Les hommes produisent des œuvres qui durent, parfois bien au-delà d’une vie humaine : des objets techniques et des œuvres d’art. L’œuvre est précédée d’une certaine pensée. Elle présuppose un certain savoir-faire acquis par l’exercice. Elle est intentionnellement fabriquée.
Depuis qu’il y a des hommes et quels que soient les peuples on trouve nécessairement des objets techniques et facultativement des œuvres d’art. La technique semble donc fondamentale car elle produit des objets utiles à la vie. L’art paraît facultatif parce qu’il crée des objets superflus, voire qui ne servent pas mais qui se donnent à la pure contemplation.
Cependant, les objets techniques passent facilement d’une culture à une autre. On les utilise. Ils se démodent. Par contre, les œuvres d’art semblent exprimer la spécificité de la culture dans la mesure où elles font penser. Certaines franchissent le seuil des cultures particulières et semblent exprimer l’humanité.
Dès lors, technique et art sont-ils deux modalités de la culture dont l’une est supérieure à l’autre ou bien expriment-ils chacun à leur façon la culture ?
I. L’imitation.
La technique et l’art peuvent se penser comme imitation, c’est-à-dire comme reproduction d’un modèle ou d’un processus. Or la technique imite des modèles intelligibles ou des processus naturels. L’art quant à lui imite les objets techniques ou les apparences naturelles. Ainsi l’artisan fabrique un lit et le peintre imite son lit dans son tableau avec un paysage derrière. L’art paraît alors inférieur à la technique puisqu’il n’a pour objet que des apparences comme le soutient Platon (La République, livre X), c’est-à-dire des imitations d’imitations. La technique quant à elle est imitation d’un lit intelligible, modèle de tous les lits fabriqués.
En outre, l’artisan produit une œuvre utile pour tous qui permet la vie, voire l’améliore. L’objet technique est utile car il est fait pour servir, soit à faire un autre outil, soit à fabriquer un objet d’usage comme un lit ou à faire un objet de consommation comme du pain selon la distinction d’Hannah Arendt dans laCondition de l’homme moderne (1958). Alors que l’œuvre d’art peut être une tromperie qui agit en flattant, c’est-à-dire en satisfaisant les désirs à la façon de la cuisine comme le soutient pour le théâtre Platon dans son Gorgias et comme paraît être un certain cinéma pour nous. Pour cela, il suffit que son public soit ignorant. L’œuvre est au mieux un jeu pour celui qui la connaît comme apparence (cf. Platon, Les Lois).
Or, si l’art est imitation, il imite des apparences pour exprimer à travers des cas singuliers des vérités générales. Car, nous savons qu’il s’agit d’une apparence. Un portrait en peinture ou au théâtre imite moins l’apparence d’une personne que la personne dans une de ses expressions, voire un type de personne. Qu’on pense aux comédies de Molière (1622-1673) ! Harpagon, c’est l’imitation de l’avare. Donc l’art tente d’imiter ce qui est universellement valable. En ce sens, il dépasse la technique qui s’en tient à la particularité de tel ou tel but. On peut lui accorder une valeur de connaissance universelle. Il appartient ainsi à la culture entendue comme le soin pris à son esprit en le nourrissant des grandes œuvres.
Pourtant, cette conception de l’art comme imitation souffre d’une difficulté car, prenant pour modèle la seule peinture, voire la poésie (ou littérature) elle néglige l’émotion, c’est-à-dire l’effet sur notre sensibilité. Difficile pour la musique, elle est inadéquate pour l’architecture. Quant à la technique, si elle paraît imiter certains effets naturels, par exemple voler pour un avion, voire s’adosser à la connaissance de certains processus, elle se manifeste plutôt comme invention d’objets, voire de matériaux inconnus jusque là. L’œuvre d’art n’est-elle pas d’abord belle ? En cela, n’a-t-elle pas une universalité que n’a pas la technique ? Mais d’un autre côté, la technique n’est-elle pas essentiellement progrès, voire le fondement du progrès de l’humanité tout entière ?
II. La beauté et le progrès.
En effet, l’objet technique peut être beau mais pas en tant qu’objet technique. Car il est destiné à être utilisé et non contemplé. Pendant que j’utilise l’objet technique, je ne l’examine pas. Je me concentre sur ma tâche. À l’inverse, l’œuvre d’art exige de ne pas être utilisée mais contemplée (ainsi d’un bâtiment, d’une sculpture, d’un tableau qu’on voit, d’un concert qu’on écoute, d’un poème qu’on lit, voire d’un film qu’on regarde et écoute).
C’est précisément cette contemplation qui fait la beauté de l’œuvre d’art. En effet, le plaisir qu’on éprouve n’est pas lié à l’intérêt ou au désir. Une pomme peinte sur une nature morte de Cézanne (1839-1906) est belle ; dans mon assiette elle est agréable. Et comme l’œuvre d’art est faite pour être contemplée, elle est l’expression même du caractère désintéressé de la beauté. Si on qualifie de beau certains objets techniques, voire des parties de la nature, c’est qu’on les contemple comme des œuvres d’art. Par contre un objet agréable ne l’est que pour moi. À supposer que nous soyons nombreux à l’apprécier, le plaisir reste personnel.
Aussi, la beauté qu’exprime l’œuvre d’art est-elle universelle alors qu’un objet technique n’a qu’un usage déterminé par une tâche qui peut se retrouver totalement obsolète. L’araire, cet outil qui servit au labour, n’est plus utile parce qu’on a trouvé mieux. À l’inverse, une œuvre d’art ne disparaît pas même si la culture qui l’a vue naître n’est plus. Nous lisons toujours Homère. Nous admirons même les peintures de la grotte de Lascaux.
Mais la beauté de l’œuvre d’art ne peut être détachée de sa signification. Une œuvre architecturale donne à penser. Comme lieu de culte par exemple, elle exprime une certaine idée du divin. La musique pure qui paraît faire exception fait naître des idées par l’intermédiaire des états d’âme. La sculpture, la peinture et surtout la poésie proposent des œuvres qui ne peuvent être comprises que dans le cadre d’une culture. Dès lors, la beauté d’une œuvre semble plutôt liée aux idées d’une culture.
Finalement, même s’il appartient à une culture, l’objet technique peut s’intégrer à une autre. C’est en ce sens qu’il peut être conçu comme manifestation du progrès. On entend par là une amélioration. Dans quel but ? Que la technique améliore la vie n’est pas vrai de tous les hommes et de toutes les techniques. Qu’elle diminue le temps de travail est une fausse idée. Nombre de primitifs travaillent peu. Les Bushmen travaillent trois heures par jour – et encore pas avant 25 ans (cf. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance). Par contre, une hache de métal permet de plus débiter de bois qu’une hache de pierre. Il n’est donc pas étonnant que les amérindiens l’adoptèrent dès qu’ils la connurent. De même que les Européens adoptèrent la poudre à canon inventée par les Chinois qui leur permirent de perfectionner leur armement. Aussi, le progrès technique qui le rend universel ne consiste-il que dans son efficacité croissante.
Toutefois, il n’y a pas d’usage d’une technique qui soit indépendante d’une culture et certaines refusent explicitement des techniques qu’elles connaissent, par exemple les Aborigènes du nord de l’Australie qui étaient en contact avec des peuples pratiquant l’agriculture (cf. Alain Testart [né en 1945] Avant l’histoire, 2012). Par contre, même si elle appartient toujours à une culture donnée dont il faut connaître le code pour vraiment l’apprécier, l’œuvre d’art peut rompre avec lui. On pourrait donc voir en elle une autre possibilité d’universalité qui consisterait en l’expression d’une potentialité humaine, qui, particulière, voire singulière (c’est-à-dire valable pour une seule personne), permettrait de s’offrir à tout homme.
III. L’expression.
L’objet technique ne semble pas avoir de signification à proprement parler mais seulement un usage. D’où son universalité apparente. On peut l’utiliser dans n’importe quelle culture. Pourtant, son utilité dépend des autres objets techniques disponibles. La technique est toujours un complexe d’objets et non simplement un objet dont on peut se servir ou non à sa guise. Un arc est un instrument fondamental de la vie des chasseurs-cueilleurs comme les Guayaki que Pierre Clastres (1934-1977) a décrit alors qu’il n’est qu’un objet de loisir pour nous. De même, son usage l’intègre dans un ensemble d’objets qui constitue un complexe d’outils. Il a un sens qui est propre à une culture. Ce sens, c’est ce pour quoi il est fait dans l’ensemble culturel. Par exemple, l’arc chez les anciens Tahitiens ne servait que pour lancer des flèches le plus loin possible lors d’une cérémonie religieuse et non pour la chasse ou la guerre. À l’inverse, l’arc était une redoutable arme de guerre en Europe au moyen âge. Une technique n’a pas d’usage universel. Son rôle dépend de son rapport avec les autres techniques de la culture. Aussi l’usage d’une technique est son sens, particulier, propre à une culture donnée. Transposé dans une autre culture, son sens change. Dans la culture industrielle, l’arc n’est plus un objet fondamental. Il sert au loisir. Sa fabrication elle-même n’est plus artisanale, elle est industrielle et obéit à des critères de rentabilité. Il bénéficie des inventions de matériaux, etc. Dès lors, toute technique appartient à une culture particulière dont elle exprime la forme de vie. C’est pourquoi finalement l’idée de progrès technique n’a de sens que dans la culture qui en a fait une valeur : la nôtre et encore, depuis le xvii° siècle.
Par contre, une œuvre d’art, même architecturale, semble avoir un sens universel. De grandes œuvres ne sont-elles pas appréciées hors de leur culture d’origine ? Ce sens, c’est l’idée qu’elle exprime. Et cette idée, surtout si elle porte sur l’homme, semble intéresser tous les hommes de tous les temps. Par exemple, les pyramides, qui expriment le mystère de la mort dans l’ancienne Égypte, font toujours l’admiration des hommes comme expression de la grandeur humaine. Aussi faut-il voir dans les œuvres d’art les expressions des grandes idées de la culture humaine, qui, certes, se donne dans une pluralité, mais où la communication est possible. Ainsi, la statuaire africaine a pu toucher Picasso (1881-1973) qui s’en est inspiré lors de la création du cubisme.
Pourtant, cette compréhension présuppose d’être immergé dans la culture qui est la sienne ou de se l’approprier. On le voit avec l’art religieux. Qui comprendrait ce qu’est l’enfant Jésus s’il ignore tout de la religion chrétienne dans la toile de Léonard (1452-1519), Sainte Anne, la Vierge et l’enfant Jésus ? L’abîme au premier plan exprime la séparation du sacré et du profane et aurait un autre sens si le tableau représentait des personnages séculiers. Le sens de l’œuvre d’art n’est donc pas universel malgré l’apparence même si une autre culture peut se l’approprier : elle transforme ainsi son sens. Pour nous, l’acropole, c’est-à-dire la colline où se trouvaient les temples et les statues des dieux de l’Athènes antique ne peut plus être la demeure des dieux, même si les découvertes architecturales des Grecs peuvent être reprises.
Ce qui fait plutôt l’universalité de l’œuvre d’art, c’est moins son sens, que la création de sens qu’elle implique. C’est que la grande œuvre ne se contente pas d’exprimer des idées déjà là – ce qui ne la distinguerait pas de la propagande. Elle crée en quelque sorte une idée qu’il revient au spectateur d’interpréter. C’est pour cela que l’originalité lui est essentielle – ce qui n’est pas le cas pour l’objet technique en tant que tel. Une révolution en art ne consiste pas à exprimer autrement des idées déjà là, mais à créer ce qui va permettre de penser et d’avoir des idées que jusque là personne n’avait eu. C’est pourquoi l’œuvre d’art est moins l’expression d’une culture donnée que ce par quoi une culture donnée se transforme, s’éprouve, se crée. Lorsqu’ils découvrirent la démocratie, les anciens grecs posèrent les problèmes et les idées qu’elle suscitait dans leur théâtre, tragique et comique. Raison pour laquelle nous pouvons encore les lire alors qu’elles peuvent ne pas intéresser des cultures non démocratiques.
Finalement, art et technique sont deux modalités indispensables de chaque culture particulière qu’une autre culture peut s’approprier à sa façon, celle-ci pour organiser sa vie autrement, celui-là pour l’exprimer et la recréer. Ni l’art ni la technique n’ont de significations universelles qui seraient à jamais fixer. Mais l’art et la technique permettent chacune à sa façon d’ouvrir à de nouvelles créations.
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