"Chet Baker. En regardant Let's get lost, le film que Bruce Weber lui a consacré, on comprend que ce n'était pas le velouté déchiré de sa musique qui était à l'image de sa vie, mais l'inverse."
Frédéric Schiffter, Délectations moroses
Le Dilettante ed.
Je ne saurais vivre sans la musique de Chet Baker, sans pouvoir à tout moment écouter du Chet Baker, à tout moment opposer la grâce sublime de cet ange aux assauts du vampirisme général, me mettre sous sa protection quand surgissent les démons, retrouver le "la" du vrai chagrin de la vie quand je ne peux pas écouter une seconde de plus l'insupportable boucan des frénétiques amis de la mort, les chants tribaux des bipèdes dynamiques, les unissons de toutes les hordes, les glapissements de l'amitié, les déclarations d'amour, l'appel général, les conseils et les ordres, les sussurations publicitaires, les sonneries des portables, les mélopées des lieux de culte, les déclamations des slammers subventionnés, les haut-parleurs obligatoires, la perceuse des bricoleurs, le moindre intermittent du spectacle, les militants souriants, les barbares percussions matinales des sorteurs de poubelles et des éboueurs, les klaxons des nerveux, les auto-radio à fond avec des voix synthonisées, la France Rires & Chansons, l'esprit Canal Plus, l'ignominie des discours, les jingles en boucle, le baratin des pédagogues, les génériques inoubliables, le brouhaha des talk-shows, les flashes info et les chroniqueurs à la con, le stand-up des comiques officiels, les vies & opinions des pipoles, les coups de sonnette, les coups de freins et d'accélérateur, le couinement des rats cybernétiques, les boîtes vocales, les mots d'ordre et les pin-pons, les réclamations et les indignations, tous ces The Voice qu'on croise, toutes les explications et le pilonnage des sollicitations d'attention, le totalitarisme culturel, les gueuleries identitaires, les fausses notes et les trémolos, tous les couacs et tous les coin-coin, les décibels de la crétinerie, les gazouillis des tweets, la cucaracha des tchats, les messes basses des sms, le tic-tac de la moindre horloge ou machine infernale, et ce qu'ils osent appeler musique…
Vite ! je mets du Chet Baker quand je serais capable de tuer net, pour lui faire fermer sa gueule, le premier qui veut à tout prix que je l'écoute ou qui y croit.
La télé, la radio, la conversation automatique, la fraise du dentiste, quand je ne puis m'en éviter le calvaire, et même le téléphone, que je décroche si rarement, même les alarmes des vraies urgences de la vie, je ne puis les endurer qu'avec du Chet Baker dans les tympans. Pour oublier le Niagara de tous les chiottes, je mets du Chet Baker. Pour ne plus entendre mes propres organes, je mets du Chet Baker. En tripotant mon ticket d'admission dans le terrifiant silence d'église de ces hôpitaux où plus personne ne hurle, je mets du Chet Baker.
Cet homme chante et joue pour moi : quand je ne m'entends plus, je mets du Chet Baker.
Quand, livré à moi-même, ma propre bêtise me tympanise, je mets du Chet Baker.
Il couvre même ces lancinants acouphènes qui me font tourner en bourrique.
Quand j'en suis réduit à ce comble de la Danse de Saint-Guy, la stabulation glaglateuse catatonique, je mets du Chet Baker.
Je fume en play-back : tirant paisiblement sur mon mégot, et rejouant, du bout des lèvres, sur ce muet pipo de papier & tabac, ces mélodies et ces ritournelles que je connais plus que par cœur. De tous mes nerfs et de tout mon sang. Ces chansons catastrophiques qui savent tout sur moi, ces tempos casse-gueule, ces chorus minimalistes qui parlent pour tout ce qui n'a pas de mots. Ce velouté du dernier souffle.
Chet Baker c'est moi, le souffleur de tabac gris.
Fumée ma musique, pour mes beaux yeux : je passe nuit et jour sur ce nuage, pauvre type ahuri, tenu en lévitation par la magie de cette trompette obsédante, qui m'allège de tout mon gros poids d'homme.
On me cherche tout là-bas en bas ?! : je suis tout là-haut-là-haut.
Une amie m'a offert ce remède absolu : l'intégrale des enregistrements de Chet Baker. Un trésor sonore qui me garantit quelque chose comme un mois d'écoute non-stop. Cet antidote universel, je le porte toujours sur moi. Il tient sur une clé USB, que je ne cesse de tripoter et faire briller : c'est aussi un talisman. Autrement dit un porte-bonheur.
Cette petite fiole cybernétique est pleine du plus puissant stupéfiant que je connaisse. Et elle est aussi inépuisable que la bruyante bêtise des hommes est intarissable. Son charme opère dès la première note. Every Time I say Goodbye. Voilà un porte-clés magique, qui ouvre tout seul les portes sinon du Paradis, du moins de celui, artificiel, du plus sublime ravissement. Cela me dispense d'en être réduit, comme tous les cons, à tenter l'effraction avec des rossignols. Et comme on n'entre tout de même pas comme ça dans cet Ibiza des vernis dans mon genre, ils cornent pour qu'on leur ouvre, dans leur vuvuzela.
Tout le boucan des hommes finit vuvuzela.
De tout là-haut-là-haut, je les vois s'agiter, s'énerver beaucoup, exiger l'entrée immédiate, brandir des places gratuites (ou se réclamer d'untel : certains prétendent même qu'ils me connaissent, crient mon nom, ah tu parles !). Que le ciel leur tombe sur la tête !
Mais je n'entends rien, j'écoute Almost Blue, Time after Time…
La discrète trompette de cet ange couvre cette trompette du diable, ce bout du bout, bien baveux, de la musique de l'homme, en pvc made in China : la vuvuzela, à une seule note, à portée de toutes les grandes gueules et qui se joue sans les doigts.
Mais même sans l'entendre, je le connais par cœur leur répertoire.
C'est le Crépuscule des Cons, la rengaine d'une seule note, joué par une fanfare de milliards de zombies.
Le barrissement final des lourdauds et des grosses têtes.
Le klaxon absolu.
L'unisson automatique à la portée de toutes les oreilles mortes.
Le pouet-pouet dernier cri.
Le contre-ut industriel qui brise tous les crânes.
L'instrument premier prix pour des continents entiers de derniers des abrutis.
La vraie trompette de la renommée de l'homme.
Embouchée par lui-même.
C'est l'Héroïque du Pétomane, transcrite pour vent de bouche.
L. Watt-Owen
MY OLD ADDICTION
Chet Baker's Unsung Swan Song
par David Wilcox
My old addiction
Changed the wiring in my brain
So that when it turns the switches
Then I am not the same
So like the flowers toward the Sun
I will follow
Stretch myself out thin
Like there's a part of me that's already buried
That sends me out into this window
My old addiction
Is a flood upon the land
This tiny lifeboat
Can keep me dry
But my weight is all
That it can stand
So when I try to lean just a little
For just a splash to cool my face
Ahh that trickle
Turns out fickle
Fills my boat up
Five miles deep
My old addiction
Makes me crave only what is best
Like these just this morning song birds
Craving upward from the nest
These tiny birds outside my window
Take my hand to be their mom
These open mouths
Would trust and swallow
Anything that came along
Like my old addiction
Now the other side of day
As the springtime
Of my life's time
Turns the other way
If a swan can have a song
I think I know that tune
But the page is only scrawled
And I am gone this afternoon
But the page is only scrawled
And I am gone this afternoon
words by David Wilcox
source : http://lamaindesinge.blogspot.com/2013_02_01_archive.html
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