« Crash » ne choquera que les pères la pudeur, les spectateurs superficiels ou les tenants d’un cinéma académique qui serait uniquement redevable au roman du XIXe. Si David Cronenberg recherchait une façon de faire appropriée au siècle prochain, il la trouve ici dans une mise en forme plasticienne, une métaphore de nos fascinations et de nos angoisses contemporaines.
Auto rut
Quand avez-vous lu Crash pour la première fois ?
David Cronenberg : Le livre m'avait été envoyé par une journaliste qui me suggérait de l'adapter à l'écran. J'avais déjà entendu parler de Ballard, mais je n'avais jamais rien lu de lui. J'ai trouvé Crash très difficile à lire : il était beaucoup trop dense et plat à mon sens, je me suis arrêté à la moitié. Il m'a fallu six mois pour le reprendre et, arrivé au bout, il m'est apparu évident que je n'adapterais jamais ce livre. Quelques années plus tard, au cours d'une discussion avec Jeremy Thomas, le producteur, durant le tournage du Festin nu, celui-ci m'a demandé ce que j'aimerais faire après, et je lui ai répondu spontanément : " Crash, le livre de Ballard" je n'en revenais pas moi-même.
Dans Crash, Ballard anticipe une psychologie future, mais en la situant dans le présent. Comment vous êtes-vous accommodé de cet aspect, sachant que Ballard brise toutes les distinctions habituelles entre bien et mal ?
Cet aspect faisait partie de la nature du projet, il n'a pas été évident de l'imposer. On me disait des choses comme "Les personnages ne sont pas attachants, il est difficile de s'identifier à eux. N'y a-t-il pas moyen de les rendre un peu plus normaux ?" Je voyais bien qu'ils pensaient à un scénario genre Fatal attraction : vous avez d'un côté un couple tout mignon avec un enfant, puis Vaughan se ramène avec son obsession pour les bagnoles et fout sa merde. Mais on parle là d'un autre film, qui n'est pas celui que j'avais envie de faire. Je vais vous avouer une chose : je suis très pervers et j'aime bien donner des allures sympathiques à un personnage pour ensuite tout foutre en l'air. En regardant Crash avec des jumelles, vous pourriez avoir l'impression qu'il s'agit d'un couple bien comme il faut qui se fait embobiner par le leader d'une secte. Mais lorsque vous troquez vos jumelles contre des lunettes, vous vous apercevez que le film est bien plus complexe. Pour le comprendre, il est plus prudent d'écarter les cadres psychologiques que l'on a l'habitude de voir au cinéma.
Quelle différence y a-t-il entre le Ballard de Crash interprété par James Spader et Ballard l'écrivain ?
Ils n'ont rien à voir. Une personne qui n'avait pas lu le livre m'avait demandé "Pourquoi avez-vous nommé le personnage principal de votre film Ballard ? Pour rendre hommage à l'écrivain ?" Evidemment non, je n'ai fait que reprendre le principe du livre. Je me suis même demandé si je n'allais pas nommer le personnage principal Cronenberg, mais cela n'a jamais dépassé le stade de la réflexion. Ballard affirme que Crash est son roman le plus autobiographique, ce que beaucoup de personnes auront du mal à saisir car il ne s'agit pas du vrai Ballard. Celui-ci désigne un Ballard intérieur, à l'opposé d'un Ballard de surface. Sa démarche reste quand même assez particulière. Même Burroughs n'est pas arrivé à appeler Burroughs le personnage de ses romans. Il a fallu qu'il le nomme William Lee.
Vous qualifiez la sexualité de Burroughs dans Le Festin nu d'"alien". Comment décririez-vous celle de Jeremy Irons dans M. Butterfly ?
Les deux sexualités sont très proches. Butterfly est un héros existentiel, il est le créateur de sa propre sexualité. Dans M. Butterfly, vous avez un type qui est cantonné dans sa sexualité, complètement atypique, et il s'acharne à la rendre réelle. Lorsque je pense à Crash, je réalise que nous venons d'atteindre un degré où la sexualité n'a plus d'objet : elle est désormais complètement déconnectée de toute forme de reproduction. Nous n'avons plus forcément besoin de faire l'amour pour avoir des enfants. La sexualité peut donc, potentiellement, aller dans toutes les directions. Chaque individu va devoir réinventer sa sexualité. Cela a toujours été vrai dans une certaine mesure, mais c'est encore plus évident aujourd'hui. Il n'y a plus de sexualité unique ou standard. Il y a autant de sexualités que d'individus. C'est comme l'expression de "consommation de masse" un leurre né avec la révolution industrielle : l'idée qu'il existe des produits désirés par tout le monde sur lesquels on se précipite. Tout est fragmenté aujourd'hui. Le personnage de M. Butterfly était à l'avant-garde de ce phénomène, il devait tout réinventer lui-même.
Comment décririez-vous la sexualité des personnages de Crash, en particulier dans la scène où James Spader fait l'amour dans sa voiture avec une Rosanna Arquette infirme ?
Je parlerais là aussi d'"alien sex". Si le sexe n'induit plus la reproduction, les organes sexuels peuvent être réinventés. A cause de son accident, le personnage interprété par Rosanna Arquette a une immense cicatrice en forme de vagin qui court sur tout le haut de sa cuisse. Et Spader la perçoit comme telle : il s'agit d'un organe sexuel encore plus excitant qu'un vagin, car il est associé à un accident et à une certaine forme de mutilation et de transformation. Il s'agit en fait d'une sexualité très humaine dans une version inédite, plus étrange sans doute, mais qui risque de se répandre. Comme dans Rage, où un nouvel organe sexuel naissait sous les bras, ou dans Vidéodrome, où le ventre ouvert de James Woods était un vagin géant.
Pourquoi les personnages de vos films, Seth Brundle dans La Mouche, Debbie Harry dans Vidéodrome, Vaughan dans Crash, se singularisent-ils par leurs cicatrices ?
Les cicatrices sont très intéressantes. Je ne crois pas que l'on voie des tatouages dans le livre, mais dans la scène où Spader se fait tatouer un sigle de voiture sur le corps, je montre qu'il s'agit d'un autre moyen de singulariser le corps autrement que par des cicatrices. Le corps humain n'a pas d'absolu, il y a toujours possibilité de le renouveler. La première preuve de l'existence humaine est le corps, pas l'esprit. Si nous adoptons l'hypothèse que nous nous réinventons en permanence, ce qui est déjà le cas avec les habits McLuhan disait que lorsqu'on prend sa voiture, c'est comme si on enfilait un nouveau costume , je définirais le tatouage comme une nouvelle peau, dont on peut changer à loisir. Les cicatrices ont le même effet. Elles apparaissent d'abord de manière accidentelle, puis elles font partie de vous à part entière. Pourquoi ne s'infligerait-on pas volontairement des cicatrices ? Le cas n'est pas inédit. Dans la tradition prussienne, les cicatrices dues à des duels au sabre étaient très bien vues. Il suffisait que la cicatrice soit bien placée, sur votre pommette par exemple, pour qu'on y voie un signe de beauté. Nous sommes simplement aujourd'hui encore plus conscients de ce phénomène. Je suis fasciné par le nombre de personnages marqués d'un tatouage, avec un anneau dans le nez ou pratiquant le piercing. Comme si leur corps était désormais affranchi et pouvait devenir une uvre d'art, une arme ou un message politique.
L'obsession de Vaughan pour les cicatrices peut-elle être qualifiée de tribale ?
Dans une certaine mesure. Dans les tribus où il y a des cicatrices, on voit des choses très intrigantes. Vous pouvez croiser à Londres un Noir en costume trois-pièces avec des cicatrices appropriées, liées aux rites de sa tribu. Pareil pour la circoncision, elle est presque invisible mais possède un sens considérable. Mais pour tous ceux qui ne sont pas juifs, il s'agit d'une forme de mutilation. Les débats autour de la nécessité d'effectuer la circoncision pour des raisons médicales n'ont rien à voir avec son sens originel. Je suis circoncis, alors l'idée que cette pratique puisse avoir des effets positifs est plutôt pour me plaire, mais la circoncision permet d'abord de donner une continuité à sa propre histoire. Vaughan n'agit pas autrement. Sa pratique est beaucoup moins structurée, elle ne s'appuie pas encore sur une théorie très élaborée, mais peut-être que dans deux siècles la religion Crash possédera des règles très strictes sur l'endroit où doivent se trouver les cicatrices, leur profondeur, à quelle période de la vie elles doivent être commises. On peut lire l'histoire intime de certaines personnes en regardant leurs cicatrices. J'ai des cicatrices dues à un accident de voiture, j'en ai une autre sur l'avant-bras (Cronenberg retrousse sa chemise et désigne une griffure à peine visible à l'œil nu) : regardez-la bien, elle date de Frissons. Vous vous souvenez de la scène où la fille enfonce sa fourchette dans le torse du mec ? Je lui montrais le bras pour l'aider à répéter son geste et elle m'a enfoncé la fourchette par accident. D'ailleurs, la première chose que j'ai remarquée en vous voyant est la cicatrice sur votre cou.
Les adeptes de la religion Crash regardent des photos et des films d'accidents. Pourquoi ont-ils un intérêt aussi poussé pour la violence authentique, non simulée ?
Tous ces gens ont eu un accident de voiture. En regardant ces photos, ils vivent une deuxième fois leur accident. J'ai rencontré des gens ayant eu un accident de voiture qui avaient été soit filmés, soit pris en photo. Ces gens regardent les photos de leur accident de manière obsessionnelle, pour comprendre ce qui est arrivé, et pourquoi leurs cicatrices sont aussi grandes. C'est comme si vous aviez une vidéo de votre circoncision : je suis sûr que vous la regarderiez en permanence. Lorsque je suis témoin d'un accident de voiture, je suis toujours frappé de voir autant de personnes devant le sinistre. Vous regardez les dégâts car vous êtes soulagé que l'accident ne vous soit pas arrivé, en même temps vous êtes angoissé car cela aurait pu être vous. Il y a la fascination pour le corps car la voiture est un corps. C'est captivant de voir une voiture partir en morceaux, surtout quand elle est toute neuve, avec la peinture rutilante, impeccable. Et tout d'un coup, cette merveille vole en éclats et dévoile toute sa structure, les fluides se répandent sur le bitume : vous avez alors devant vous le spectacle d'un corps humain. Il s'agit là d'une fascination naturelle, qui n'a rien de morbide.
Dans Frissons et dans Rage, l'origine du désir était virale. Le désir dans Crash est-il dû à une contamination ou à une mutation ?
Je ne crois pas que l'on puisse parler ici de contamination. Le premier accident de voiture de Ballard peut être interprété comme une libération, une véritable épiphanie, la révélation soudaine de la fragilité de son existence et de son corps. Il faut s'entendre sur le sens de "contamination" : il implique que le corps est à la base un objet vierge menacé par une dégradation brutale. Ballard se rapproche d'une certaine forme de pureté. Bertolucci m'a dit qu'il considérait Crash comme un chef-d' uvre religieux. Les personnages de Crash réalisent que les anciennes valeurs n'ont plus cours et cherchent à créer de nouveaux rapports. Il s'agit d'une quête spirituelle où l'on cherche une nouvelle religion ou une nouvelle philosophie capable d'initier un autre comportement. C'est un trajet similaire à celui d'un prophète. Il y a eu un script à Hollywood écrit à partir de Crash : il était question d'un couple bourgeois de Los Angeles tombant sous la coupe de Vaughan, le leader de la secte des adorateurs de voitures. Bien évidemment, ils s'en sortent à la fin. Dans mon film, mes personnages vivent une expérience religieuse et sont à la recherche de ceux qui ont eu la même car ils n'arrivent plus à communiquer avec quelqu'un d'autre. Kathryn, la femme de Ballard, est dans une position très étrange : elle a été confrontée à l'accident de voiture de son mari, mais elle n'en a jamais eu elle-même, ce qui explique pourquoi elle se trouve à l'extérieur du groupe. On ne peut donc pas parler de contamination, il s'agirait plutôt de la recherche d'une famille. Lorsqu'au début du film, Kathryn se retrouve plaquée contre le fuselage d'un avion, il s'agit pour moi d'une peau en contact avec une autre peau. La technologie est à mon sens une extension de notre corps. Elle ne vient pas d'une autre planète, elle est une extension de notre système nerveux. Le téléphone est un prolongement de notre voix et de notre oreille... Je ne parlerais donc pas de mutation. J'adore ce mot, mais il a tendance à trop se rapprocher de la génétique, alors que mes personnages font l'expérience de la fusion et de la transformation. Leur décision est consciente. Je suis fasciné par les bodybuilders : ils prennent des anabolisants et changent complètement leur métabolisme. Ils sont à première vue très laids mais, en les observant mieux, on s'aperçoit qu'entre en jeu une nouvelle esthétique. Ils ont le désir de sacrifier leur ancien corps pour un nouveau concept. A l'inverse de Seth Brundle dans La Mouche, qui est obligé d'accepter et de subir les mutations brutales dont est victime son corps.
S'il y a fusion entre l'homme et la voiture, la voiture étant l'extension de l'homme, celui-ci peut-il se réduire à un simple organisme biologique ?
Bien sûr que non. La destinée de l'homme a toujours été de transformer la planète. L'idée que l'on puisse retourner à l'état de nature est absurde. Nous ne cessons de façonner la planète à notre image. Regardez à quelle vitesse les fax et les téléphones cellulaires se sont répandus, ils sont devenus indispensables. Si vous les retirez, notre société s'écroule. Les écologistes réclament l'interdiction de la voiture, mais c'est comme si l'on demandait aux gens de couper leurs jambes. Nous nous battons pour compresser le temps : remplacer la voiture par le cheval reviendrait à écourter notre vie.
Pourquoi les personnages de Crash ne font-ils presque jamais l'amour face à face ?
D'un point de vue esthétique, je trouve plus joli de voir les gens faire l'amour par derrière. Il y a aussi l'idée que les personnages du film sont déconnectés. Beaucoup de personnes restent persuadées que la plupart des scènes de sexe dans Crash sont des scènes de sodomie. Comment peuvent-ils en être sûrs ? Il n'y a qu'une scène celle où Kathryn fait l'amour avec Ballard en lui demandant s'il aimerait sodomiser Vaughan où il est clair qu'il y a sodomie. Mais c'est la seule. J'en conclus deux choses sur tous ces gens qui voient la sodomie partout : ils sont soit naïfs, soit inexpérimentés. C'est comme dans La Guerre du feu : à la fin, on voit la fille demander à son mec de faire l'amour face à face, et tout le monde applaudit comme s'il s'agissait du triomphe de la civilisation. Je ne vois vraiment pas en quoi il y a ici triomphe.
La plupart des scènes de sexe ont lieu par paire, comme si une dialectique s'établissait entre les deux : les deux scènes inaugurales du début, deux scènes de sodomie, deux scènes face à face et deux scènes de voyeurisme. Comment êtes-vous arrivé à dramatiser ces scènes ?
Lorsque j'étais à Cannes, un journaliste italien a qualifié mon film de pornographique. Dans ma chambre d'hôtel cannoise, je pouvais voir des films porno 24 h sur 24. Je peux vous assurer, après comparaison, que Crash n'a rien à voir avec cela. Le problème est structurel : ce gars voit mon film qui commence par trois scènes de sexe. La dernière fois où il avait dû voir une chose pareille, ce devait être dans un film porno. Dans la plupart des films hollywoodiens, vous pouvez retirer les scènes de sexe sans que cela fasse la moindre différence. Dans Crash, les scènes de sexe font partie du film : si vous les retirez, vous ne comprenez plus rien. C'est un problème car le public a tellement l'habitude de relâcher sa concentration durant les scènes de sexe qu'il a du mal à comprendre mon film.
Crash est-il une tentative de réaliser un film pornographique ?
Les gens associent souvent la pornographie à la médiocrité, d'où mon désir de ne pas crier sur tous les toits que j'ai fait un film porno. Mais j'en ai déjà vu des bons, comme House of dreams, produits par Caballero Productions : la vedette féminine était magnifique, ce n'est pas l'Américaine aux seins siliconés. On sent bien que si quelqu'un s'en donnait la peine, il y aurait moyen de faire un bon porno. Ballard parlait de pornographie dans l'introduction de Crash mais, curieusement, il refusait d'en parler lorsqu'on l'interrogeait sur le sujet à Cannes. Le terme de pornographie est désormais tellement galvaudé on parle de pornographie de la guerre, de la pauvreté qu'il en a perdu son sens premier qui est d'écrire sur les prostituées. Que signifie la pornographie de la guerre ? Que la guerre est sexuellement excitante ? Non, que la guerre est dégueulasse, affreuse, mais on s'est éloignés de la pornographie. Crash pornographique, je veux bien, encore faut-il s'entendre sur le sens des mots. Est pornographique ce qui vous stimule sexuellement. Ce n'est pas le but premier de Crash encore que je trouve assez bien que le film puisse exciter des spectateurs. Il ne s'agit donc pas d'un film pornographique. J'étais très excité en lisant le livre de Ballard. Comme je l'étais en lisant Burroughs. Il arrive à vous montrer jusqu'où peut aller votre sexualité en vous parlant de jeunes garçons pendus. Ce n'est pas quelque chose que vous désirez pour de vrai, c'est même assez éc'urant, mais il y a un contenu fantasmatique très fort.
Les voitures ont-elles pour vous toujours été liées à une certaine forme de sexualité ?
Absolument. J'ai toujours trouvé que le cinéma européen, de Fellini à Bergman, avait de fortes connotations sexuelles. Le cinéma et l'automobile ont presque le même âge : 100 ans. Ce n'est pas un accident. Ils induisent tous les deux une condensation de l'espace et du temps, et la liberté sexuelle. Beaucoup de personnes ont été conçues à l'arrière d'une Ford 55. Lorsque j'étais gamin, le fils du jardinier avait une voiture décapotable. Il pouvait emmener les filles à la campagne et faire l'amour tranquillement, alors qu'il nous fallait louvoyer dans la salle de séjour des parents. Dans Crash, Kathryn dit "La voiture est comme un lit posé sur des roues."
En recréant ces accidents, Vaughan cherche-t-il à leur donner un sens, à l'opposé de l'absurde qui leur est lié ?
Vaughan cherche à embaumer James Dean. Jusqu'au moment de l'accident, James Dean est toujours vivant. Dans cette mesure, Vaughan adopte la démarche d'un artiste qui fait des performances. L'art étant un moyen d'échapper à la mort, Vaughan trouve un moyen de ramener les gens à la vie. J'ai lu une biographie de Philip K. Dick. L'auteur l'a écrite, et moi je l'ai lue. Nous partageons tous les deux le même désir : nous ne voulons pas que K. Dick meure, nous tenons à communiquer avec lui comme s'il était encore vivant. Une bonne biographie arrive à vous faire croire que vous connaissiez cette personne. Seulement, maintenir quelqu'un en vie de cette manière relève forcément de l'illusion. Si quelqu'un écrit une autre biographie de K. Dick, je vais forcément me retrouver avec une autre personne. J'ai rencontré la fille d'Hitchcock après avoir lu la biographie de son père par Donald Spoto : elle m'a avoué qu'elle avait été incapable d'y reconnaître son père. Je la crois, comme je crois Spoto. L'art est condamné à créer du nouveau, il est incapable, c'est sa nature, de recréer de l'ancien. Même si vous reconstruisez le Parthénon en bas de chez vous, vous obtiendrez un autre immeuble, et d'un style classique vous serez passé à un style néoclassique.
Le personnage de Vaughan dit "En se brisant le cou au volant, James Dean est devenu immortel." Essaye-t-il, en recréant des accidents célèbres, de contrôler sa propre pérennité ?
Tout ce que nous faisons art, technologie, politique, religion constitue une tentative masquée d'échapper à la mort. Le sexe s'est toujours opposé à la mort, car le seul moyen biologique d'accéder à une certaine forme d'immortalité passe par la reproduction. Les rois et les empereurs étaient obsédés par leur descendance. Même s'ils croyaient qu'en étant momifiés ils accéderaient à la vie éternelle, ils restaient préoccupés par leur succession. Je pense désormais que le sexe ne s'oppose plus à la mort, car il n'est plus forcément relié à un acte de reproduction. Dans ce cas, la méthode James Dean demeure peut-être le dernier moyen de devenir immortel. Dès que vous acceptez le fait que la première chose caractérisant l'homme est le corps, vous devez admettre qu'il est limité, fini, et surtout périssable. C'est une pensée insupportable à assumer. Nous sommes les seuls êtres vivants à être conscients de notre finitude. Le seul sens que nous puissions donner au monde vient de nous : une pensée intolérable pour ceux qui tentent de mettre un absolu au-dessus de nous.
source :
https://www.lesinrocks.com/1996/07/17/cinema/actualite-cinema/entretien-david-cronenberg-crash-0796/
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