en tant que soumise à la raison ;
- en tant qu'elle possède la raison et l'exercice de la pensée.
L'âme humaine est une combinaison de ces trois types de vie. Or Aristote précise que c'est "la vie selon le point de vue de l'exercice" de la pensée qui permet de déterminer quelle est la fonction de l'homme, "car c'est cette vie-là qui paraît bien donner au terme son sens le plus plein". C'est-à-dire que le bonheur ne consiste pas dans le simple fait de vivre (les végétaux le font mieux que nous), ni non plus dans une vie remplie de plaisirs (les animaux sont là pour ça), mais "dans une activité de l'âme conforme à la raison", c'est-à-dire la vie rationnelle et l'exercice de la pensée.
Cette vie conforme à la raison se retrouve chez tout individu. Mais de même qu'il y a une différence entre le cithariste et le bon cithariste, il existe une différence entre l'homme qui se conforme à la raison et celui qui s'y conforme bien. Autrement dit, le bonheur s'apprend : l'homme est en puissance capable de bonheur, mais il lui reste du chemin à parcourir pour parvenir au bonheur en acte. C'est pour cette raison qu'"une hirondelle ne fait pas le printemps" et que "la félicité et le bonheur ne sont pas [...] l'oeuvre d'une seule journée". L'homme heureux est un homme vertueux, pour Aristote, c'est-à-dire un homme qui accomplit cette vie conforme à la raison d'une façon excellente.
En grec ancien, l'arété (ἀρετή) signifie l'excellence. Les romains ont traduit le terme par virtus qui a donné le mot français vertu. Le fait de considérer la vertu comme l'excellence d'une vie où domine l'exercice de la pensée suggère donc que le bonheur réside essentiellement dans la sagesse, c'est-à-dire dans un certain rapport aux choses. Or pour Aristote, cette sagesse se trouve dans la recherche du juste milieu : il s'agit d'éviter l'excès et le défaut en toute chose. En appréhendant cette polarité toujours relativement à notre individualité et à notre état (on ne mangera pas la même quantité de nourriture si l'on est malade ou en bonne santé par exemple), nous sommes capables de nous rendre heureux.
2/ Le plaisir comme début et comme fin
Comme Aristote, Epicure (341-270 av. J.-C.) considère le bonheur comme le souverain bien. Mais son originalité propre consiste à identifier le bonheur au plaisir et le plaisir au bien. Le postulat d'Epicure est que, naturellement, tout être recherche le plaisir et fuit la douleur. A partir de là, la philosophie épicurienne se donne comme objectif de permettre à l'homme de renouer avec le principe de plaisir qui rend la vie heureuse. Mais pour que le plaisir reste le plaisir, il doit être modéré par un travail rationnel et par la vertu de prudence.
Dans la Lettre à Ménécée, après avoir réalisé la partition des désirs en naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires et non naturels et non nécessaires, Epicure explique que seuls les désirs naturels et nécessaires mènent à la vie heureuse car ce sont les désirs indispensables à la santé du corps et à l'absence de trouble dans l'âme. De surcroît, ces désirs sont aisés à satisfaire, contrairement aux deux autres types de désirs. Les désirs naturels mais non nécessaires peuvent être recherchés seulement s'ils n'impliquent pas de souffrance (les satisfactions esthétiques ou sexuelles) et les désirs non naturels et non nécessaires sont à éviter car ils ne sont pas appropriés à ce que nous sommes (les honneurs ou les richesses).
Pour Epicure, "le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse". D'une part, il en constitue le point de départ car c'est à partir de lui que l'on détermine "ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter". Il faut comprendre ici que l'on se dirige sans réflexion vers le plaisir et qu'on fuit instinctivement la douleur et que, par conséquent, le plaisir est le critère naturel de notre détermination vers le bonheur. D'autre part, il en constitue le point d'arrivée dans la mesure où l'on aboutit à lui. Autrement dit, on recherche naturellement le plaisir et on est heureux quand on y parvient. Le plaisir est à la fois le critère de détermination pour parvenir au bonheur et le plaisir en lui-même est suffisant pour nous rendre heureux.
Cependant, "tout plaisir n'est pas à rechercher". Si, naturellement, nous avons tendance à fuir la douleur et à rechercher le plaisir, il ne faut pas pour autant avoir une conception à courte vue du plaisir. En effet, il existe des plaisirs qu'on doit éviter justement parce que leur satisfaction pourrait aboutir à des peines qui les surpassent. De même, certaines douleurs sont nécessaires pour s'éviter des peines ultérieures et donc garantir un certain plaisir lié à l'absence de souffrance. Mais dans tous les cas, "chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à atteindre". Le plaisir est associé au bien et la douleur au mal, sauf dans certains cas où le bien doit être traité comme un mal ou le mal comme un bien. C'est alors à une balance coûts et avantages qu'il revient de faire appel pour trancher le dilemme.
La philosophie épicurienne fait donc du principe de plaisir l'alpha et l'omega d'une vie bienheureuse. C'est un hédonisme puisqu'il s'agit bien d'une doctrine morale où le plaisir est recherché comme fin de l'action. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un éloge de l'usage immodéré des plaisirs. Il faut distinguer Epicure de la caricature qu'en donnent ses détracteurs en employant pour désigner les tenants de sa pensée le terme de "pourceaux d'épicuriens", fustigeant ainsi des hommes immoraux qui se vautreraient dans une vie de plaisirs sans autre considération. Au contraire de cette critique, Epicure se fait même le chantre d'une certaine frugalité dans l'usage des plaisirs. Par exemple, en se contentant de mets simples et en prenant l'habitude de se nourrir sobrement, on ressentira moins douloureusement le manque le jour où l'abondance viendrait à manquer.
Epicure observe que l'intensité du plaisir ne varie pas que l'on se nourrisse de mets simples ou de mets somptueux. Pourquoi ? Parce que le plaisir est d'abord à comprendre en tant que suppression d'une douleur. Ainsi celui qui a souffert de la faim sentira le plus vif plaisir à manger du pain et de l'eau. Il est donc inutile de se nourrir quotidiennement de produits raffinés et luxueux. Il vaut mieux s'habituer à satisfaire des désirs simples, donc naturels et nécessaires, plus aisés à combler, et ce même dans les jours fastes, plutôt que d'avoir à souffrir de l'absence de mets superfétatoires les jours de disette. En outre, des mets simples suffisent à apporter la santé et laissent à l'homme "toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie", c'est-à-dire de ne pas perdre son temps à accumuler des richesses superflues pour se tourner vers l'accomplissement de ce qu'il est sage de réaliser au cours de son existence (par exemple la philosophie). Enfin, cet usage modéré des plaisirs rend le plaisir d'autant plus grand lorsque, à titre exceptionnel, nous avons l'occasion de faire bombance.
Pour que le plaisir reste compatible avec le bonheur, il importe qu'il ne soit pas sans fin. Une recherche illimitée et déraisonnée du plaisir que ce soit dans la nourriture, la boisson ou la chair n'apporte pas le bonheur. La vie heureuse est au contraire engendrée par "le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinons d'où provient le plus grand trouble des âmes". C'est pourquoi Epicure estime que la prudence est "le plus grand des biens". Il place même cette vertu au-dessus de la philosophie elle-même car elle nous enseigne qu'il n'y a de vie agréable que tempérée : une vie consacrée à la philosophie est supérieure à une vie faite d'une satisfaction infinie des désirs, mais cette vie philosophique ne saurait être agréable que si elle est elle-même modérée par la prudence et les autres vertus que sont l'honnêteté et la justice. On entre ainsi dans un cercle vertueux où la vie agréable engendre les vertus et où ces vertus favorisent en retour une vie agréable.
3/ Un idéal de l'imagination
Emmanuel Kant (1724-1804) se distingue clairement des philosophies antiques qui faisaient du bonheur le principe de leur morale. Chez Kant, la moralité se caractérise d'abord par le devoir : une action n'est bonne moralement que s'il est possible d'universaliser son principe sans qu'une contradiction apparaisse. Mais Kant n'abandonne pas l'idéal de bonheur. Il existe bien chez lui une volonté d'intégrer cette notion, à condition toutefois qu'elle ne devienne pas un principe de l'agir moral.
Dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, Kant insiste sur l'importance du bonheur dans la morale : "assurer son propre bonheur est un devoir [...] car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d'enfreindre ses devoirs" (Première partie). Dans la Deuxième partie, à travers la distinction entre impératif catégorique et impératifs hypothétiques, il explicite le sens de sa critique envers les morales eudémonistes (qui visent le bonheur).
Kant en convient, tout homme désire être heureux. Le problème est que le concept de bonheur est indéterminé : chacun déclare le chercher mais personne ne sait précisément en quoi il consiste. La raison en est que le concept de bonheur est composé d'éléments empiriques, empruntés à l'expérience. Or l'idée de bonheur nécessite un tout absolu : "un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future". Il existe donc une déconnexion manifeste entre d'un côté, la multiplicité des expériences possibles du bonheur (le concept de bonheur) et de l'autre, l'unité que réclame son idée abstraite qui définit un état à la fois présent et futur (l'idée de bonheur). En effet, un bonheur éphémère n'est pas un véritable bonheur : celui-ci doit durer ou alors il n'est pas.
Kant donne une série d'exemples qui sont autant d'hypothèses de ce à quoi pourrait correspondre concrètement le concept de bonheur : la richesse, la connaissance, la vie longue et la santé. Il montre pour chacun de ses exemples sa relativité. Tout dépend de la situation dans laquelle on se trouve car chaque élément empirique censé apporter le bonheur peut devenir une source potentielle de malheur et donc ne plus se trouver en adéquation avec l'idée que l'on se fait du bonheur :
- la richesse : elle peut aussi attirer de nombreux ennuis ;
- la connaissance : elle peut aussi donner une saisie plus aiguë de ses propres malheurs ;
- la longue vie : elle peut aussi s'accompagner d'une longue souffrance ;
- la santé : elle peut aussi conduire à certains excès qu'une santé fragile permet d'éviter.
Kant en conclut que l'homme est "incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience". Tout savoir, tout prévoir, c'est à cela que correspondrait le concept de notre idéal de bonheur. Or c'est une chose impossible. Contrairement au concept de devoir qui permet de donner à la raison un objectif clair, le bonheur ne commande aucune action particulière. Par conséquent, seuls des conseils empiriques peuvent venir régler notre conduite. On s'en remettra ainsi à la sagesse communément admise qui propose quelques petites astuces pour se préserver du malheur : un régime sévère, être économe, se montrer poli et réservé, etc. mais en dehors de ces conseils, rien ne peut orienter l'action pour parvenir de façon certaine au bonheur.
Les conseils permettant de nous rendre heureux sont des impératifs hypothétiques de la prudence. Ils ne sont pas des commandements de la raison comme les impératifs catégoriques. Kant a en effet distingué ces deux types d'impératif, les hypothétiques étant conditionnés par rapport à telle ou telle fin et les catégoriques ayant une forme universelle et inconditionnelle (ils sont des commandements de la raison : "tu dois"). Ainsi, aux yeux de Kant, "le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble". Il n'existe pas en la matière de commandement qui viendrait expliquer quoi faire : "le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination". S'il était produit par la raison, l'idéal de bonheur pourrait être formulé universellement ainsi que le devoir. Mais il n'existe aucun accord préalable sur ce qu'est le bonheur. Chacun juge du bonheur selon sa propre situation et en ignorant ce que l'avenir lui réserve.
4/ S'en rendre digne
Dans la Critique de la raison pratique (1788), Kant reprend un problème qu'il n'a fait qu'esquisser dans la Troisième partie des Fondements de la métaphysique des moeurs, à savoir comment une volonté pure de tout mobile sensible peut prendre intérêt à la loi morale. La raison pratique désigne une faculté a priori, ne provenant pas de l'expérience et qui contient la règle de la moralité. Cette raison pratique détermine la volonté indépendamment des éléments empiriques. Ainsi, à l'opposé des morales antiques, Kant montre que la moralité ne se confond pas avec le bonheur et qu'elle permet seulement de s'en rendre digne.
Dans la Dialectique (Livre II), il décrit l'antinomie de la raison pratique qui consiste à lier vertu et bonheur dans la notion de souverain bien. Or il n'est possible d'établir ni que la recherche du bonheur rend vertueux, ni que la vertu rend heureux. La solution critique de Kant consiste à distinguer (comme il le fait pour résoudre l'antinomie de la raison pure) phénomène et noumène. A partir de cette distinction, il rejette l'idée que la recherche du bonheur puisse rendre vertueux, il n'y a pas de causalité de l'un à l'autre sur le plan des phénomènes ou des noumènes. En revanche, en ce qui concerne l'idée que la vertu puisse rendre heureux, elle est fausse seulement sur le plan de la causalité du monde sensible et non sur le plan nouménal. Nous allons expliquer pourquoi.
La morale kantienne se distingue des morales eudémonistes de l'Antiquité classique, c'est-à-dire des morales qui expliquent comment parvenir au bonheur. L'eudémonisme conduit à orienter son action en vue d'une fin particulière qui est le plaisir ou la satisfaction qu'apporte le fait de bien se conduire. Or pour Kant, la morale est inconditionnelle, elle est un commandement du devoir. La morale est établie d'abord dans la perspective de la loi. Une action qui est réalisée par anticipation du plaisir qu'on prendra à son effectuation n'est donc pas une action morale. L'action morale doit être effectuée par devoir, sans condition. Par conséquent, le plaisir ou le bonheur n'entrent pas en ligne de compte. La vertu kantienne consiste dans l'obéissance à la loi morale, c'est-à-dire à toute action qu'il est possible d'universaliser sans contradiction. Le devoir consiste à agir par respect pour cette loi et c'est elle qui éveille dans le sujet le sentiment de la moralité.
Cependant, le bonheur ne disparaît pas complètement chez Kant : il demeure l'objet d'une espérance. Il ne peut pas être une loi morale quoique tout le monde cherche le bonheur puisqu'il conduit à des contradictions : il n'y a pas de concept défini et sûr de la somme de satisfactions qui permettrait de l'atteindre. Toutefois, faire son devoir, ce que Kant appelle la vertu, si cela ne rend pas forcément heureux, permet de se rendre digne du bonheur : "la morale [...] nous enseigne comment [...] nous devons nous rendre dignes du bonheur".
Etymologiquement, le mot digne vient du latin dignitas qui signifie "fait de mériter". Lorsque l'on agit moralement, on "est en harmonie avec le souverain bien", ce qui signifie que l'on se met en condition pour mériter le bonheur, même si l'on ne peut pas le faire advenir causalement par son comportement car la morale n'est pas une doctrine qui permet de rendre heureux. La dignité dépend selon Kant "de la conduite morale" : elle constitue "dans le concept du souverain bien la condition du reste (de ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la condition de la participation au bonheur". En tant que personne, c'est-à-dire en tant qu'être doué de rationalité, en suivant mon devoir de manière désintéressée, je me rends digne du bonheur. Je ne dois pas agir moralement parce que c'est la garantie de parvenir au bonheur. La morale ne produit pas le bonheur. Mais au moins, parce que je suis une personne, douée de raison, je me rends digne du bonheur qui m'arrive lorsque j'agis moralement.
La morale ne doit pas être traitée comme "une doctrine du bonheur". C'est de cette manière que fonctionnent les philosophies eudémonistes antiques : elles tentent de décrire un cheminement vers le souverain bien, vers le bonheur. Or la morale du devoir kantienne ne s'occupe que de la condition rationnelle du bonheur, ce qui du point de vue de la raison le rend possible, mais elle n'explique pas comment l'obtenir. Une fois cette morale du devoir complètement exposée, ce qui suppose d'avoir compris que le désir moral est désintéressé au résultat et soucieux uniquement de la forme (la maxime de son action doit pouvoir être érigée en loi universelle), alors la doctrine du devoir peut aussi être appelée doctrine du bonheur mais seulement dans la mesure où "le premier pas vers la religion a été fait". Il faut comprendre ici que la religion qui apporte l'espérance d'une vie béate après la mort arrive une fois que la morale a été exposée. La morale précède la religion en quelque sorte : la religion ne vient que rendre l'espoir en le bonheur possible une fois les conditions morales définies et remplies.
5/ L'absence de souffrance
Dans Le monde comme volonté et comme représentation (1818), Arthur Schopenhauer (1788-1860) considère que vie et volonté sont intimement liées. Il forge ainsi le concept de vouloir-vivre pour désigner la manière dont la volonté s'incarne dans toute forme de vie. Ce vouloir-vivre est marqué par la souffrance : il est animé par un désir permanent, essentiellement défini comme manque, donc insatisfaction. Une fois qu'un désir est satisfait, il cesse et un autre prend la relève. Le cycle des désirs sous-entend donc un cercle de souffrances et, dans ce contexte, nul bonheur durable n'est possible.
Au § 58 (livre IV), il affirme que toute satisfaction commence par un désir et que le désir est la condition de toute jouissance. Mais avec la satisfaction, le désir cesse et, par conséquent, la jouissance aussi. Ainsi la satisfaction n'est que la délivrance d'une douleur, elle est donc essentiellement négation, absence de souffrance. C'est pourquoi d'ailleurs, nous n'apprécions pas vraiment ce que nous possédons. Nous n'en sentons le manque que lorsque nous en sommes privés. C'est aussi pourquoi nous aimons nous ressouvenir de nos malheurs passés ou que, comme le souligne Lucècre (De natura rerum, II), nous jouissons d'assister du rivage aux efforts des marins pendant une tempête, non que nous prenions plaisir à leur souffrance, mais parce que nous sommes heureux de voir à quelles peines nous échappons.
Schopenhaueur écrit que "tout bonheur est négatif, sans rien de positif". Il ne veut pas dire par là que le bonheur est en soi une mauvaise chose. Il s'agit d'une négativité logique. Le bonheur est négatif chez Schopenhauer parce qu'il se définit négativement en étant essentiellement une absence de souffrance. La thèse qu'il défend est que la vie est rythmée par un retour inévitable de la douleur et de la privation, l'ennui venant toujours menacer les périodes les plus calmes de la vie. La preuve de cette affirmation se trouve dans "ce fidèle miroir du monde, de la vie et de leur essence" qu'est l'art et, plus particulièrement, la poésie.
Au fond nous dit Schopenhaueur, le bonheur n'intéresse pas le poète. Bien sûr, le bonheur reste un aboutissement, il peut être la fin de l'histoire, mais il n'en constitue jamais le déroulement ou le sujet principal. Le bonheur commence une fois le récit achevé, une fois une série d'épreuves traversées. Le poème lui-même consiste en la narration d'un effort ou d'"un combat dont le bonheur est le prix". Le but même de l'action dramatique n'est ainsi jamais montré dans un poème. Pour Schopenhauer, c'est parce que, dans le cas contraire, on montrerait la dimension essentiellement ennuyante du bonheur, le fait également qu'il n'apporte pas plus de satisfaction que la volonté même d'atteindre un but. Bref, on ennuierait son lecteur en en faisant le sujet principal de son livre.
Ainsi résume Schopenhauer : "comme il ne peut y avoir de vrai et solide bonheur, le bonheur ne peut être pour l'art un objet". Pour appuyer sa thèse, Schopenhauer prend l'exemple du type de poème le plus proche d'une description du bonheur : l'idylle. Il s'agit d'un poème, généralement court, à sujet pastoral et généralement amoureux. Or ce type de poème ne peint jamais le bonheur lui-même, mais dresse le portrait de son impossible réalisation. D'ailleurs, l'idylle prise au sens strict ne constitue pas un genre littéraire : elle tourne soit à l'épopée, poème qui célèbre un héros ou un grand fait, soit à la poésie descriptive qui ne fait alors que peindre "la beauté de la nature", ce qui revient à être un "mode de connaissance, libre de tout vouloir". Ce type de bonheur "le seul qui puisse remplir [...] quelques moments dans la vie" se distingue du bonheur classique, celui qui est toujours "précédé par la souffrance et le besoin, et traînant à sa suite le regret, la douleur, le vide de l'âme, le dégoût".
Cette impossibilité de peindre le bonheur se retrouve également dans la musique. Schopenhauer voit dans la mélodie comme "une histoire très intime arrivée à la conscience des mystères de la vie". Il la définit comme "un écart par lequel on quitte la tonique et, à travers mille merveilleux détours, on arrive à une dissonance douloureuse, pour retrouver enfin la tonique". La tonique est le premier degré d'une tonalité. Or la mélodie consiste à la quitter par des détours, en jouant des dissonances, pour enfin y revenir. La mélodie n'est donc pas un cheminement sans accrocs, si elle apparaît douce dans sa globalité, elle est composée de différentes phases qui ne sont pas toutes agréables à l'oreille. Autrement dit, une bonne mélodie n'est jamais complètement harmonieuse. Dans le cas inverse, elle ne serait que "monotonie", c'est-à-dire finalement qu'une traduction auditive de l'ennui.
6/ Une conquête de l'existence
Dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885), Friedrich Nietzsche (1844-1900) met en scène un personnage mystique répondant au nom de Zarathoustra, personnification d'un messie philosophe, qui part à la rencontre des hommes pour les éclairer par des paraboles et des discours critiques. Par son intermédiaire, Nietzsche s'en prend notamment au dernier homme des temps modernes : médiocre, sans ambition, il consacre toute son énergie à se conserver plutôt qu'à affronter une vie faite de dangers.
Dans le § 5, Zarathoustra met en garde le peuple : "les temps sont proches où l'homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir". Il est grand temps d'agir car bientôt l'homme ne cherchera plus à se dépasser. Pour chercher à se dépasser, il ne faut pas avoir une conscience claire de ses limites : "il faut porter encore en soi un chaos pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante". Le chaos dans les cosmogonies antiques est le vide primordial, obscur et sans bornes qui préexiste au monde. C'est aussi un synonyme de désordre, de confusion. Quand à l'objectif à atteindre, il n'est pas statique, c'est "une étoile dansante". Par cette expression, Nietzsche fait l'éloge de la création et du mouvement.
Nietzsche oppose cette dimension active et créatrice à ce qu'il appelle "le dernier homme". C'est l'homme avili par la civilisation moderne, dont la volonté créatrice a disparu. Il est le "plus méprisable des hommes", celui qui "ne sait plus se mépriser lui-même", autrement dit celui qui s'aime tellement qu'il ne parvient plus à vouloir son propre dépassement. Or Zarathoustra est celui qui en appelle au dépassement de l'homme à travers la figure du surhomme. Le surhomme n'est pas à penser comme l'invention d'un homme supérieur à l'homme actuel, mais comme l'idée d'un dépassement du type de vie humaine prédominant dans la culture européenne contemporaine, marquée par le nihilisme, c'est-à-dire par le rejet des valeurs de la vie au profit de valeurs ascétiques et moralistes.
Le dernier homme "rapetisse tout". Certes, il "vit le plus longtemps", mais il abandonne les contrées où les conditions de vie sont difficiles pour un confort anesthésiant. Il rejette la maladie et la méfiance. Il promeut un bonheur prudent. Ceux qui osent sont des fous. Il recourt de temps en temps à des drogues "pour se procurer des rêves agréables" et même "pour mourir agréablement". Le travail doit être "une distraction" mais à condition qu'elle "ne débilite point". Tout ce qui est peine ou souffrance doit être évité. Enfin, les derniers hommes sont égaux, ils ne supportent plus les différences entre ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent : "point de berger et un seul troupeau".
Le Zarathoustra de Nietzsche affiche un mépris absolu pour ce bonheur passif et mesquin du dernier homme, privé de tout idéal de puissance. Les disputes ne sont jamais graves et débouchent systématiquement sur des réconciliations. Il réalise une économie des plaisirs pour ne pas gâter sa santé. Le dernier homme est loin du chaos foisonnant de toute vie prête à prendre des risques pour s'étendre et se développer. On pense ici inévitablement à la critique du bonheur tel qu'il est conçu dans les sociétés consuméristes où le bonheur est dénué de toute densité vivante. Au contraire pour Nietzsche, le bonheur doit être la marque d'une activité qui n'a pas peur de rencontrer la souffrance et la peine, car il est essentiellement une conquête de l'existence.
Conclusion
Aristote considère le bonheur comme le Souverain Bien. Il est eudémoniste au sens où il est l'objectif de sa morale. Ce bonheur consiste en la réalisation avec le plus de perfection possible de la fonction propre à l'homme qui est d'utiliser sa raison. Cette utilisation doit se faire avec sagesse, avec le souci de trouver le juste milieu, ce qui ne saurait se faire en un seul jour.
Epicure aussi considère le bonheur comme le Souverain Bien, mais pour lui, il est indissociable d'une bonne gestion des plaisirs. Les plaisirs sont à la fois le commencement de la vie heureuse car ils permettent de déterminer ce qu'il faut rechercher et ce qu'il faut fuir, et aussi la fin, car c'est le plaisir qui doit rester la finalité de nos actions. Des plaisirs mesurés sont la condition d'une vie heureuse.
A contrario des philosophies antiques, Kant estime que le bonheur ne doit pas être la finalité de la morale. Le bonheur est un idéal de l'imagination et non de la raison. Cela signifie qu'on tend tous vers le bonheur, mais qu'on l'investit chacun particulièrement d'un contenu spécifique qui peut être très différent d'un individu à l'autre. Pour cette raison, le bonheur est un concept indéterminé qui ne peut pas servir à orienter notre action. En revanche, ce que nous apprend la morale kantienne est que l'on peut agir de manière à s'en rendre digne. Pour cela, il suffit d'agir conformément à la loi morale, d'effectuer son devoir de manière inconditionnelle, sans attendre une quelconque récompense. Ce n'est qu'une fois son devoir effectué que le bonheur devient une espérance possible avec la religion.
Schopenhauer regarde le bonheur entendu dans son sens positif, c'est-à-dire en tant qu'état de conscience d'une plénitude de satisfaction, comme une illusion. La vérité du bonheur selon lui est de n'être qu'un état se caractérisant par l'absence de souffrance. Il trouve la preuve de cette vérité dans l'art qui ne fait jamais du bonheur son sujet principal afin d'éviter son essentielle monotonie.
Enfin Nietzsche se fait le contempteur du bonheur du dernier homme, un bonheur prudent, mesuré, qui ne doit pas gâter la vie. Au contraire, il suggère que le bonheur est une conquête de l'existence qui ne peut s'acquérir qu'à travers le dépassement de soi. Le bonheur nietzschéen suppose de s'affirmer à l'égard de la vie en tant qu'être créateur : il n'est pas passif, mais actif.
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