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La désobéissance (V. Delecroix) - Bartleby : "I would prefer not to"

Publié le 10 Mai 2019, 16:41pm

La désobéissance (V. Delecroix) - Bartleby : "I would prefer not to"
Allocution de V. Delecroix sur "La désobéissance", lycée Albert-Ier de Monaco, 10 mai 2019. Prise de notes par frédéric grolleau
 
 
Distinction désobéissance / révolte
cf Thoreau, La Désobéissance civile  = refus de se soumettre au gouvernement, vigilance/ symptôme par rapport à société et aux lois. Socrate lui-même a eu des démêlées avec la  justice de son temps car il n'était pas considéré par certains comme obéissant à loi. Or dans le Criton Socrate donne une réponse exemplaire à sa condamnation : voir la "Prosopoée des Lois". Les lois s'expriment devant Socrate  : "tu n'as pas à nous contester, tu dois te soumettre à nous". Alors la désobéissance est un vice politique et non une vertu car elle détruit la cité, par sa remise en cause du socle de l'existence grecque.
Mais ceci n'est plus notre rapport aux lois de nos jours : on se pense  en effet comme des individus en dehors des lois. Ainsi, la conduite obéissante ou désobéissante n'est pas liée qu'aux lois. Il faut déjà comprendre à quoi nous obéissons quand nous obéissons : à des ordres, à un impératif.
La désobéissance à une loi suppose que cette loi est un ordre. Problème : qu'est- ce qui fait de la loi une loi ? qu'est- ce qui nous oblige à la suivre ? Il y a une contrainte nécessaire de la loi au motif qu'elle est juste, se justifie. Cf la différence entre légalité et légitimité On désobéit pour exprimer sa liberté individuelle mais aussi parce qu'on a le devoir de désobéir. Donc dans le rapport à  la loi il y a un critère qui n'est pas celui de loi positive : celui du juste, or la  loi peut être injuste. La philosophie politique classique refuse le droit de désobéir car pour elle le droit est toujours lié au politique.

 

En réalité, quand vous désobéissez, vous obéissez à une autre loi (la vôtre, celle de vos désirs) ou une loi supérieure à la loi instituée = paradoxe de la séparation entre légal et juste. Problème : on ne peut pas vivre sans obéir (obéir à ses pulsions = soumission à des lois, celles de la nature pour commencer) donc désobéir ne joue que par rapport à un certain type de loi et cela commande la totalité de nos conduites. Car nos conduites les plus négatives nous paraissent les plus libres, à la différence des conduites habituelles, machiniques. Désobéir = se réveiller, rechigner mais, par-delà ces catégories induites par la désobéissance, il est plus intéressant de voir ce qu'implique une conduit désobéissante : cet éveil de l'esprit
 
2 ex. :
1) les enfants sont accablés d'ordres, de lois, d' interdits qui s'exercent verticalement sur eux. L'esprit passe alors de la désobéissance immédiate à la désobéissance générale : c'est l'esprit qui dit non sans savoir pourquoi et exerce purement le refus = c'est là l'expérience nécessaire et vertigineuse du non, qui arrache l'enfant à l'ordre du monde et lui fait tester une liberté infinie, abstraite.
L'esprit naît ainsi, par le négatif, la négativité, l'opposition à un état 1er et se transmet à la vie entière (jusque dans l'esprit critique, le rapport au monde). Or, la philosophie = moins une discipline qu'une démarche  de mise en rapport à l'expérience ordinaire. On cesse alors d'être une machine vaquant à ses occupations car on y revient de manière réflexive : ce qui est possible grâce au non, à la désobéissance. Et dans ces conduites négatives, il  y autre chose que la dialectique entre affirmation et négation. La question est alors : y a -t-il des comportements réellement désobéissants, qui ne soient pas une obéissance à autre chose ? Oui, si l'on pose ici une grammaire de l'esprit qui nous arrache à la relation négation/affirmation.
2) cf Bartleby, chez H. Melville, l'auteur de Moby Dick,  qui exerce une véritable fascination car il renvoie à une personne unique dans la littérature, intéressante pour son caractère unique de désobéissance. C'est un scribe obscur qui passe sa vie à copier des actes dans une étude notariale puis soudain il refuse de continuer à obéir, de manière énigmatique. Il refuse de recopier un acte, sans qu'on sache pourquoi. " I would prefer not to" = intraduisible. "Je préférerais pas" = phrase qu'il oppose à l'ordre qui lui a toujours été imposé, et qu'il répète avec entêtement. Ce n'est pas ici une négation contre une autre car la négation est au début de la phrase : la négation ne porte pas sur l'objet du choix, mais sur le choix lui-même, d'où le caractère. révolutionnaire de ce choix. Bartleby refuse tout et par la suite  dépérit. Il ruine sa vie exemplaire à cause de ce microscopique accroc et meurt de faim.
La philosophie s'intéresse à ce personnage  à cause du caractère ambigu de sa formule qui n'est pas un refus mais une esquive et une désactivation : l'ordre est par là désamorcé. Ce qu'on retrouve dans la contestation à la violence et au pouvoir. Bartleby se sort de tout ce jeu par sa conduite non violente , ce qui intéresse la philosophie politique qui pense la vigilance permanente par rapport à l 'ordre et à l'exercice  du pouvoir violent.
 
Cf. la différence entre puissance, pouvoir et autorité là où nous confondons tous ces termes : dans l' antiquité latine, selon H.  Arendt (La crise de la culture, "Qu'est-ce que 'autorité ?") on rappelle la différence entre autorité et pouvoir. Le sénat romain dispose ainsi de l' autorité sans pouvoir coercitif. La puissance légale = le pouvoir ; l'autorité = morale ( les sénateurs représentent les pères de la patrie, il s ont naturellement l'autorité morale à Rome). l'autorité moral est ainsi surpuissante par rapport au pouvoir alors que notre modernité confond les deux. Par ex; ici face à vous qu m'écoutez, Je suis censé disposé d'un pouvoir institutionnel mais en réalité je dispose plutôt d'une autorité. Le rapport maître/élève en ce sens n'est pas un rapport de pouvoir mais d'autorité. 
Ainsi,  la désobéissance devient un pouvoir quand elle s'oppose au pouvoir mais n'est véritablement désobéissance que si reconnaît une institution à côté du pouvoir : l'autorité (idée fondamentale de H. Arendt). La désobéissance de Bartleby suspend donc la force de l'intérieur car on ne peut pas contrer ce type d'attitude.
L'essentiel de la force politique de la désobéissance tient en cette résistance opiniâtre, cette "mauvaise volonté" à obéir. Car cette vie de l'esprit se donne tel le sens même de notre participation au politique démocratique.
 
Questions des élèves:
L'anarchie = forme de désobéissance ? oui, son  but = pas substituer un ordre à un autre mais neutraliser l'ordre.
 
Pourquoi ça passe par la violence ? parce qu'on confond la négation et la destruction
 
Esquiver, suspendre, est-ce fuir ? S'endormir = attitude de désactivation totale et ça peut aller jusqu'à l'agressivité. Dans l'esquive, on est distrait, on est dans le jeu mais pas complètement. C'est ça le propre de la vie de l'esprit : décoller de la réalité, être là sans y être, de manière non spectaculaire. C'est une cristallisation progressive de comportements infimes, jeter un regard de coté ou dessiner sur une feuille.
 
Ne pas écouter le professeur,  n'est-ce pas un pouvoir contre lui ? non car c'est un non-pouvoir, cela ne fait qu'annuler son pouvoir en l'absorbant
 
Mais la  conduite de Bartleby n'a aucune finalité alors ? En effet, ici il n'y a pas d'objet, pas de volonté sinon d'annuler sa propre puissance. Bartleby  ne vise rien. C'est le refus de pouvoir qui est volontaire ici. Pour G. Agamben, nous sommes dans une époque  où l'injonction à faire est universelle : rien de plus insupportable que quelqu'un qui ne fait rien, refuse de faire. Bartleby est pas un mode à suivre mais c'est un mode intéressant en tant que réponse à l'injonction à faire.
 
Donc la  désobéissance n'a pas pour but de combattre injustice , il n' y  a pas d'autre moyen pour la combattre ? Bartleby  = ce par quoi il faut commencer pour contester l' injustice. Il faut en effet suspendre son adhésion, être réticent à = se mettre en état de contester. Condamner la désobéissance = risque à courir pour examiner la loi  car la contrainte légale n'est pas forcement légitime. La question  est donc : faut-il (et comment) désobéir ?
Le problème porte ici sur la confrontation entre droit moral et droit politique. Kant dans L'idée d'une histoire universelle  au point de vue cosmopolitique  apparaît comme le dernier des révolutionnaires et le premier des démocrates. Pour lui, la contestation au droit est illégitime : on n'a pas le droit de se révolter car ce droit doit nous être accordé par la seule structure politique qui elle-même fonde l'obéissance. Mais il y a un hiatus entre droit, politique et morale qui n'échappe pas à Kant . d'où la solution qu'il propose = le droit cosmopolitique (cf migrants qui se noient dans la Méditerranée) = confrontation entre un droit national et universel.  C'est le grand problème actuel en  Europe, l'opposition entre droit national et supra-national, le problème d'ingérence etc.
 
de Vincent Delecroix : Non ! De l'esprit de révolte, Ed. Autrement, coll. Les grands mots, 18 avril 2018, 288 p. - 19,00 €.
 
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