Introduction
Une démonstration peut désigner tout d'abord une opération mentale destinée à établir la vérité. Cette opération nécessite une certaine rigueur afin qu'elle soit comprise de toute personne douée de raison. Le fait de démontrer une théorie peut également nécessiter d'apporter une preuve de ce qu'on avance, par exemple en réalisant une expérience. En ce sens, la démonstration n'est pas seulement un raisonnement rigoureux, mais elle est une vérification. Sur un autre plan, on dira de quelqu'un d'expressif, c'est-à-dire qui montre visiblement ses sentiments, qu'il est démonstratif, par opposition à une personne qui resterait timide ou introvertie. Enfin, un pays fera une démonstration de force dans le but d'intimider l'ennemi.
Ainsi, comme le suggère l'étymologie, la démonstration renvoie à l'idée que l'on montre quelque chose à partir d'une autre. Le terme vient du latin demonstrare, monstrare signifiant montrer et de à partir. Le processus démonstratif se fait avec comme objectifs de parvenir à la vérité, mais aussi de convaincre et de persuader. Par définition, on ne démontre pas ce qui est évident. On ne démontre pas non plus ce qui ne peut pas l'être, d'où la nécessité de se demander si tout peut-être l'objet d'une démonstration (peut-on démontrer l'existence de Dieu par exemple ?). Enfin démontrer, c'est suivre un certain nombre de règles, donc une méthode : on ne démontre pas n'importe comment. Cette idée est importante dans une discipline comme les mathématiques où la démonstration importe souvent davantage que la solution.
Sur le plan philosophique, on s'intéresse surtout à la démonstration entendue comme processus rationnel destiné à exposer une vérité. La démonstration sert à expliquer de manière rigoureuse ce que l'on peut dire du réel. De ce point de vue, la démonstration se confond avec ce que l'on peut connaître. Mais elle nécessite également de déterminer les critères qui permettent d'établir cette vérité avec un degré de certitude incontestable.
Que nous apprend la démonstration ?
1. Se ressouvenir
L'une des plus célèbres démonstrations de l'histoire de la philosophie se trouve dans le Ménon. Le Ménon ou Sur la vertu (387 av. J.-C. ) est un dialogue de Platon (428-348 av. J.-C.) qui cherche à répondre à la question : qu'est-ce que la vertu ? Ménon, l'interlocuteur de Socrate, propose plusieurs réponses possibles selon que l'on est un homme, une femme, etc. Mais il manque l'universalité de la notion et demeure incapable de dire ce qu'elle est en soi. Désemparé de ne pouvoir apporter une définition, Ménon compare Socrate à une "torpille marine", un poisson "qui cause l’engourdissement à tous ceux qui l’approchent".
Afin de l'encourager, Socrate lui fait alors part de ce que disent les poètes à propos du savoir et expose ainsi la célèbre théorie de la réminiscence : l'âme qui apprend ne découvre pas quelque chose de nouveau, mais ne fait que se ressouvenir de qu'elle savait déjà. L'hypothèse de la réminiscence s'explique par la nécessité de sortir d'une aporie (un problème impossible à résoudre) : si on ignore ce qu'on cherche, comment savoir que l'on a trouvé ? En effet, ce qu'on sait, on n'a pas besoin de le chercher et ce qu'on ne sait pas, on ne sait pas qu'il faut le chercher. Pour Socrate, au fond d'elle-même, l'âme saurait ce qu'elle cherche et elle l'aurait simplement oublié.
Socrate reprend cette idée d'une réminiscence aux poètes tels que Pindare qui prétendent que "l'âme humaine est immortelle", "elle s'éclipse", mais "elle ne périt jamais" (Ménon, 80 d). En arrière plan, il y a une dimension morale, l'idée que chaque âme serait comptable des fautes qu'elle commet et c'est pour "cette raison" qu'"il faut mener la vie la plus sainte possible". Si chaque âme est née plusieurs fois et est passée d'un monde à l'autre, alors elle a déjà tout appris. Par conséquent, "il n'est pas surprenant qu'à l'égard de la vertu et de tout le reste, elle soit en état de se ressouvenir de ce qu’elle a su antérieurement". Il suffit qu'elle ait "le courage" d'entreprendre l'effort de se ressouvenir et donc de chercher ce qu'elle ignore.
Mais il y a un autre argument qui vient plaider, selon Socrate, en faveur de cette théorie de la réminiscence : elle permet de combattre la paresse. En effet, à quoi bon chercher si on ne peut rien savoir ? D'où l'intérêt pour Socrate de reprendre à son compte le récit des poètes et cette théorie mythologique de la réminiscence, car elle incite à la recherche plutôt qu'à se satisfaire de son ignorance. On retrouve ici l'idée du "noble mensonge" exposée dans la République (Livre III, 414 b-c) : un mensonge ou un mythe qui est utile peut tout à fait être tenu pour vrai, c'est-à-dire pris comme principe d'action, du moment qu'il la facilite.
Socrate ne s'arrête pas au simple énoncé de la théorie de la réminiscence. Il va, dans la suite du dialogue, en faire la preuve au moyen d'une démonstration de géométrie. Il demande en effet à Ménon d'appeler un esclave ignorant à qui il propose de résoudre un problème de géométrie par lui-même : celui de la duplication de la surface d'un carré. Ce problème ne peut pas être résolu en doublant les côtés du carré, ce qu'on a tendance à faire naturellement, car sinon on quadruple son aire. Il faut se détourner de cette erreur et utiliser la diagonale du carré pour tracer l'un des côtés du nouveau carré. Cette démonstration réalisée par l'esclave simplement en suivant le questionnement de Socrate lui permet de prouver à Ménon qu'il n'apprend rien à cet esclave, mais que ce dernier redécouvre, en se servant de sa raison, la solution d'un problème qu'il connaissait déjà et dont il ne fait que se ressouvenir.
2. Savoir
Dans les Seconds Analytiques, Aristote (384-322 av. J.-C) déclare que "savoir c'est connaître par le moyen de la démonstration (I, 2). Il précise ensuite : "par démonstration j'entends le syllogisme scientifique", ce type de syllogisme permettant d'obtenir une "connaissance scientifique". Le syllogisme étant un raisonnement permettant d'établir une causalité, Aristote affirme par conséquent que nous connaissons une chose lorsque nous connaissons sa cause.
Selon Aristote, la démonstration renvoie à l'utilisation d'un type particulier de syllogisme : le syllogisme scientifique. Un syllogisme est un raisonnement formel partant de deux prémisses (une prémisse majeure A et une prémisse mineure B) et établissant, à partir d'elles, une conclusion nécessaire (C). Le plus célèbre des syllogismes est le suivant :
- (A) Tous les hommes sont mortels ;
- (B) Or Socrate est un homme ;
- (C) Donc Socrate est mortel.
Le syllogisme consiste à partir d'une règle générale (tous les hommes sont mortels) pour l'appliquer à un cas particulier (Socrate). Pour pouvoir faire le lien entre la règle générale et le cas particulier, il est nécessaire d'avoir un terme commun : homme. Il s'agit du moyen terme. Le moyen terme est le terme qui permet de faire le lien entre la règle et le cas. Dans le syllogisme, il est la cause : c'est parce que Socrate est un homme qu'il est mortel. Par ailleurs, en logique, on appelle le sujet de la conclusion le petit terme (Socrate) et son prédicat le grand terme (mortel).
La condition pour qu'un syllogisme soit scientifique pour Aristote est que ses prémisses "soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la conclusion, antérieures à elles, et dont elles sont les causes" (Seconds analytiques, I, 2). Ces conditions permettent de faire la différence entre le syllogisme scientifique et d'autres types de syllogisme qui en imitent la structure logique, mais qui ne sont pas des connaissances. Le syllogisme dialectique, par exemple, part de prémisses qui sont seulement probables et le syllogisme rhétorique n'a pour fin que de persuader un auditoire en donnant à la déduction une apparence de vérité. Au contraire, le syllogisme scientifique a pour objet la vérité.
Pour qu'il y ait démonstration, le syllogisme doit donc remplir un certain nombre de conditions, sinon il ne démontre pas, c'est-à-dire qu'il ne permet pas d'établir la vérité d'une proposition à partir d'autres propositions évidentes. Selon Aristote, ces conditions sont les suivantes :
- la vérité des prémisses ;
- la primauté et l'indémontrabilité des prémisses : cette condition évite de remonter à l'infini la chaîne des démonstrations, il faut nécessairement partir d'une évidence première ;
- la causalité de la conclusion : les prémisses doivent être les causes de la conclusion, la connaissance de la cause d'une chose étant ce qui permet d'avoir la science de cette chose ;
- l'antériorité : elle découle de l'idée de causalité, mais surtout les prémisses doivent permettre de savoir ce qu'est la chose.
On voit ainsi que le syllogisme scientifique ou la démonstration, les deux sont synonymes pour Aristote, ne permettent en aucun cas de découvrir des choses nouvelles : tout est déjà présent dans les prémisses elles-mêmes. La démonstration ne constitue que le déroulement ou la mise en forme de ce qui était déjà contenu dans les propositions posées au départ.
3. La certitude mathématique
Achevées en 1628 mais publiées à titre posthume en 1701, les vingt-et-une Règles pour la direction de l'esprit de Descartes (1596-1650) lui permettent de s'affranchir de l'érudition scolastique et de poser les nouveaux principes de sa méthode pour découvrir le vrai. Mais elles affirment surtout son universalité : ces règles ont vocation à s'appliquer à tous les domaines du savoir, y compris à celui de la métaphysique. S'inspirant de la méthode mathématique, leur objectif est moins de l'étendre à toutes les disciplines que de parvenir dans chacune au même degré de certitude.
Dans la Règle II qui a pour titre "Il ne faut s'occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d'acquérir une connaissance certaine et indubitable", Descartes estime qu'il vaut mieux ne jamais étudier que de s'occuper d'objets trop difficiles où il est impossible de distinguer le vrai du faux. Cette réflexion l'amène à écarter toutes les connaissances qui ne sont que probables et à reconnaître que, parmi les sciences de son époque, les seules à être exemptes de fausseté et d'incertitude sont l'arithmétique et la géométrie.
Pour Descartes, deux chemins permettent de parvenir à la connaissance : l'expérience et la déduction. Or il observe que l'erreur ne vient généralement pas de mauvais raisonnements, mais d'une mauvaise compréhension des expériences. C'est pour cette raison que "l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences" car "elles seules traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain". La force des mathématiques est justement que leur objet est "pur et simple" : il s'agit du nombre, de l'ordre, de la mesure. L'expérience n'entre pas dans les chaînes de déduction de ces disciplines.
Si les erreurs commises par de mauvais raisonnements sont possibles "par inattention", les erreurs commises suite à une mauvaise compréhension des expériences sont elles beaucoup plus courantes. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille supprimer le recours à l'expérience dans les autres domaines tels que la physique par exemple : Descartes cherche justement à faire progresser cette discipline en réalisant des expériences. Simplement, au lieu de rester prisonnier comme le sont de nombreux autres scientifiques de son époque du modèle explicatif aristotélicien de la nature, Descartes défend un rapprochement de la physique avec la mathématique, cette dernière garantissant un savoir reposant uniquement sur le recours à la raison et qui ne se mêle pas avec la sensation ou l'imagination.
Malgré cette clarté propre aux mathématiques, Descartes observe que "beaucoup d'esprits s'appliquent plutôt à d'autres études ou à la philosophie" (Règle II). La raison en est simple : il est plus facile de faire des conjectures sur des questions difficiles, que de parvenir à la vérité sur une question facile. Cette préférence, nous dit Descartes, se fait "spontanément", c'est-à-dire sans y penser, sans méthode. Ces esprits font donc plus confiance à la "divination", c'est-à-dire à des savoirs occultes et mystérieux, qu'à la progression rigoureuse par raisonnements successifs. Ils enchaînent les hypothèses, les conjectures, les probabilités, mais sans ordre. De là naissent l'obscurantisme, la complaisance dans l'ignorance et les nombreux obstacles au progrès scientifique.
Pour autant, Descartes ne cherche pas à borner sa démarche de connaissance aux seules mathématiques. Il faut seulement que leur certitude serve de modèle pour les autres sciences afin d'avoir dans leurs propres démonstrations "une certitude égale à celle des démonstrations de l'arithmétique et de la géométrie". L'objectif est simplement de mettre de l'ordre dans les sciences. Les mathématiques deviennent ainsi le nouveau modèle pour la recherche de la vérité. Elles constituent pour toutes les sciences une mathesis universalis, c'est-à-dire un savoir universel de tout ce qu'il est possible de connaître.
4. Les mots primitifs
Selon Pascal (1623-1662)
, il existe deux moyens permettant de convaincre un auditoire d'admettre la vérité : s'adresser au coeur ou convaincre l'esprit. Dans De l'esprit géométrique et de l'art de persuader (écrit vers 1658 mais publié à titre posthume en 1728), il s'intéresse surtout au second moyen et expose trois règles pour y parvenir :
- établir des définitions claires ;
- apporter des preuves évidentes ;
- substituer les définitions aux termes définis dans les démonstrations pour s'assurer de la véracité des propositions.
Dans la première section de ce texte, Pascal souligne l'excellence de la géométrie qui a permis d'expliquer l'art de découvrir des vérités inconnues. En suivant son modèle, il est possible d'expliciter une méthode qui rend les démonstrations convaincantes. C'est de là qu'il puise les deux premières règles : définir tous les termes et prouver toutes les propositions.
Pascal entend par définition le recours à un terme univoque pour désigner une réalité qu'on connait et identifie clairement. Sa fonction doit être seulement d'abréger le discours. Aussi, pour se préserver des tromperies sophistiques reposant sur l'équivocité des noms, il suffit de remplacer le mot utilisé par sa définition. On retrouve ici la troisième règle qui permet de vérifier qu'on ne se commet pas d'erreur dans la démonstration.
Toutefois, Pascal identifie une difficulté dans cette méthode inspirée de la géométrie : si l'on veut tout définir, y compris "les premiers termes", on est conduit à un cercle vicieux et on en finit jamais. C'est pourquoi Pascal estime qu'on finit nécessairement par arriver "à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir". Ces mots primitifs sont "des principes si clairs" qu'il n'en existent pas d'autres. De là pour Pascal, il existe une impuissance fondamentale de la raison à rendre compte de tout le réel et la conséquence en est simple : il est impossible à l'esprit humain d'achever "quelque science que ce soit". On trouve ici une différence avec Descartes pour qui les principes peuvent se découvrir au moyen de la raison ; pour Pascal, ces principes sont indémontrables et sensibles au coeur.
Mais Pascal ne tient pas à "abandonner toute sorte d'ordre". L'ordre géométrique est certes moins convaincant, mais il apporte la certitude. Il ne peut pas tout définir ni tout prouver, mais comme il ne suppose "que des choses claires et constantes par la lumière naturelle", la nature vient soutenir et combler le défaut du discours. Cet ordre, "le plus parfait entre les hommes", consiste non pas à tout définir ou à tout démontrer, mais à "se tenir dans ce milieu de ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de définir toutes les autres".
Autrement dit, dans les démonstrations, il faut se garder de deux écueils :
- vouloir tout définir et tout prouver : l'exhaustivité conduit à des absurdités puisqu'il existe des premiers termes dont on ne peut pas rendre compte ;
- ne rien définir et ne rien prouver : il faut définir tout ce qui n'est pas clair, prouver tout ce qui n'est pas connu de tous les hommes et le faire selon un ordre particulier, une méthode.
Pour se faire comprendre, Pascal s'inspire de la géométrie : elle ne définit pas les termes évidents auxquels elle recourt tels que "espace", "temps", "mouvement", "nombre", "égalité". En effet, ces termes désignent "naturellement les choses qu'ils signifient". Par conséquent, vouloir les définir conduit à apporter "plus d'obscurité que d'instruction". Tout discours visant à définir les "mots primitifs" est faible du point de vue de l'apport conceptuel. Il faut comprendre "primitif" au sens étymologique de ce qui est premier, de ce qui est la source, l'origine d'un terme dans une démonstration.
On peut rappeler l'anecdote que Pascal reprend à Diogène Laërce (Vies, doctrines et sciences des philosophes illustres, 6, 40) : "Platon ayant défini l'homme un animal à deux pieds sans plumes, et l'auditoire l'ayant approuvé, Diogène [de Sinope dit le Cynique] apporta dans son école un coq plumé, et dit: « Voilà l'homme selon Platon »." Il prouve de cette manière l'absurdité à définir ce qui est évident. Pour Pascal, l'idée qu'on a de l'homme, pourtant inexprimable, est suffisante. La définition donnée par Platon n'est ni plus nette ni plus sûre que cette idée et l'explication qu'elle donne est inutile, voire même ridicule (en effet, on ne perd pas l'humanité en perdant ses deux jambes).
5. Quantité et nombre
Dans la douzième et dernière section de l'Enquête sur l'entendement humain (1748), David Hume (1711-1776) fait état de ses réflexions concernant les grands problèmes de la philosophie et s'inscrit contre la prétention d'auteurs comme les stoïciens, Platon ou Descartes à vouloir découvrir des vérités spéculatives, c'est-à-dire purement théoriques, sans référence à l'expérience. Il invite en effet à se méfier de l'imagination qui s'élève rapidement à la prétention de pouvoir rendre compte même des sujets les plus compliqués. Pour cette raison, Hume est le tenant d'un "scepticisme mitigé" consistant à limiter les recherches à la capacité qu'il juge étroite de l'entendement humain.
Hume définit la démonstration de manière restrictive, en la réservant aux mathématiques seules : "quantité et nombre sont les seuls objets propres de la connaissance et de la démonstration". Il sépare ce domaine mathématique où la connaissance progresse par une succession de déductions rigoureuses des "autres recherches humaines" qui "concernent seulement les questions de fait et d'existence" et qui, elles, sont indémontrables. Cela est particulièrement remarquable dans le domaine du savoir qui traite des faits humains, à savoir l'histoire : il n'existe pas de nécessité à ce qu'un fait se produise, le cours des événements semble irrémédiablement contingent, soumis aux caprices du hasards.
La thèse fondamentale de Hume est que "tout ce qui est peut ne pas être", autrement dit, sur le plan des faits, la négation n'implique pas nécessairement contradiction. Dans les mathématiques, une chose et son contraire ne peuvent pas coexister, le principe de non contradiction s'applique : soit le résultat d'une proposition est vraie, soit il est faux. Hume donne en exemple la proposition fausse suivante : "la racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10". On se représente parfaitement que cette proposition est fausse. En revanche, sur tous les autres plans, Hume estime que "la proposition, qui affirme qu'un être n'existe pas, même si elle est fausse, ne se conçoit et ne s'entend pas moins que celle qui affirme qu'il existe". La proposition qui affirme qu'un fait est ne permet pas en elle-même de dire que l'inverse est impossible : autrement dit, le principe de non contradiction ne s'applique pas.
Pour expliquer son raisonnement, Hume recourt à deux exemples : Jules César et l'ange Gabriel. Il est intéressant de noter qu'il place sur le même plan un personnage historique et un personnage mythique. En recourant au langage, on peut formuler l'idée suivante : Jules César a existé. Mais rien dans la proposition ne permet de dire qu'elle est vraie ou fausse. On conçoit en pensée tout aussi bien la proposition contraire à savoir : Jules César n'a pas existé. Autrement dit, alors qu'en mathématique, on peut dire qu'une proposition est vraie ou fausse simplement en l'analysant abstraitement, ce n'est pas possible en ce qui concerne les faits historiques et, a fortiori, encore moins pour les faits religieux, puisque leur reconnaissance dépend surtout de la foi en leur existence. Pour déterminer si un fait historique est vrai ou non, il va donc falloir nécessairement que la raison s'appuie sur l'expérience, qu'elle face appel à des témoignages ou à des récits historiques, qu'elle recoupe les déclarations avec des fouilles historiques, etc.
Pour Hume, en effet, la preuve de l'existence d'un être ne peut être apportée que "par des arguments tirés de sa cause ou de son effet". La causalité ne constitue pas une notion que nous aurions en nous à la naissance, elle est le résultat de notre expérience : c'est parce qu'on nous avons l'habitude de constater la régularité d'un phénomène que nous estimons qu'une certaine cause produit un certain effet. Or seules l'expérience et l'habitude peuvent nous assurer de l'existence d'un rapport nécessaire entre deux faits. En raisonnant a priori, c'est-à-dire avant toute expérience, "n'importe quoi peut paraître capable de produire n'importe quoi", par exemple la chute d'un galet éteindre le soleil ou le désir d'un homme gouverner les planètes. Ainsi, seule l'expérience peut nous apprendre "la nature et les limites de la cause et de l'effet", sans elle nous sommes incapables de démontrer qu'un objet existe.
6. Preuve apodictique et preuve acroamatique
Postérieur à Hume, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) se donne comme objectif de réhabiliter la raison contre le scepticisme modéré humien qui affirme l'impossibilité d'obtenir une certitude absolue dès qu'on fait entrer dans la démonstration des faits d'expérience. Mais il se distingue également du rationalisme cartésien qualifié de dogmatique parce qu'il ne s'interroge pas sur les prétentions de la raison à pouvoir établir une connaissance indépendamment de l'expérience.
Dans la Critique de la raison pure (1781), Kant trace les limites d'un usage de la raison permettant de parvenir à la connaissance et au-delà desquelles toute connaissance demeure impossible ou illusoire. Dans la section intitulée "Discipline de la raison pure dans l'usage dogmatique", il détermine les principes d'une méthode permettant aux métaphysiciens de ne pas perdre leur temps à réfléchir à des problèmes insolubles et il écrit que "seule la preuve apodictique, en tant qu'elle est intuitive, peut s'appeler démonstration". Qu'est-ce à dire ?
Est "apodictique" ce qui est nécessaire en droit et non pas seulement en fait. Cela signifie que l'expérience, qui consiste justement à produire des faits, ne permet pas d'apporter une preuve apodictique ou démonstrative (les deux termes sont synonymes, apodictique vient du grec apodeiktikos qui signifie "péremptoire"). La démonstration apporte une "certitude intuitive", c'est-à-dire immédiate, sans avoir à passer par les sens, ce qui n'est pas le cas avec l'expérience.
En outre, cette certitude intuitive ne résulte pas de concepts a priori (avant l'expérience) comme c'est le cas dans la philosophie dogmatique. C'est le cas par exemple du concept de Dieu chez Descartes qui est accessible à la conscience en tant qu'idée. Il n'y a donc pas d'analogie entre les mathématiques et la philosophie car si la philosophie procède par
"concepts", les mathématiques procèdent "
par construction de concepts". Dans les mathématiques, l'intuition est "
donnée a priori comme correspondante aux concepts" et il n'y a qu'elles qui "
contiennent des démonstrations". Autrement dit, l'intuition dans les mathématiques n'est pas empirique, elle est posée a priori.
Kant considère deux branches des mathématiques que sont l'algèbre et la géométrie.
- En géométrie, la construction d'un triangle peut se faire intuitivement dans l'imagination ou sur une feuille à partir d'une image intuitive de triangle. Dans tous les cas, le triangle est conçu comme intuition pure, c'est-à-dire indépendamment de l'expérience. Le triangle tel qu'il est représenté sur le papier est certes empirique, mais cette représentation sert à exprimer la généralité du concept de triangle. Les différentes propriétés que la géométrie découvre sont le fruit d'une construction de concepts.
- En algèbre, on retrouve le même type de construction : les signes permettent de représenter les rapports de quantités existants entre des nombres. Mais ces signes que l'on peut également exprimer sur le papier ne font pas l'objet d'une expérience au sens où l'on vérifierait une théorie par des faits. La représentation permet seulement de garantir les raisonnements contre les erreurs en les mettant "devant les yeux". C'est pourquoi ils demeurent indépendants de "tout essai de découverte".
Les mathématiques permettent à la raison pure, c'est-à-dire à la raison posée indépendamment de toute expérience, de réussir à s'étendre d'elle-même sans le recours à l'expérience. La méthode mathématique permet donc de parvenir à une certitude démonstrative. Mais cette méthode n'est pas extensible à la philosophie :
- les mathématiques s'intéressent aux propriétés générales du concept de triangle au moyen d'une intuition particulière, posée a priori, donc avant toute expérience ;
- la philosophie considère le particulier dans le général au moyen de concepts, elle procède par une analyse des concepts, "par des mots", elle ne recourt pas à l'intuition de l'objet (au contraire des mathématiques qui partent, par exemple, de l'intuition du triangle).
Kant propose ainsi de distinguer deux types de preuves :
- les preuves acroamoatiques : acroamatique signifie qui se transmet oralement, les preuves de la philosophies sont discursives, apportées au moyen de discours, elles ne font pas référence à l'intuition a priori d'un objet (nous n'avons pas l'intuition a priori de Dieu comme nous avons l'intuition a priori du triangle) ;
- les preuves apodictiques : ce sont les preuves des mathématiques, elles sont réalisées au moyen d'une démonstration parce qu'elles reposent sur une intuition a priori d'objet tel que le triangle par exemple.
Conclusion
Chez Platon, la démonstration s'accompagne d'une réminiscence : l'âme n'apprend pas quelque chose de complètement nouveau, mais elle se ressouvient de ce qu'elle savait antérieurement. Cette théorie permet de contourner le dilemme de la recherche : comment savoir que l'on a trouvé ce qu'on l'on ignorait ? Mais surtout, à la façon du noble mensonge, elle est davantage une incitation à combattre notre paresse et notre ignorance en interrogeant ce que nous pensons savoir.
Aristote conçoit la démonstration comme une modalité du savoir. Le syllogisme, s'il est rigoureux, permet de déployer la vérité dans toute son étendue. Toutefois, il peut être aussi utilisé à des fins trompeuses notamment par les sophistes qui cherchent à donner à leurs raisonnements l'apparence de la vérité. Il convient donc de garder en mémoire que le syllogisme ne permet pas de découvrir de nouvelles vérités, mais d'expliciter les vérités qui sont contenues dans les propositions.
La rupture introduite par Descartes consiste à envisager la démonstration sur le modèle mathématique, l'idée étant de parvenir en philosophie à un même degré de certitude, d'où l'intérêt d'appliquer scrupuleusement une méthode qui s'inspire des mathématiques, qui procède à la manière des géomètres, en recourant à des définitions claires et en ne tentant pas de rendre compte précipitamment des problèmes les plus complexes sans en avoir d'abord réaliser l'analyse.
Mais tout n'est pas non plus susceptible d'être analysé pour Pascal : les mots primitifs, c'est-à-dire les principes à partir desquels la raison part, ne sont pas définissables. Il faut une autre voie que la raison pour sentir ces principes, ce que Pascal appelle le coeur. Cela étant, il convient de suivre une méthode dans les démonstrations qui soit à la fois rationnelle et rigoureuse, et pour cela, rien de telles que des définitions claires et univoques pour se prémunir des erreurs.
Pour un sceptique, même modéré à la manière de Hume, non seulement la raison ne peut pas rendre compte des principes, mais elle échoue également à établir le même degré de certitude que les mathématiques dans toutes les autres sciences : l'histoire, la philosophie, mais aussi la physique, ont besoin de la causalité, mais cette causalité repose sur l'habitude et l'expérience. Tout ce qui est pourrait bien un jour être autrement ou ne plus être.
Cette dernière idée reviendrait à reconnaître l'impuissance de la raison : or, s'il existe un usage de la raison illégitime, celui qui consiste à vouloir rendre compte de ce qui dépasse l'expérience possible, Kant affirme qu'il faut aussi admettre un usage légitime : l'expérience permet bien d'obtenir une certitude. Toutefois, cette certitude n'est pas la même partout : il ne peut y avoir au sens strict de démonstrations que pour les mathématiques car les déductions sont intuitives, mais la physique en faisant appel à l'expérience ou la philosophie en recourant à l'analyse discursive de concepts sont aussi capables d'aboutir à un type de preuve.
source : http://philocite.blogspot.com/2016/05/cours-la-demonstration.html
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