La société désigne un groupe de personnes qui s'unit en vue d'un intérêt commun. Par exemple, les entreprises sont des sociétés créées dans un but industriel ou commercial, les partis politiques oeuvrent, comme leur nom l'indique, dans un but politique, quant aux associations, elles ont généralement des objectifs caritatifs. En ce sens, la société est comprise comme un synonyme d'association, acception que son étymologie latine vient souligner : "association" se dit en latin societas et vient de socius qui désigne "le compagnon, l'associé, l'allié".
Mais la société est aussi, plus généralement, une communauté d'individus qui partagent ensemble un certain nombre de biens et de valeurs. On parle ainsi, par exemple, de la société française. Les individus qui la composent sont reliés par ce qu'on appelle le lien social. Il s'incarne à travers le temps dans des institutions qui assurent l'existence et la permanence de la société (l'école, l'Etat, les lois). Or s'il est loisible à chacun de s'associer ou non, il semble plus difficile d'échapper à la société prise en ce deuxième sens. En effet, les marginaux eux-mêmes sont moins ceux qui vivent en dehors de la société qu'à sa marge, donc encore à l'intérieur.
Certains philosophes font l'hypothèse de l'existence d'un état de nature. L'état de nature est un état antérieur à la vie sociale. Il s'agit à travers lui de réfléchir aux conditions d'existence à un moment où la société n'était encore qu'à sa forme balbutiante et de dégager ainsi les conditions ayant permis le passage à l'état social. Ces penseurs estiment ainsi que la société est le résultat d'un contrat passé entre les hommes. Cette réflexion laisse cependant entendre que l'homme n'est pas naturellement fait pour vivre en société.
Pour quelles raisons les hommes vivent-ils en société ?
1/ L'animal politique
Dans Les Politiques (I, 2), Aristote affirme que les hommes s'associent en vue d'un bien et que la cité (ou la communauté civique, ce que l'on pourrait appeler de nos jours l'Etat) réalise ce bien souverainement. Une cité est composée de villages, eux-mêmes composés de familles qui comprennent le père qui en est le chef, l'épouse, les enfants, les esclaves et les biens. Cette association en différentes communautés est naturelle pour Aristote car elles ont toutes pour fin d'assurer la vie, mais parmi elles, il valorise surtout la cité qui permet de procurer l'autosuffisance (autarkeia) à un groupe humain.
2/ Le loup pour l'homme
- la "convoitise naturelle" : elle "porte chacun d'eux à désirer d'avoir en propre l'usage de toutes les choses que la nature leur a données en commun";
- la "raison naturelle" : les hommes "s'efforcent autant qu'il leur est possible d'éviter la mort violente, comme le plus grand de tous les maux de la nature".
3/ La propriété
4/ L'insociable sociabilité
Dans son Idée d'une histoire universelle du point de vue cosmopolitique (1784), Emmanuel Kant (1724-1804) s'interroge sur la possibilité de découvrir dans l'histoire humaine un plan caché de la nature : derrière l'apparent chaos qui semble la traverser, les guerres et les violences qui la parsèment, un chemin particulier se dessinerait, celui d'un progrès de la civilisation. La quatrième proposition est formulée de la façon suivante : "le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi".
Un antagonisme est un état d'opposition entre deux principes. Or l'expression dont se sert Kant pour exprimer cet antagonisme est un oxymore, une figure de style qui consiste justement à allier deux mots incompatibles afin de renforcer leur force expressive. Cet oxymore est celui de "l'insociable sociabilité". Aux yeux de Kant, la nature a un dessein particulier : celui de faire en sorte que chaque créature déploie ses dispositions naturelles. Or l'homme est la seule créature qui soit douée de raison. La nature va donc se servir de "l'insociable sociabilité des hommes" ("Quatrième proposition") pour faire en sorte qu'ils actualisent leur disposition naturelle à se servir de leur raison.
L'insociable sociabilité précise Kant est un "penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société". L'homme se trouve donc déchiré de l'intérieur par deux tendances opposées :
- une tendance à l'association : par ce biais, l'homme se réalise lui-même, "il se sent plus qu'homme", il s'élève parce qu'il développe ses dispositions naturelles ;
- une tendance à la séparation : il cherche à satisfaire ses intérêts égoïstes et privés, on est du côté du "penchant", de la "résistance" à autrui, voire même d'une recherche de l'isolement.
5/ L'association ou la science mère
De son voyage aux Etats-Unis pour étudier le système pénitentiaire américain, Alexis de Tocqueville (1805-1859) a fait un ouvrage devenu un classique de la science politique : De la Démocratie en Amérique (1835-40). S'il loue le développement de la démocratie, il s'attache également à mettre en lumière une partie des écueils dont elle doit se prémunir et dont le plus connu est certainement celui de la "tyrannie de la majorité" (I, 2, VII), forme de tyrannie qui se produit lorsqu'une minorité se retrouve opprimée par la majorité, d'où la nécessité de lui reconnaître certains droits à afin de la protéger. L'autre écueil est celui de l'individualisme (II, 2, II) qui est un sentiment "réfléchi et paisible" qui porte l'individu à se replier dans la vie privée et à délaisser l'espace public.
Cependant, Tocqueville remarque qu'il existe en Amérique un dynamisme associatif qui apparaît selon lui comme l'un des remèdes possibles aux maux de la démocratie. Dans De la Démocratie (II, 2, V), il fait part de son étonnement devant la multiplicité des associations que l'on trouve dans ce pays. Celles-ci viennent remplacer les particuliers puissants que l'on trouvait dans les sociétés aristocratiques et qui aggloméraient autour d'eux toute une population allant des serfs aux chevaliers. Ce type de société se caractérisait notamment par une séparation en trois ordres considérés comme inégaux et une hiérarchie sociale stricte. Un seul individu disposait des moyens humains et financiers de faire valoir ses intérêts. Par conséquent, l'association n'était pas nécessaire, elle existait déjà de façon permanente et forcée.
Mais dans les sociétés démocratiques, chaque individu est considéré comme l'égal d'un autre, il est isolé, faible et ne peut rien entreprendre seul. L'association est ce qui va permettre à des individus de défendre les idées et les intérêts qu'ils ont en commun. Par son truchement, ils vont pouvoir peser dans le débat public. Tocqueville cite en exemple une association de lutte contre l'alcoolisme : il s'agit de "cent mille hommes" qui sont choqués par les conséquences de l'ivrognerie et qui se réunissent pour promouvoir la sobriété. Il égratigne au passage la mentalité française qui consiste, lorsqu'il y a un problème, à se tourner d'abord vers l'Etat. Telle n'est pas la culture américaine où l'association fonctionne à la manière de ce "grand seigneur qui se vêtirait très uniment afin d'inspirer aux simples citoyens le mépris du luxe".
Tocqueville loue la capacité du peuple américain à se réunir en association. Mais, en tant que Français, s'il comprend aisément la nécessité de s'associer politiquement en parti ou industriellement en entreprise, il est surpris par "les associations intellectuelles et morales", c'est-à-dire par des associations qui relèvent davantage de la société civile. En France, sous l'Ancien régime, il existait une tendance à la centralisation et une lutte contre toutes les formes d'associations indépendantes qui pouvaient venir s'immiscer entre le pouvoir arbitraire et les particuliers. Or ces dernières apparaissent à Tocqueville comme la condition du progrès dans les sociétés démocratiques : "dans les pays démocratiques, la science de l'association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là". Elles permettent notamment aux minorités de s'exprimer, donc de lutter contre la tyrannie de la majorité. Elles sont aussi des moyens d'instaurer du lien social et de diminuer l'individualisme des sociétés démocratiques.
Tocqueville tire de cette observation la conclusion que l'une des lois régissant les sociétés humaines les plus précises et les plus claires est la suivante : "pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l'art de s'associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l'égalité des conditions s'accroît". Autrement dit, le progrès de l'égalité des conditions doit s'accompagner du développement des associations. C'est pour lui une question de "civilisation". En effet, sans ce rapport, il ne peut pas exister de société où les relations humaines se trouvent pacifiées. L'association joue un rôle de contrepoids aux tendances régressives de la démocratie que sont l'individualisme et la tyrannie de la majorité. Les citoyens sont ainsi invités à se prendre en charge et à ne pas laisser le pouvoir central s'étendre au-delà de ce qui est nécessaire.
Le terme clé qui permet de comprendre comment est possible un tel regard est celui de "chose". "La chose s'oppose à l'idée comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du dedans" nous dit Durkheim dans sa Préface à la Seconde édition. Cette analogie ne signifie rien d'autre que l'idée est ce que l'on connaît de l'intérieur alors que la chose est ce que l'on connaît de l'extérieur. Or "est chose tout objet de connaissance qui n'est pas compénétrable à l'intelligence" : l'idée et l'intelligence sont compénétrables au sens où elles se pénètrent mutuellement car, dans ce cas, le processus mental d'analyse se confond avec l'idée elle-même. Mais il n'en va pas de même entre la chose et l'intelligence : pour analyser la chose, il faut passer "par voie d'observations et d'expérimentations", pénétrer la chose "en passant progressivement des caractères les plus extérieurs et les plus immédiatement accessibles aux moins visibles et aux plus profonds". En d'autres termes, le scientifique est celui qui met à distance son objet d'étude, il le considère comme extérieur à lui.
Comme le souligne justement Durkheim, "traiter des faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c'est observer vis-à-vis d'eux une certaine attitude mentale". Autrement dit, par sa règle sociologique, il ne prétend pas classer les faits sociaux quelque part au sein de la réalité, mais simplement décrire quelle est l'attitude scientifique que doit observer le sociologue lorsqu'il étudie les faits sociaux. Or il doit les aborder avec une certaine neutralité, prendre pour principe qu'il ignore ce qu'ils sont. La difficulté pour le sociologue est qu'il vit lui-même dans une société, donc il étudie des faits dans lesquels il est lui-même pris. Mais il ne doit pas céder à la tentation de penser qu'il peut comprendre les faits sociaux par une simple "introspection", c'est-à-dire de l'intérieur, à la manière du philosophe. Au contraire, il doit considérer ces faits de l'extérieur : les causes dont ces faits dépendent doivent lui rester en première approche totalement inconnues.
Penser que l'on peut connaître les faits sociaux par introspection est selon lui une faute courante de ceux qui étudient les sciences de l'homme et la sociologie en particulier. Pourtant traiter les faits sociaux comme des choses est une règle qui relève plus du truisme, c'est-à-dire de la vérité à la fois banale et évidente, que d'une découverte fondamentalement nouvelle. En effet, à part les mathématiques, toute science a pour objet une chose. Les mathématiques ont comme particularité de pouvoir être analysées de l'intérieur. En revanche, pour toutes les autres sciences, "il s'agit de faits proprement dits". Par conséquent, au moment où l'on cherche à les comprendre, on en ignore tout et il convient d'ailleurs de mettre de côté ce que nous pensons ou croyons savoir sur eux, si l'on veut déterminer ce que l'on peut véritablement en savoir, "car les représentations qu'on a pu s'en faire au cours de la vie, ayant été faites sans méthode et sans critique, sont dénuées de valeur scientifique et doivent être tenues à l'écart". Le sociologue doit donc calquer sa méthode d'appréhension des faits sociaux sur celle des sciences de la nature en observant une neutralité à leur égard, c'est-à-dire en prenant soin de mettre de côté toutes les prénotions qu'il pourrait avoir sur eux avant d'en commencer l'étude.
Conclusion
La société apparaît comme une constituante de la nature de l'homme pour Aristote : les hommes sont naturellement faits pour vivre ensemble. La raison en est que l'homme est le seul animal doué de langage, il peut ainsi échanger avec ses semblables sur ses conceptions du bien ou du mal, participer au débat public et ainsi donner à la vie de la cité une dimension politique.
Hobbes critique cette conception : il suffit de bien considérer la nature humaine pour se rendre compte que la société n'est en rien naturelle. Nous restons en effet complètement indifférents au sort d'un inconnu, inversement nous tissons des liens d'amitié privilégié avec certaines personnes et de manière générale, nous recherchons la société seulement lorsque cela nous est utile ou honorable.
Si Hobbes en conclut que l'homme un loup pour l'homme, Rousseau lui estime qu'à l'état de nature, la volonté de domination est, en réalité, relativement faible. C'est la société qui engendre une telle perversion de la nature humaine, notamment à travers la notion de propriété, qui à partir du moment où elle est mise en place, crée des inégalités et toutes les violences qui s'en suivent.
Kant remet en perspective ce qu'il considère finalement comme deux composantes de la nature humaine : la part sociable d'un côté, la part insociable de l'autre. Ces deux composantes seraient le résultat d'un plan caché de la nature qui permettrait à l'homme de se dépasser par la compétition sociale et ainsi réaliser pleinement ce pour quoi il est fait, à savoir le développement de sa raison.
Tocqueville laisse de côté ce questionnement sur la nature humaine pour s'intéresser au fonctionnement de la démocratie américaine et remarque que l'association s'y trouve fort développée. Elle lui apparaît comme un moyen efficace de combattre les deux principaux écueils de la démocratie que sont la tyrannie de la majorité et l'individualisme.
Enfin, la société devient un objet de science à part entière avec l'apparition à la fin du XIXe siècle de la science qui l'étudie : la sociologie. Durkheim, l'un des fondateurs de cette discipline, estime qu'il faut considérer les faits sociaux comme des choses, c'est-à-dire de l'extérieur, à la manière des objets que la science de la nature étudie.
source : http://philocite.blogspot.com/2016/07/cours-la-societe.html#more
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