Introduction
Le terme d'interprétation vient du latin interpretatio qui peut signifier "compréhension" ou "traduction". Interpréter, cela consiste à rendre clair ce qui ne l'était pas au premier abord, à révéler un sens qui était dissimulé. Ainsi, un interprète apparaît comme un médiateur ou un traducteur : il aide son auditoire à comprendre une œuvre en fournissant un ensemble d'informations permettant, par exemple, de mieux appréhender sa situation historique, le courant auquel elle se rattache, etc. En ce sens, l'interprétation aurait pour objectif de tendre vers l'objectivité, d'expliquer l'œuvre dans sa vérité, unique et absolue.
Cependant, nous avons toujours tendance à relativiser la notion d'interprétation, comme si elle était, par essence, multiple. On dit par exemple : "ce n'est qu'une interprétation" ou encore "il y a plusieurs interprétations possibles". En effet, lorsque nous cherchons à comprendre les événements de notre vie, nous leur donnons du sens, mais ce sens nous est propre, subjectif, correspondant à notre vision du monde. Il y aurait donc deux acceptions possibles de l'interprétation : une première portant sur l'activité de l'interprète qui proposerait, au moyen de connaissances, de redonner son sens à une œuvre, et une seconde, renvoyant à notre interprétation du monde, forcément plurielle et marquée par notre subjectivité.
Ces deux dimensions de l'interprétation, subjective ou objective, interrogent le rapport de l'interprétation à la vérité. Alors que l'interprète d'une œuvre cherche à retrouver le sens initial, celui que l'artiste à voulu donner à sa production, notre propre opération d'interprétation semble irrémédiablement personnelle, donc toujours discutable, chacun interprétant à sa manière les aspects du réel qu'il perçoit. Dans ces conditions comment s'assurer qu'une démarche interprétative est effectivement la bonne ? Autrement dit, quels sont les critères qui permettent de dire qu'une interprétation est juste ?
1/ La connaissance historique
Le chapitre VII du Traité théologico-politique (1670) du philosophe Baruch Spinoza (1632-1677) a pour titre : "De l'interprétation de l'Ecriture". Dans ce chapitre, Spinoza constate que certains interprètes de la Bible recherchent moins la vérité du texte, que le pouvoir qu'ils peuvent obtenir sur d'autres hommes par ce moyen. Pour éviter l'instrumentalisation de la religion à des fins personnelles, il propose une méthode inspirée des sciences naturelles. Spinoza estime, en effet, que les mauvaises interprétations sont dues aux "ambitions criminelles" de ceux qui utilisent les textes sacrés pour servir leurs intérêts plutôt que l'enseignement de charité dont ils sont porteurs.
Spinoza distingue deux types de mauvais interprètes : d'une part, les fanatiques religieux, c'est-à-dire tous ceux qui répandent "la lutte et la haine" sous couvert de "ferveur ardente" ; d'autre part, ceux qui se méfient de la raison et préfèrent ainsi la superstition jusqu'à "l'absurde", c'est-à-dire tous les obscurantistes qui préfèrent le mystère à une explication claire. Or le problème que posent le fanatisme et l'obscurantisme, c'est qu'en favorisant le développement de croyances irrationnelles dans l'esprit des hommes, ils les conduisent à les défendre avec leurs passions, donc à abdiquer toute réflexion. Par conséquent, il est d'un intérêt majeur de redonner à la raison pleine compétence pour l'interprétation, car tout ce que les hommes "conçoivent par l'entendement pur, ils le défendent à l'aide du seul entendement et de la raison".
L'ambition de Spinoza n'est pas simplement de proposer une méthode d'interprétation rationnelle de la Bible, mais d'indiquer "la vraie méthode à suivre dans l'interprétation de l'Ecriture". Le but de sa méthode est de parvenir à "une vue claire" des préceptes qu'elle contient. Cela signifie qu'elle doit mettre au jour un savoir qui soit à la fois précis et vrai. Cette méthode doit donc aboutir à la fin des conflits qui opposent les hommes sur ce qu'il faut faire relativement aux enseignements du texte sacré. Comment ? Spinoza indique qu'il s'agit de procéder par analogie avec la méthode utilisée pour "l'interprétation de la nature", précisant même qu'elle "s'accorde en tout avec elle". Cette méthode correspond au modèle expérimental développé par Francis Bacon (1561-1626. Elle prend le contrepied de la pensée déductive aristotélicienne consistant à partir des principes admis par l'autorité des Anciens. Pour Bacon et pour Spinoza, il importe de placer l'expérience au cœur du savoir.
L'interprétation d'inspiration baconienne de la nature commence par l'observation des phénomènes naturels, se poursuit dans la collecte de données sur ceux-ci, puis s'achève dans l'énoncé de définitions. Spinoza souhaite appliquer ce procédé à l'interprétation des textes bibliques. Evidemment, l'expérience n'est pas possible pour ce qui concerne la Bible, mais il est possible de trouver un analogue de cette expérience : la connaissance historique. C'est pourquoi, Spinoza affirme que "pour interpréter l'Ecriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique". Par ce moyen, il est possible de retrouver quelle a été "la pensée des auteurs". Le projet spinoziste est donc de contextualiser ce qu'enseignent les textes sacrés en remettant au centre de l'interprétation leur dimension historique, c'est-à-dire leur relativité, puisqu'ils sont propres à une époque, à un peuple, à une situation particulière. Cela signifie que tous les préceptes que l'on peut lire dans ces textes ne sont pas forcément à prendre à la lettre. L'interprète doit parvenir à retrouver l'intention des auteurs.
Le problème majeur que soulève néanmoins cette méthode est que "l'Ecriture traite très souvent de choses qui ne peuvent être déduites des principes connus par la lumière naturelle". L'Ecriture est composée de deux éléments principaux : des histoires et des révélations. Or les histoires comprennent principalement des miracles, c'est-à-dire des phénomènes surnaturels et les révélations correspondent aux opinions des prophètes. Dans les deux cas, il semble impossible de progresser dans la connaissance au moyen seulement de la raison et des lumières naturelles, comme ce serait le cas en physique ou dans les sciences.
La solution préconisée par Spinoza est de toujours en revenir au texte lui-même : la connaissance de l'Ecriture "doit être tirée de l'Ecriture même". Il s'agit d'un principe immanent d'interprétation du texte sacré, ce qui revient à rejeter tout principe transcendant d'interprétation, donc toute fondation externe au texte, par exemple reposant seulement sur l'autorité d'un commentateur. Ce principe confère au texte une autonomie : pour tout ce qui touche au surnaturel, il peut s'éclairer par lui-même au moyen par exemple d'autres passages.
2/ L'infinité des interprétations
Dans le § 374 du Gai Savoir (1887), Friedrich Nietzsche (1844-1900) défend une approche perspectiviste du réel, c'est-à-dire qu'il ne croit pas en l'existence d'un point de vue de référence qui serait la vérité, mais il pense qu'il existe une infinité de perspectives possibles. Selon lui, "l'intellect humain ne peut éviter de se voir lui-même sous ses formes perspectivistes et seulement en elles". Comme toute intelligence est attachée à un individu propre, tout est affaire fondamentalement d'interprétation, y compris lorsqu'il s'agit de donner une explication mécaniste, donc scientifique, du monde. Par conséquent, il n'est pas possible de déterminer avec précision jusqu'où s'étend le caractère perspectiviste de l'existence, ni si une existence sans interprétation n'est pas fondamentalement un non-sens puisque l'interprétation est ce qui sert à donner du sens.
Si l'on ne peut rien affirmer en vérité, est-ce à dire pour autant que le perspectivisme nietzschéen est une fausse idée ? On peut rapprocher ce paradoxe de celui propre aux relativistes, notamment Protagoras qui affirme que l'homme est mesure de toute chose. Comment cette position pourrait-elle être vraie si la vérité n'est affaire que de subjectivité ? Nietzsche échappe au paradoxe logique en rétorquant que, s'il n'est pas possible non plus d'affirmer avec certitude sa thèse, à savoir que toute existence serait essentiellement "une existence interprétante", c'est justement parce que tout est question d'interprétation. Par conséquent, reprocher à sa position de n'être qu'une interprétation, c'est encore lui donner raison puisqu'il affirme que tout n'est qu'interprétation. En ce sens, la question ne peut être "tranchée" pour la simple raison qu'elle ne relève pas du registre de la vérité, mais de celui du sens. Or le sens est toujours une construction, c'est ce que nous mettons dans les choses dès que nous les concevons.
Nietzsche n'appelle pas à la suppression de la notion de vérité, mais à son dépassement. La science et la vérité disent quelque chose de notre monde réel, elles en précisent la causalité, la dimension progressive qui est liée au déroulement du temps, le passage de la cause à l'effet. Mais cette perspective mécaniste du monde qui correspond à la démarche scientifique ne doit pas être considérée comme la seule perspective possible sur le monde. Il peut très bien exister d'autres "espèces d'intellect et de perspective" qui soient capables de voir le temps autrement (par exemple de manière "alternativement progressive et régressive"). Il est inutile de les chercher puisqu'elles sont précisément infinies. La seule chose qu'il faut admettre, c'est qu'il serait présomptueux de penser que notre angle de vue est le seul que nous puissions avoir du réel. C'est pourquoi affirme-t-il : le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, "infini"".
Lorsque l'on fait l'expérience nietzschéenne de l'infinité des interprétations, "le grand frisson nous saisit". L'idée que tout n'est qu'interprétation est une pensée effrayante. C'est la peur qui nous conduit à considérer la vérité comme un absolu, qu'il existerait un seul point de vue possible sur le monde. D'où cette tentation de "diviniser ce monstre de monde inconnu à la manière ancienne", autrement dit, de faire du frisson de l'infini l'origine de notre croyance en un Dieu qui tiendrait le rôle de perspective des perspectives. Nietzsche veut au contraire que ce frisson nous remette, nous humain, voire trop humain, à notre niveau qui est celui de l'infinité des interprétations. Point donc de divinisation, ni même d'adoration philosophique d'un "être inconnu", mais une libération et une invitation à trouver d'autres interprétations possibles du monde.
3/ L'interprétation du rêve
Dans
L'interprétation du rêve (1900), Sigmund Freud (1856-1939) observe que les rêves restent bien souvent incompréhensibles si on en reste à leur description consciente. Il affirme cependant qu'il est possible de les comprendre à condition d'appliquer la bonne clé interprétative : comme les rêves sont la réalisation déguisée d'un désir, le sujet ne s'en souvient que vaguement. Il faut donc, par une activité analytique, décrypter les symboles dont ils sont porteurs afin de parvenir à leur explicitation et à leur compréhension. Dans la VIe partie de l'ouvrage qui s'intitule "Le travail du rêve", il affirme que sa méthode psychanalytique constitue une nouvelle manière de comprendre les rêves.
Contrairement à ses prédécesseurs qui se focalisent sur les aspects manifestes du rêve, Freud se concentre sur son
"contenu latent" ou ce qu'il appelle encore
"les pensées du rêve". Chaque rêve présente deux contenus :
- un contenu manifeste : celui qui est accepté par la conscience et qui correspond au souvenir du rêve, ce qui permet au sujet de le raconter ;
- un contenu latent : celui qui se rattache au désir refoulé exprimé par le rêve et qu'il s'agit de découvrir au moyen de l'analyse.
Pour interpréter correctement le rêve, il faut "
examiner les relations du contenu onirique manifeste aux pensées latentes du rêve" et
"traquer les processus par lesquels le manifeste est né du latent". En d'autres termes, interpréter un rêve consiste à remonter du sens manifeste pour arriver à son sens latent, c'est-à-dire son sens caché.
Pour Freud, ces deux contenus ressemblent à deux langages différents, c'est pourquoi il analyse le passage du latent au manifeste comme une opération de traduction : "le contenu onirique apparaît comme une transposition des pensées du rêve dans un autre mode d’expression". Le contenu manifeste comporte des images qui sont des symboles, c'est-à-dire qu'ils renvoient à une signification cachée. Il convient donc de s'intéresser à leur "référence sémantique", donc à ce qu'ils énoncent ou signifient. L'erreur des prédécesseurs de Freud vient de leur intérêt pour la "valeur iconique" des rêves : ils ne cherchent pas à les décrypter comme on traduit un code, selon des règles et des lois, mais ils interprètent l'image en tant que telle, en la prenant à la lettre.
Freud donne l'exemple du récit d'un rêve : "une maison avec un bateau sur le toit, puis une lettre isolée, puis un personnage qui court et dont la tête est élidée et mise en apostrophe". Comprise littéralement, cette succession d'images est absurde, il ne peut pas exister de bateau sur le toit d'une maison. Pour comprendre le rêve, il faut "remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, selon une relation quelconque, est figurable par l’image". Une fois ces mots rassemblés, un sens émerge à la façon "des paroles poétiques" où l'image symbolise un ou plusieurs autres éléments venant rendre compte de sa présence. Par conséquent, "le rêve est un rébus" qu'il convient d'analyser non pas comme un dessin ou "une composition graphique", mais comme la traduction d'un langage dont le contenu se trouve dissimulé à la conscience par le mécanisme du refoulement.
Dans la suite du texte, Freud distingue deux types de travail du rêve :
- le travail de condensation : il se produit une forme de compression dans le rêve, un seul élément qui apparaît peut en révéler plusieurs ;
- le travail de déplacement : le contenu latent du rêve n'a pas besoin d'être expressément représenté dans le rêve.
Par exemple, dans le cas d'un rêve portant sur une "monographie botanique", Freud mentionne un ouvrage qui fait référence à un livre qu'il a vu la veille sur l'espèce Cyclamen, qu'il relie aussi à un autre livre qu'il a écrit autrefois sur la cocaïne, ce qui, par association d'idées, lui fait penser à une discussion qu'il a eu la veille avec un collègue médecin. Il constate ainsi que le rêve sur la monographie a opéré un décentrement par rapport à ce qui était réellement en jeu dans son rêve et qui était cette conversation avec son collègue médecin portant sur des complications et des conflits résultant de prestations obligeantes entre collègues. Il y a donc à l'œuvre un double travail du rêve, d'une part de condensation (une série d'événements se retrouve enchâssé dans un même rêve) et d'autre part, de déplacement (le sujet du rêve ne correspond pas au contenu latent qui est en cause). Pour interpréter un rêve, il convient ainsi de décompresser et de recentrer le contenu manifeste pour retrouver le contenu latent.
4/ Compréhension et explication
Dans Le Monde de l'Esprit (1926), Wilhelm Dilthey (1833-1911) s'intéresse au fondement des "sciences de l'esprit", ce qu'on appelle aujourd'hui les sciences humaines. Alors que les sciences humaines sont fondées sur une méthode compréhensive, les sciences naturelles reposent sur une méthode explicative. Il s'oppose en cela à Auguste Comte qui considère qu'il existe une continuité de méthode entre la connaissance de l'homme et celle de la nature. Dans un texte de se recueil, intitulé "Idées concernant une psychologie descriptive et analytique", Diltey s'interroge sur la possibilité de mettre en place une psychologie qu'il appelle "descriptive et analytique", consciente que toute vie psychique s'inscrit dans une culture particulière.
Pour Dilthey, "les sciences de l'esprit ont le droit de déterminer elles-mêmes leurs méthodes en fonction de leur objet". En effet, les sciences de l'esprit ont tendance à vivre sous la domination des sciences de la nature, qui apparaissent comme un modèle de scientificité. Cependant, cette vision fait abstraction de la particularité de l'objet propre aux sciences de l'esprit. Il faut donc réfléchir à la constitution d'une méthode propre à ces sciences. Ce n'est qu'en inventant une méthode correspondant à l'objet étudié que l'on peut révolutionner sa discipline : "ce n'est pas en transposant dans notre domaine les méthodes trouvées par les grands savant que nous nous montrons les vrais disciples, mais en adaptant notre recherche à la nature de ses objets".
A partir de cette attention à l'objet des sciences, Dilthey remarque que les phénomènes spirituels ne se présentent pas de la même façon à la conscience que les phénomènes naturels. La nature reste extérieure à la conscience alors que l'esprit est une donnée fondamentale de toute conscience. Si la nature peut être segmentée, ce n'est pas le cas de la vie psychique qui se donne comme un "ensemble". Alors que les sciences physiques reconstruisent un ensemble cohérent au moyen de raisonnements et d'une combinaison d'hypothèses, les sciences de l'esprit doivent s'intéresser au tout de la vie psychique. Dans les sciences de l'esprit, il n'est pas possible de décomposer le réel, de le manipuler, de faire des expériences sur lui. Il se donne en entier, tel qu'il est perçu par une conscience.
Cette différence d'objet implique donc une différence de méthode : "la nature, nous l'expliquons ; la vie de l'âme, nous la comprenons". Comprendre (la vie psychique) et expliquer (la nature) sont deux modes de connaissance distincts :
- la compréhension : elle est un mode de connaissance procédant par intuition et vise à saisir une signification ; l'interprétation joue un rôle clé dans la mesure où l'enjeu consiste à donner un sens à une observation ;
- l'explication : elle est un mode de connaissance établissant des relations objectives existant entre certains phénomènes ; la déduction joue un rôle analogue à l'interprétation dans la mesure où elle avance par un enchaînement rigoureux de causes et de conséquences.
Comme le souligne Dilthey, "les méthodes au moyen desquelles nous étudions la vie mentale, l'histoire et la société sont très différentes de celles qui ont conduit à la connaissance de la nature". Les sciences de la nature expliquent l'enchaînement nécessaire des phénomènes naturels selon la loi de causalité, alors que les sciences humaines comprennent les actions humaines en cherchant à saisir les motivations subjectives, conscientes ou inconscientes, qui guident les individus. Cependant, les sciences humaines ne sont pas moins scientifiques ou rigoureuses que les sciences de la nature. Elles adaptent simplement leurs méthodes à leur objet - l'homme - qui est un être libre, contrairement aux phénomènes naturels qui sont eux, déterminés par des lois.
5/ Interprétation et application
Dans
Vérité et Méthode (1960), Hans Georg Gadamer (1900-2002) cherche à tracer les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, c'est-à-dire à déterminer les implications de toute tentative de compréhension. Dans la troisième et dernière partie de l'ouvrage intitulée "Tournant ontologique pris par l'herméneutique sous la conduite du langage", il affirme que notre accès à l'être ne peut passer que par le langage. Autrement dit, comprendre revient à traduire le réel dans un langage, langage qui est notre seul moyen d'accès à la réalité des choses.
Pour Gadamer, l'interprétation consiste en
"l'opération même de la compréhension". Autrement dit, l'interprétation est le moyen de la compréhension qui en est le but ultime. Mais l'interprète n'a pas pour autant besoin de s'adapter à son public car "
l'interprétation ne correspond pas à une attitude pédagogique". Comme toute interprétation se fait essentiellement dans un langage et que tout langage implique un monde commun et un rapport à autrui, elle réunit d'emblée celui qui parle à celui à qui une parole s'adresse. Par conséquent, l'interprétation n'a pas à rechercher une adaptation consciente à un public particulier puisque la condition de toute parole est justement celle de pouvoir être entendue et comprise.
Ce que recherche l'interprétation est ce que Gadamer nomme
"la concrétisation du sens lui-même". Gadamer insiste en effet sur la nécessité de l'application dans l'interprétation :
"comprendre un texte, c'est toujours se l'appliquer à soi-même". Cela signifie que ce qui est à interpréter doit faire l'objet d'une incarnation ici et maintenant. Il n'est interprété que s'il prend un sens pour un présent particulier, héritier d'une tradition mais avec le souci d'une application pratique, dans une situation particulière. Aucun texte n'a de sens par lui-même, il s'inscrit toujours dans un certain rapport, celui de l'interprète, qui est pris d'emblée dans un monde, celui qu'il partage avec ceux qui l'écoutent. Un texte est
"toujours [...]
nécessairement compris autrement", il ne possède pas un sens unique. Il reste le même à travers le temps, mais il se présente à
"chaque fois [...]
d'une manière différente".
Cependant, s'il y a autant de sens que de sujets interprétants, ne risque-t-on pas de tomber dans le relativisme, c'est-à-dire dans cette idée qu'il n'existe pas de vérité du texte et que finalement, toute interprétation en vaut bien une autre ? Gadamer évite l'obstacle en rappelant que toute interprétation relève
"par essence du langage". L'interprétation d'un texte ne constitue pas un second texte dont le sens viendrait se juxtaposer à celui du premier qui est interprété. L'interprète ne doit pas produire des concepts définis une fois pour toute car il n'a pas à mettre au jour la vérité du texte, mais abandonnant tout désir de maîtrise, il doit accueillir son sens en fonction de la tradition pour une époque donnée qui est celle dans laquelle il vit. Ainsi, l'interprétation est moins une réponse au texte qu'une question posée à ses sens possibles. C'est pourquoi "
les concepts interprétatifs" n'ont pas à être explicites, c'est-à-dire suffisamment clairs et précis, mais doivent au contraire chercher à disparaître pour mettre le texte en valeur :
"c'est lorsqu'une interprétation peut ainsi disparaître qu'elle est juste".
Il y a là un paradoxe dont Gadamer est conscient : la justesse d'une interprétation est fonction de sa capacité à disparaître en tant qu'interprétation. Autrement dit, moins l'interprétation se présente comme une interprétation et plus elle est juste. L'idée de Gadamer est la suivante : une bonne interprétation, l'interprétation "
juste", est celle capable de donner
"la parole" au texte, c'est-à-dire de lui rendre sa dimension vivante, d'inviter l'auditoire au dialogue avec le texte. La parole étant le langage humain incarné, celui qui est prononcé en vue de la communication, un texte qui parle doit stimuler l'interrogation. Par conséquent, l'interprète doit faire en sorte que le texte interprété fonctionne comme un appel adressé à chacun, que la compréhension renvoie à une parole incarnée dans un monde. C'est pourquoi Gadamer défend
"une interprétation médiatrice" capable de s'effacer derrière le texte afin de le rendre compréhensible. L'interprétation doit tendre vers le texte, s'effacer derrière lui, ne pas se superposer comme un sens possible de l'œuvre, mais en révéler toute la possibilité de sens à un moment donné.
6/ La dialectique de l'interprétation
Dans Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II (1986), Paul Ricœur (1913-2005) consacre un article à l'interprétation dont le titre est "De l'interprétation". Il assigne à l'herméneutique la tâche de reconstruire ce qu'il appelle le "double travail du texte", à savoir d'une part, sa dynamique interne et, d'autre part, sa projection externe. La dynamique interne est ce qui préside à la structuration d'une œuvre. La projection externe est la capacité de cette œuvre à se projeter hors d’elle-même pour engendrer un monde qui soit la "chose" du texte. Or c'est dans le cadre de la reconstruction de la dynamique interne du texte que Ricœur souhaite réconcilier, après les avoir redéfinies, compréhension et explication. Son objectif, in fine, est de permettre un nouveau dialogue entre sciences humaines et philosophie de l'interprétation.
Pour Ricœur, l'herméneutique a une double tâche qui consiste, d'une part à "reconstruire la dynamique interne du texte" et, d'autre part, à "restituer la capacité de l'œuvre à se projeter au-dehors dans la représentation d'un monde" habitable. Ricœur estime qu'il faut "articuler l'une sur l'autre la compréhension et l'explication" si l'on veut parvenir à reconstruire cette dynamique interne. Comprendre et expliquer sont, depuis Dilthey, deux méthodes traditionnellement placés en opposition. Chez Dilthey, l'opposition caractérisait les méthodes des sciences humaines d'un côté, situées sous le pôle du comprendre et celles des sciences naturelles, opérant au moyen de l'expliquer. Mais le développement du structuralisme au milieu du XXe siècle et l'accent placé sur l'analyse des structures a conduit les sciences humaines à abandonner, pour une grande part, la sphère de l'interprétation pour rejoindre celle de l'explication. Par conséquent, un fossé s'est creusé entre d'une part, l'herméneutique du comprendre et d'autre part, les sciences en général.
L'objectif de l'herméneutique est de parvenir à retrouver le "sens de l'œuvre", c'est-à-dire l'intention de l'auteur. Pour cela, Ricœur souligne qu'il doit lutter "sur deux fronts". Tout d'abord, il combat "un irrationalisme de la compréhension immédiate", c'est-à-dire l'idée qu'un commentateur serait capable par intropathie (connaissance de soi-même) de se transposer, sans aucune médiation, dans l'esprit de l'auteur. Il serait ainsi possible de retrouver un sens selon une méthode qui échapperait à la raison, mais que le commentaire merveilleusement empathique du commentateur, permettrait quand même de retrouver. Or on tombe là, selon Ricœur, en pleine "illusion romantique", comme s'il s'établissait "un lien de congénialité entre les deux subjectivités impliquées par l'œuvre, celle de l'auteur, celle du lecteur". Il s'agit d'une forme de compréhension poussée jusqu'à l'absurde, puisqu'il n'est pas possible de rendre compte rationnellement du procédé permettant au commentateur de justifier son interprétation. Rien ne prouve, en effet, qu'on retrouve le sens véritable du texte par ce moyen.
A l'autre bout, Ricœur s'en prend à "un rationalisme de l'explication", idée selon laquelle il serait possible d'étendre la méthode d'analyse structurale des systèmes de signes non plus seulement au discours mais à la langue elle-même. On comprend alors qu'il s'agit d'une extension abusive du rationalisme explicatif. Cette extension est constitutive d'une "illusion positiviste", pendant de "l'illusion romantique" de la compréhension immédiate, et qui aboutit à considérer le texte comme une entité close sur elle-même, purement objective, par conséquent oublieuse de la subjectivité de l'auteur et du lecteur. Autrement dit, dans les deux cas - compréhension et explication - Ricœur rejette moins les méthodes, qu'il juge complémentaires, que les excès qui conduisent à exclure l'une ou l'autre, soit que l'on considère le texte comme purement subjectif, soit qu'il soit regardé comme un objet autonome et donc objectif.
Ricœur propose d'opposer à ces deux attitudes excessives une "dialectique de la compréhension et de l'explication". Il définit chacun des termes de la façon suivante :
- la compréhension : "j'entends par compréhension la capacité de reprendre en soi-même le travail de structuration du texte" ;
- l'explication : "et par explication l'opération de second degré greffé sur cette compréhension et consistant dans la mise au jour des codes sous-jacents à ce travail de structuration que le lecteur accompagne".
On voit que dans l'un et l'autre cas, Ricœur opère une sorte d'hybridation : la compréhension aménage une place pour
"le travail de structuration du texte" et l'explication nécessite un accompagnement par le lecteur.
Il en résulte que l'interprétation d'un texte n'est plus rabattue soit sur explication, soit sur sa compréhension, elle devient justement "cette dialectique même de la compréhension et de l'explication au niveau du ''sens" immanent au texte". Loin de s'exclure l'une l'autre, compréhension et explication apparaissent comme deux méthodes complémentaires qui viennent enrichir notre compréhension du sens d'une œuvre. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : Ricœur reste attaché au courant herméneutique dont il est l'héritier et l'explication ne constitue qu'une greffe qui ne doit pas faire oublier l'aspect subjectif, premier et fondamental, de tout texte qui est écrit par un auteur et qui est lu par un lecteur.
Conclusion
Spinoza met la connaissance historique au centre de l'interprétation des textes sacrés. L'enjeu est d'éviter les mauvaises interprétations qui conduisent à instrumentaliser la religion pour des fins personnelles. Au contraire, la bonne interprétation est celle qui mobilise rigueur et clarté pour les mettre au service de la découverte de l'esprit du texte, c'est-à-dire de l'intention de l'auteur.
Nietzsche affirme qu'il existe une infinité d'interprétations possibles. Il ne s'agit pas pour autant de tomber dans le relativisme en soutenant que toutes les interprétations se valent : certaines sont plus rigoureuses que d'autres ou possèdent un plus grand pouvoir explicatif. Simplement, ce serait une erreur de croire qu'il n'existe qu'une seule bonne interprétation : l'interprétation est toujours multiple.
Freud assigne à l'interprétation des rêves la fonction de révéler le sens latent qui se dissimule derrière le sens manifeste du rêve. En ce sens, l'interprétation ressemble à une activité de traduction puisqu'il s'agit de décoder les rêves par-delà le travail de censure réalisé par l'inconscient. Le travail du rêve se fait essentiellement de deux manières : par condensation et par déplacement.
Dilthey considère l'interprétation comme étant le propre de la méthode des sciences de l'esprit. Alors que les sciences de la nature expliquent les phénomènes naturels, les sciences de l'esprit comprennent les phénomènes humains. Ces derniers se donnent comme un tout qu'il n'est pas possible de segmenter et d'étudier au moyen d'hypothèses et d'expériences.
Gadamer s'intéresse à l'importance de l'application dans l'interprétation des textes : il s'agit en effet de rendre vivant une parole. L'interprétation ne doit pas se superposer au texte, mais disparaître derrière lui. Elle doit recourir à des concepts ouverts, mettant en évidence la multiplicité des sens possibles plutôt que d'en restreindre les possibilités et inviter l'auditoire au questionnement et au dialogue.
Enfin, Ricœur cherche à éviter deux écueils de l'interprétation d'une œuvre : l'illusion romantique d'une compréhension intuitive et l'illusion positiviste d'une explication objective. Il défend au contraire une dialectique de la compréhension et de l'explication, ces deux démarches se renforçant l'une l'autre pour permettre de rendre compte du sens d'une œuvre.
source : https://philocite.blogspot.com/2018/02/cours-linterpretation.html
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