Dom Cobb est-il vraiment sorti de son rêve ? La fin d’Inception sème des indices contradictoires. D’une part, tout se passe comme cela était prévu dans la réalité : Dom se réveille avec son équipe dans l’avion, son contrat est honoré et il peut rentrer aux Etats-Unis, il retrouve enfin ses enfants, il fait même tourner sa toupie pour vérifier qu’il ne rêve pas. Mais d’autre part, la trop grande perfection de cet aboutissement finit par le rendre suspect. Comme on dit, tout est bien trop beau pour être vrai, jusqu’au douanier qui salue Dom et lui souhaite un bon retour au pays ; et chacun aura remarqué que les enfants de Dom lui apparaissent exactement comme dans ses souvenirs.
Les interprétations ont proliféré, notamment sur le net, qui tentaient de déterminer si Dom Cobb rêvait ou non. Nous voudrions ici formuler l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas à choisir. Non que ce choix soit indifférent, le plus important étant que Dom retrouve ses enfants, que ce soit dans le rêve ou la réalité. Selon notre hypothèse, distinguer le rêve et la réalité n’est pas indifférent : l’un et l’autre sont plutôt indiscernables. Si les indices sont contradictoires, c’est parce qu’il est devenu, à la fin du film, impossible de discerner le rêve de la réalité. La filmographie de Christopher Nolan montre que ce thème lui est cher : dans Memento[i], l’amnésie singulière de Leonard Shelby le rend incapable de discerner le réel de l’imaginaire, l’illusion ou la fiction ; Le prestige[ii] tend à montrer que l’illusion la plus parfaite est, finalement, réelle. Inception[iii], de ce point de vue, apparaît comme une autre manière de rendre indiscernables le rêve et la réalité.
Encore faut-il bien comprendre : l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire n’est pas simplement leur confusion. La confusion est toujours en fait, et présuppose donc la discernabilité en droit de ce qu’elle confond. Là où le réel et l’imaginaire ne sont que confondus, ils doivent néanmoins pouvoir être discernés en droit. Ainsi, comme le montre Gilles Deleuze[iv], dans l’image même apparaissent deux pôles bien distincts : un pôle objectif par lequel l’image renvoie à un réel extérieur, qu’elle représente, et un pôle subjectif, par lequel l’image exprime une modification de mon corps ou de mon âme. Le critère de distinction de ces deux pôles, c’est la forme, au sens le plus classique du terme. Depuis Platon, ce qui a une forme, c’est ce qui est un et le même, qui a de l’unité et de l’identité. Le pôle objectif ou représentatif de l’image renvoie à un réel extérieur. Or, le réel est ce qui est, c’est-à-dire ce qui est un et le même. En tant qu’elle représente un réel, l’image a donc une forme, c’est-à-dire une unité et une identité. C’est dire que ses parties ou moments sont cohérents, au sens où, dans leur diversité, ils participent tous à l’unité d’un même tout. Parce que, sur son pôle objectif, les moments ou parties de l’image participent à l’unité d’un même tout, Deleuze appelle organique ce régime d’images :
« On appellera « organique » une description qui suppose l’indépendance de son objet. Il ne s’agit pas de savoir si l’objet est réellement indépendant […]. Ce qui compte, c’est que […] le milieu décrit soit posé comme indépendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une réalité supposée préexistante. »[v]
Une telle image n’exclut pas l’imaginaire. Elle a un pôle subjectif, mais celui-ci apparaît comme pur vécu de conscience, et ne renvoie à aucune réalité. Sur ce pôle, l’image exprime seulement une modification de mon corps ou de mon âme. Il n’a donc pas à avoir d’unité, ni de cohérence : il n’a aucune forme. L’image, sur son pôle subjectif, se caractérisera par la discontinuité, l’incohérence, voire la contradiction :
« L’imaginaire en effet apparaîtra sous la forme du caprice et de la discontinuité, chaque image étant en décrochage avec une autre dans laquelle elle se forme. »[vi]
L’image organique est donc un régime d’image dans lequel un pôle objectif-représentatif et un pôle subjectif-modificatif sont clairement distincts. Ce peut être par des moyens techniques que l’imaginaire est indiqué comme tel lorsqu’il se présente. On se souvient comment, dans Vertigo[vii], Hitchcock utilise le flou pour indiquer que tout ce qui se passe relève du fantasme de Scottie : ainsi le flou dans lequel baigne toute la scène du baiser sous le pont, après que Scottie a sauvé Madeleine, ou encore le flou qui apparaît sur Judy seule lorsque qu’elle apparaît à Scottie habillée en Madeleine. Dans American Beauty[viii], c’est une musique dissonante – c’est-à-dire dont les notes semblent incohérentes – qui accompagne tous les fantasmes de Lester, mais aussi le ralenti, et la répétition des gestes qui correspondent à son désir. Souvent, l’imaginaire s’indique de lui-même par sa discontinuité par rapport à la continuité de la trame du récit. Parfois encore, le film s’articule autour d’une révélation, d’un point de bascule – un twist – qui fait apparaître comme imaginaire tout ce qu’on prenait jusque là comme réel. Ainsi l’explication finale de Shutter Island[ix], de M. Scorcese. De ce point de vue, c’est Matrix[x] qui sert de modèle. Et on comprend mieux pourquoi les professeurs de philosophie peuvent si bien utiliser le film des frères Wachowski pour illustrer l’allégorie de la Caverne de Platon, ou la première des Méditations métaphysiques de Descartes. Il y a bien une révélation par laquelle je comprends que ce que je prenais pour le réel ne l’est peut-être pas, mais parce qu’à partir de cette révélation, j’atteins maintenant vraiment le réel. Le twist dissipe la confusion au moment où il la révèle, et de ce point de vue, dans Matrix, Shutter Island ou dans n’importe quel film organisé autour d’un twist, on reste dans un régime organique d’images, c’est-à-dire dans un régime ou le réel et l’imaginaire peuvent être discernés en droit.
La situation est un peu différente dans Memento, par exemple. Dans un premier temps, on peut voir l’explication finale de Teddy comme un twist, faisant apparaître tout ce qui précède comme une fiction en même temps qu’il révèle le réel. Mais par le montage, Christopher Nolan contraint le spectateur à adopter le point de vue de Leonard Shelby. A chaque moment du film, le spectateur n’en sait jamais plus que Leonard, il ne sait jamais ce qui s’est passé avant, puisque ce qui s’est passé avant sera montré après. Aussi, il est impossible à Leonard – et du même coup, au spectateur – de savoir si la révélation de Teddy n’est pas encore un mensonge, par lequel il espèrerait se débarrasser de Leonard. La révélation de Teddy ne permet pas vraiment de discerner le réel de la fiction, en tous cas elle ne permet pas de le faire avec certitude. Du point de vue de Leonard – et donc du spectateur – ceux-ci deviennent indiscernables, et l’existence même d’une réalité extérieure apparaît seulement comme l’objet d’une croyance ou d’une foi, dans le monologue intérieur final de Leonard.
Nous avons alors affaire à un autre régime d’images, que Deleuze appelle cristallin[xi]. Dans ce régime, on ne peut plus discerner un pôle objectif-représentatif et un pôle subjectif-modificatif. L’image ne renvoie plus à une réalité extérieure pensée comme une et la même ; du coup, les moments et parties de l’image ne sont plus tenus à une cohérence ou à une organisation. Au contraire, elles se remplacent les unes-les-autres, se succèdent et, le cas échéant, se contredisent, plutôt qu’elles ne s’organisent, ou concourent à l’unité d’un même tout. Deleuze l’explique en faisant appel à la théorie de la description de Robbe-Grillet :
« On appelle au contraire « cristalline » une description qui vaut pour son objet, qui le remplace, le crée et le gomme à la fois comme dit Robbe-Grillet, et ne cesse de faire place à d’autres descriptions qui contredisent, déplacent ou modifient les précédentes. C’est maintenant la description même qui constitue le seul objet décomposé, multiplié. »[xii]
Une telle image n’est plus cohérente que localement. Ainsi, on a pu lire sur internet des interprétations d’Inception comparant le film à une gravure paradoxale d’Escher, cohérente localement mais pas globalement. De la même manière, si on tient compte du caractère douteux de l’explication de Teddy, il devient difficile de trouver une cohérence globale à Memento.
En rendant indiscernables le réel et l’imaginaire, Christopher Nolan passerait donc d’un régime organique à un régime cristallin de l’image. Avant d’examiner la question du sens de ce changement de régime, nous voudrions prendre le temps d’appuyer encore cette hypothèse. Le régime organique de l’image est véridique. Le vrai se comprend en effet comme le discernement du réel et de l’imaginaire :
« […] le vrai, ce n’est pas la même chose que le réel. […] le vrai, c’est la distinction entre le réel et l’imaginaire, on dirait aussi bien […] la distinction de l’essence et de l’apparence. Le vrai ce n’est pas l’essence, c’est la distinction de l’essence et de l’apparence, c’est la distinction du réel et de l’imaginaire. »[xiii]
C’est la forme, on l’a vu, qui permet cette distinction. A l’inverse, l’image cristalline est sous le signe du faux, puisque le réel et l’imaginaire y sont indiscernables. Dès lors, sur une telle image, il n’y a pas de forme, mais bien plutôt des puissances, qui sont autant de puissances du faux. Le terme de puissance est repris par Deleuze à Spinoza, mais correspond à la force dans le vocabulaire de Nietzsche. D’une part, la force ne se comprend que quantitativement. D’autre part, une force n’existe que dans la mesure où elle s’exerce, et elle ne s’exerce que sur d’autres forces. La force est nécessairement plurielle, toute force est seulement rapport de forces, c’est-à-dire différence de forces. Chaque force ne se définissant que comme sa différence avec les autres, elle répète, rejoue toutes les autres en tant qu’elles ne sont elles-mêmes que des différences, et se trouve du même coup répétée et rejouée dans toutes les autres. Chaque force ou puissance constitue ainsi une perspective sur toutes les autres. Une force ou puissance est indiscernable des autres, puisqu’elle n’est que sa différence avec elles ; mais comme différence, justement, la force est ce qui s’affirme comme distincte. Sur l’image cristalline règnent donc les puissances ou les forces, qui sont par leur indiscernabilité même, puissances du faux. Or, ceci s’applique parfaitement au Prestige. Borden et Angier sont des puissances du faux à plusieurs titres : d’abord, de manière évidente, ce sont tous deux des illusionnistes, ils travaillent tous deux à produire la meilleure illusion. Mais ensuite, ils le sont au sens que Deleuze donne à cette expression : l’un et l’autre sont parfaitement indiscernables, chacun n’existant que pour l’emporter sur l’autre, et pour affirmer sa supériorité – c’est-à-dire sa différence – sur l’autre. Cette indiscernabilité est marquée par le personnage de Scarlett Johannsson qui, après être passée de l’un à l’autre, finit par les quitter tous les deux parce que finalement, « ils se valent bien ». Mais encore, comme une puissance ou force est nécessairement plurielle, chacun d’eux est plusieurs. Borden est secrètement double, et Angier finit par être multiple. De ce point de vue, on ne peut que faire un parallèle avec le film d’Orson Welles, A touch of evil[xiv]. Vargas et Quinlan semblent d’abord se distinguer comme l’homme véridique du faussaire, puisque Quinlan ne cesse de fabriquer de fausses preuves. Mais finalement, les motivations de Vargas sont troubles, et même l’homme véridique apparaît comme un faussaire, qui cache ses véritables motivations, au point que les deux personnages, dans l’affrontement final, deviennent parfaitement indiscernables, toutes les deux puissances du faux.
Le montage de Memento rend indiscernables le réel et la fiction ; les personnages du Prestige sont des puissances du faux, qui peuplent une image cristalline. Tout ceci appuie notre hypothèse selon laquelle dans Inception comme dans ces films, il s’agit de rendre indiscernables le rêve et la réalité, et par là de passer à un régime cristallin. Reste maintenant à comprendre le sens de ce changement de régime.
Sur ce point, il faut bien dire que Christopher Nolan n’est pas, et de loin, le premier cinéaste à faire passer l’image en régime cristallin. C’est même, d’après Deleuze, le trait caractéristique d’un cinéma moderne, qui apparaît après la guerre, avec le néo-réalisme italien.[xv] Cette opération, Deleuze la comprend à partir d’une lecture de Bergson. Celui-ci, dans Matière et mémoire[xvi], distingue deux reconnaissances : d’une part, la reconnaissance automatique ou habituelle, par laquelle la vache reconnaît l’herbe, le prédateur reconnaît sa proie, je reconnais mon stylo pour écrire. Mais la vache ne saisit pas la touffe d’herbe dans sa singularité : elle n’en saisit que quelques traits par lesquels la touffe d’herbe présente un intérêt pour sa vie, c’est-à-dire pour son action (de même lorsque je saisis mon stylo pour écrire, etc.). Cette reconnaissance se fait donc du point de vue de l’action, se prolonge en actions : elle est sensori-motrice. Mais il y a d’autre part une reconnaissance attentive, qui s’attache à reconnaître un objet dans son individualité. Cette reconnaissance procède par une série de tentatives, cherchant dans le passé une image qui pourrait s’adapter à la perception présente. Mais puisqu’elle s’attache à l’individualité de l’objet présent, cette reconnaissance ne peut jamais trouver dans le passé une image – elle-même datée et située, c’est-à-dire singulière – qui la recouvrirait parfaitement : chaque image tirée du passé ne peut correspondre qu’à quelques traits de l’objet présent, qui se trouveront soulignés, et il faudra une nouvelle plongée dans le passé pour en tirer une autre image qui en soulignera de nouveaux traits, remplaçant, intégrant ou déplaçant les précédents, et ainsi de suite. La reconnaissance attentive effectue des circuits qui plongent de plus en plus profondément dans le passé et reviennent toujours à l’objet, qui se trouve chaque fois enrichi et approfondi. Dans cette reconnaissance, le réel et l’imaginaire deviennent parfaitement indiscernables, puisque la plus profonde subjectivité coïncide avec la plus stricte objectivité : la reconnaissance objective ne plonge pas de plus en plus profondément dans le passé sans que l’objet lui-même ne s’enrichisse et ne s’approfondisse. La reconnaissance attentive plonge dans l’imaginaire, mais c’est cet imaginaire qui constitue l’objet réel. En comparaison, la reconnaissance attentive, toute subjective et imaginaire qu’elle soit, apparaît bien plus objective que la reconnaissance habituelle, qui ne retient de l’objet que les quelques traits présentant un intérêt pour l’action.
C’est dans la reconnaissance attentive que l’objectif et le subjectif, le réel et l’imaginaire, le présent et le passé deviennent indiscernables. En ce sens, l’image cristalline est une image-temps, une présentation directe du temps. Car la coalescence ou l’indiscernabilité du présent avec son passé, c’est le temps lui-même : comme l’explique Bergson, le présent ne passerait jamais s’il n’était pas déjà passé en même temps que présent. Le temps suppose donc qu’en même temps qu’un présent apparaît, il se double toujours de lui-même comme passé. Le temps est donc essentiellement ce dédoublement ou cette bifurcation entre passé et présent, qui ne se comprennent que comme leur différence et se trouvent donc, du même coup, indiscernables. L’image cristalline, présentant cette indiscernabilité, est donc une image dans laquelle se présente directement le temps comme bifurcation ou dédoublement. Mais cette présentation directe du temps est en même temps le surgissement d’une pensée. Car si la reconnaissance habituelle est sensori-motrice, la reconnaissance attentive, elle, porte sur ce qui ne présente aucun intérêt pour l’action, elle suspend l’action, ou brise les schèmes sensori-moteurs : les images-temps sont, d’après l’expression, de Deleuze, des situations optiques et sonores pures, qui placent les personnages – et le spectateur – en situation de pure voyance. Deleuze cite, parmi de nombreux autres exemples, Europe 51 de Rosselini :
« Europe 51 montre une bourgeoise qui, à partir de la mort de son enfant, traverse des espaces quelconques et fait l’expérience du grand ensemble, du bidonville et de l’usine (« j’ai cru voir des condamnés »). Ses regards abandonnent la fonction pratique d’une maîtresse de maison qui rangerait les choses et les êtres, pour passer par tous les états d’une vision intérieure, affliction, compassion, amour, bonheur, acceptation, jusque dans l’hôpital psychiatrique où on l’enferme à l’issue d’un nouveau procès de Jeanne d’Arc : elle voit, elle a appris à voir. »[xvii]
Soit Memento. L’amnésie singulière de Leonard le condamne à répéter constamment la même quête, et l’enferme donc dans une reconnaissance automatique et habituelle : il ne reconnaît que ce qui lui permet de trouver un John G., et des hommes qu’il traque, il ne retient que les traits par lesquels ceux-ci pourraient être ou non un John G. Leonard est enfermé dans un schème sensori-moteur. Mais l’explication de Teddy change tout, à plusieurs niveaux : d’abord, en révélant que le véritable John G. est déjà mort, elle brise le schème sensori-moteur de Leonard, puisque sa quête n’a plus lieu d’être. Mais ensuite, cette explication elle-même pourrait être encore un mensonge. Leonard ne sait plus alors ce qui s’est passé, et pour le retrouver, est plongé dans une reconnaissance attentive : des éléments de souvenirs le décrivent, mais sont remplacés par d’autres, qui les contredisent, les déplacent ou même les intègrent. Alors le réel et l’imaginaire deviennent indiscernables, c’est-à-dire le présent et le passé. Alors le temps surgit, ou plutôt Leonard est plongé dans le temps. Memento – en latin « je me souviens » – doit être compris dans les deux sens : d’abord comme l’exercice d’une mémoire habituelle et sensori-motrice, qui anime Leonard dans la plus grande partie du film, mais ensuite comme le surgissement d’une mémoire attentive, qui brouille toutes les cartes de l’action en brisant tout schème sensori-moteur. Ainsi peut-on aussi éclairer la fin du film : Leonard ne supporte pas le surgissement de cette mémoire, qui le place en situation de voyance pure en suspendant toute action possible, et le seul moyen d’en sortir est pour lui de retrouver l’action, de réactiver le schème sensori-moteur – d’où sa décision finale.
Briser les schèmes sensori-moteurs, mettre l’action en suspens pour devenir voyant : tel est l’enjeu de l’image-temps, ou du régime cristallin de l’image. Mais puisque cette opération est déjà celle du cinéma moderne, à partir du néo-réalisme italien, puisqu’elle n’appartient pas en propre à Christopher Nolan, quelle est la spécificité de son cinéma – pour autant qu’il en ait une ? Ici encore, c’est Le prestige qui indique la solution. A de nombreux égards, on peut le considérer comme le manifeste de Christopher Nolan, sa profession de foi de cinéaste. Le film indique au début comment procède un illusionniste : il détourne l’attention du spectateur, l’amène, par divers procédés, à regarder quelque part, alors que la manipulation se fait autre part. L’art de l’illusion consiste à diriger l’attention du spectateur, à la conduire, là où ça ne se passe pas. Or, c’est très exactement ce que le film fait avec le spectateur. Angier vole le journal de Borden pour lui dérober son secret, mais il est seulement dirigé ailleurs par Borden, et le spectateur avec lui. Le même procédé se répète lorsque c’est Borden, cette fois, qui lit le journal d’Angier. Le personnage de Scarlett Johansson est amoureuse d’Angier, se fait passer pour amoureuse de Borden, et finalement devient l’amoureuse de Borden qui se fait passer pour encore amoureuse d’Angier. Bref, dans Le prestige, Christopher Nolan fait avec le spectateur ce dont il parle dans le film. Le film ne se passe plus seulement sur l’écran, et ce ne sont pas seulement les personnages qui se manipulent les uns les autres parce qu’ils en possèdent l’art ; l’opération se fait dans la salle elle-même, et la manipulation prend aussi le spectateur. On l’aura compris, Christopher Nolan conçoit le cinéma comme une production d’illusion. L’illusionniste, c’est d’abord le cinéaste. Le discours d’Angier au moment de mourir pourrait-être mis dans la bouche d’un cinéaste, c’est une profession de foi de cinéaste. Et il n’est pas indifférent que le film se passe à l’époque même où le cinéma est inventé – on trouve un clin d’œil analogue dans le Bram Stoker’s Dracula de F.F. Coppola[xviii]. On a déjà évoqué un parallèle entre Le prestige et A touch of evil. Deleuze suggérait une sorte de nietzschéisme spontané chez Welles, d’après lequel l’homme véridique lui-même devait se révéler encore un faussaire. Il se peut qu’il y ait aussi une inspiration nietzschéenne chez Christopher Nolan, mais en un autre sens, selon lequel l’art – ici le cinéma – serait « la plus haute puissance du faux ».
Faire déborder le film sur le spectateur, ou plutôt, introduire le spectateur dans le film, c’était déjà le sens du montage si particulier de Memento. En montant le film comme une remontée, Christopher Nolan s’assurait ainsi que le spectateur ne savait jamais plus que Leonard, qu’il n’était jamais à un autre niveau que Leonard, et que finalement, ce qui arrivait à Leonard – l’indiscernabilité du réel et de la fiction – finissait par arriver aussi au spectateur. Nous voudrions suggérer que ceci donne la clé d’Inception. Car finir par rendre indiscernables le réel et le rêve, ce n’est pas anodin lorsque précisément, le héros du film a implanté dans l’esprit de son épouse l’idée selon laquelle ce qu’elle prend pour le réel n’est qu’un rêve : c’est elle, l’« inception » qui donne son titre au film. A partir du moment où Dom Cobb se réveille dans l’avion, tout se passe comme s’il était de retour dans la réalité – jusqu’à l’usage de la toupie, censée le garantir. Et pourtant le spectateur doute, à cause d’indices finalement très ténus : tout se passe trop bien, Dom revoit ses enfants comme dans son souvenir… Le spectateur n’arrive plus à discerner le rêve de la réalité, il doute de la réalité de ce qu’il voit, et tout se passe comme si ce doute venait de lui-même. C’est exactement la définition de cette « inception » : l’idée implantée apparaît dans l’esprit du sujet comme si elle venait de lui. Tout se passe donc comme si le film avait opéré une inception dans l’esprit du spectateur, par laquelle celui-ci ne discerne plus le réel du rêve ou de la fiction : comme dans Le prestige, le cinéaste fait avec le spectateur ce sont il s’agit dans le film, le spectateur est attiré, absorbé dans le film, malgré lui ou à son insu.
Par cette opération, l’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire gagne, pour ainsi dire, un degré : ce n’est plus seulement la réalité et le rêve dans le film qui sont indiscernables, c’est la réalité et le film lui-même. On s’est interrogé sur un éventuel rapport entre la chanson du film, tirée du répertoire de Piaf, et la présence de Marion Cotillard au générique. C’est qu’alors le personnage de Mall se double de son actrice, qui s’en distingue sans pouvoir s’en discerner. Mall/Marion Cotillard est donc comme un point d’indiscernabilité entre le film (ou évolue Mall) et la réalité (dans laquelle Marion Cotillard a incarné Piaf dans un précédent film). Par cette indiscernabilité de la réalité et du film lui-même, la pensée ne surgit plus seulement sur l’écran, pour les personnages, elle surgit dans la salle elle-même, pour le spectateur qui ne peut plus faire autrement, se trouvant happé dans l’image cristalline. A sa manière, Le prestige l’annonçait déjà : l’illusion la plus parfaite, la plus réussie, est celle qu’on ne peut discerner de la réalité, qui déborde sur le réel : le vieux chinois passe tout son temps courbé et voûté pour réussir à faire apparaître un bocal de dessous sa robe sans éveiller les soupçons ; Borden cache l’existence de son jumeau pour monter le tour de « l’homme transporté », et c’est par la technologie et non par des trucages qu’Angier se multiplie réellement. Tout se passe comme si alors c’était la réalité elle-même qui passait en régime cristallin.
Si l’on se demande pourquoi étendre l’image cristalline à la réalité, on se rappellera que, d’après Deleuze, le cinéma, qu’il soit classique ou moderne, n’a pas d’autre objet que la pensée :
« Mais l’essence du cinéma, qui n’est pas la généralité des films, a pour objectif plus élevé la pensée, rien d’autre que la pensée et son fonctionnement. »[xix]
Ainsi, le cinéma classique n’offrait pas une présentation directe du temps, il agençait des images-mouvement, et ne présentait le temps que de manière indirecte, par le montage. Les images-mouvement étaient supposées produire un choc sur la pensée du spectateur, qui la mettrait en branle et l’entraînerait :
« C’est seulement quand le mouvement devient automatique que l’essence artiste de l’image s’effectue : produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux cérébral. […] Tout se passe comme si le cinéma nous disait : avec moi, avec l’image-mouvement, vous ne pouvez pas échapper au choc qui éveille le penseur en vous.»[xx]
Et pourtant, le succès d’une telle entreprise est douteux : rien de moins sûr que le choc des images-mouvement suffise à imposer nécessairement un choc à la pensée, qui l’entraînerait nécessairement :
« Chacun sait que, si un art imposait nécessairement le choc ou la vibration, le monde aurait depuis longtemps changé, et les hommes penseraient depuis longtemps. Aussi cette prétention du cinéma, du moins chez les plus grands pionniers, fait sourire aujourd’hui. […] Voilà donc que la puissance ou la capacité du cinéma se révélait à son tour n’être qu’une pure et simple possibilité logique. »[xxi]
C’est qu’en espérant entraîner la pensée par le mouvement, même par un choc, le cinéma classique restait sur un plan sensori-moteur. Il fallait, pour que la pensée soit concernée de manière plus directe, suspendre l’action, « mettre hors-circuit » les schèmes sensori-moteurs. Telle est l’opération du cinéma moderne. Celui-ci n’a pas renoncé à faire surgir la pensée. C’est même, d’après Deleuze, son seul objet. Seulement il ne procède plus de la même manière. Avec Artaud et Heidegger, Deleuze rappelle que ce qui donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore ; ce qui peut susciter la pensée, c’est le surgissement de son propre impouvoir. Or, ce qui met la pensée devant son propre impouvoir, c’est précisément le surgissement du temps, en tant que le temps est indiscernabilité de ce qui reste pourtant distinct. C’est pourquoi lorsque l’image passe en régime cristallin, il est si difficile de retrouver une organisation, une unité ou une cohérence d’ensemble. La pensée est mise devant son propre impouvoir, mais c’est cet impouvoir même qui l’excite, la suscite et donne le plus à penser.
Tout se passe comme si tout cela n’était pas encore suffisant pour Christopher Nolan. Après tout, tant que c’est seulement l’image sur l’écran qui passe en régime cristallin, le spectateur peut encore s’en détacher, maintenir une distance par laquelle il évite la confrontation de sa pensée avec son propre impouvoir. Ce n’est plus le cas si la réalité passe en régime cristallin en même temps que le film. Alors ce qui se passe sur l’écran est aussi ce qui se passe dans la salle, l’incapacité à penser à laquelle sont confrontés les personnages est aussi celle du spectateur, et puisque c’est cet impouvoir qui donne le plus à penser, alors la pensée est suscitée chez le spectateur autant que chez les personnages. Le cinéma de Christopher Nolan apparaît donc dans le prolongement du cinéma moderne, comme s’il en répétait l’opération, en l’élevant d’un degré supplémentaire.
Stéphane Lleres
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