L’artiste et performeur sans visage du street art, Banksy de son blaze de graffeur, maintient la cadence de ses trouvailles artistiques depuis les années 1990. Ses bombages au pochoir ornent les murs de nombreuses capitales européennes et américaines. Plus fort encore, il parvient à rentrer dans Gaza et graffer le mur de séparation avec Israël pour soutenir la lutte palestinienne. Il se fait aussi faux-monnayeur et émet des billets de dix livres à l’effigie de Lady Diana estampillés « Banksy of England ».
Récemment, il machine la destruction publique d’un de ses tableaux mis aux enchères. La presse s’esbaudit et commente en boucle l’événement dont la chronologie serait la suivante : Vendredi 5 octobre 2018, Sotheby’s de Londres met en vente le tableau Girl with Balloon et l’adjuge pour 1,2 million d’euros. À peine le marteau retombé, l’œuvre s’autodétruit grâce à un dispositif astucieusement dissimulé dans le cadre. Samedi 6 octobre, l’artiste poste sur Instagram plusieurs vidéos et revendique l’attentat. La facétie est alors rapportée par la presse internationale. Samedi 20 octobre, le tweetage s’emballe : #Banksy compte, paraît-il, 1 120 922 « J’aime ». Le Figaro, exemplaire de sa corporation, décrit « un coup de maestro qui fait l’effet d’une petite révolution », et ajoute, dans un charabia qui n’émeut sans doute plus les lecteurs de hashtags et de compote journalistique : « Le marché de l’art est-il en passe de devenir un autre monde ?
Dimanche soir, avec plus de six millions de vues de sa toile autodétruite sur son compte Instagram en moins de quarante-huit heures après sa vente chez Sotheby’s à Londres, l’affaire Banksy est symptomatique d’une nouvelle époque (sic). La désormais célèbre petite fille laissant s’envoler un ballon rouge en forme de cœur […] marquera les esprits à jamais ». Bigre ! Les esprits de qui ? À n’en pas douter, ceux des chroniqueurs amnésiques prédisposés à s’extasier devant un non-événement. Partant de son foyer médiatique, la sottise plus contagieuse que l’herpès simplex se répand outre-Atlantique : « On ne parle plus que de cela depuis deux jours des deux côtés de la Manche, et jusqu’en Amérique », ajoute la mémorialiste ébahie.
Abusons encore un peu de savoureuses citations : « Ce coup de maestro qui embarrasse bien Sotheby’s est la preuve d’un changement complet d’échelle, de mentalité, de rapport à l’œuvre d’art et à sa notion de valeur. De quoi donner des frissons à l’ancienne génération de collectionneurs, les vrais, ceux qui ont cru à leur flair pour acheter avec leurs yeux et non pas avec leurs oreilles ! » Ça décoiffe dans les gazettes ! Dans la bouffissure médiatique généralisée, le Financial Times quant à lui pronostique : « il se pourrait que le tableau broyé prenne de la valeur, considérant qu’il est devenu l’objet de l’un des meilleurs canulars jamais organisés sur le marché de l’art ».
billet de 10 livres émis par la Banksy of England, en circulation
C’est vrai que le marché de l’art ne sait plus où faire ses emplettes ces jours-ci. Il faut lui servir du tableau à la mode tagliatelles, façon pop’soup, pour faire bondir les tarifs au menu du fast painting. On nous reprochera peut-être de tirer sur le corbillard du Contemporain et de ses experts à l’ignorance affligeante. C’est que les précédents de destruction de l’art – célèbres, même – ne manquent pas, moins spectaculaires sans doute, mais plus intelligents. Au-delà du scandale de salon – comme s’en amuse une vidéo postée par Banksy lui-même montrant le gotha de Londres trinquant au pince-fesses précédant la vente de Sotheby’s – il y a bien davantage qu’une bonne farce, voulût-elle dénoncer l’arrogance financière. Diriger un tel acte vers un ramassis de milliardaires et d’experts incultes pour jouir d’un beau chahut mondain, c’est abandonner en chemin la vraie question qui gît dans un acte de destruction de l’art. Un siècle plus tôt, la destruction des œuvres fut l’objet, au sens matériel et philosophique, d’un hasard expérimental moins tapageur mais ô combien plus intéressant puisque aucunement prémédité et sans complicité médiatique. Au milieu du siècle passé, en effet, un fait divers artistique parisien poursuivait un dialogue discret avec un événement new-yorkais fortuit qui l’avait précédé d’un demi-siècle.
En 1957, lors d’une exposition parisienne sur les débuts du mouvement dada, Man Ray présenta plusieurs de ses œuvres, parmi lesquelles Boardwalk (tableau-montage, 1917) et Objet à détruire (ready-made « aidé », 1923). Lors de cette exposition, des étudiants de l’École des beaux-arts surgirent et, en signe de protestation contre l’art dada et surréaliste, volèrent les deux objets. Man Ray raconte s’être lancé aux trousses des garnements, qui abandonnèrent Boardwalk, non sans gratifier le tableau de plusieurs coups de pistolet. Objet à détruire, quant à lui, disparut définitivement. Quel que soit le traitement que les étudiants lui appliquèrent, le ready-made redevint, au mieux, un métronome. Un dessin le représentant, daté de 1932, porte au dos le mode d’emploi de l’objet conçu par l’artiste : « Découper l’œil dans la photographie d’une personne qu’on a aimée et perdue de vue. Fixer l’œil au pendule du métronome et régler la massette pour obtenir la cadence désirée. Laisser fonctionner jusqu’aux limites de l’endurance. En visant soigneusement, avec un marteau, essayer de détruire la chose du premier coup. »
Les étudiants des beaux-arts n’avaient certes pas appliqué la marche à suivre à la lettre, mais ils furent fidèles à l’esprit de la destruction que l’artiste lui-même avait imaginée pour son œuvre. Rien n’étant plus facile que la reproduction d’un ready-made, l’artiste remplaça celui qu’on lui avait dérobé par un nouvel exemplaire, dont il changea toutefois le titre en Objet indestructible. Man Ray expliqua qu’il avait prévu de détruire lui-même son Objet à détruire en public, mais 34 ans plus tard il n’était toujours pas passé à l’acte ; atermoiement de longue durée donc, auquel les étudiants iconoclastes vinrent mettre un terme. Si l’artiste ne parvint pas à rattraper les chenapans, on peut dire sans jeu de mots qu’il fut rattrapé par sa propre idée de l’art. Man Ray a donc radicalement révisé le titre initial de son objet. Entre « Objet à détruire » et « Objet indestructible », en effet, le message est résolument inversé. L’objet qu’il avait conçu pour être exposé à la destruction – mise en œuvre, de fait, par une volonté extérieure à la sienne – fut ensuite recréé et pourvu d’un titre chargé de conjurer le sort que connut la première version. Il est clair que Man Ray avait renoncé en 1957 à accomplir un jour la destruction promise par le titre de 1923.
À bien des égards, Objet indestructible trouve son origine dans À regarder (l’autre côté du verre) d’un œil, de près, pendant presque une heure de Marcel Duchamp. Celui-ci réalisa cet objet en 1918 lors d’un séjour à Buenos Aires. Entre deux vitres fixées dans un châssis métallique, un dispositif de lentilles est relié par la barre latérale d’une sorte de balance en papier collé sur laquelle le titre complet de l’œuvre est noté et se présente en même temps comme le mode d’emploi de l’objet. Man Ray, ami de Duchamp dès cette époque, n’ignorait pas ce Petit verre (autre nom de l’œuvre pour la distinguer de son Grand verre) lorsqu’il conçut son Objet à détruire en 1923, cinq ans plus tard. Au-delà des similitudes telles que le mode d’emploi, la position de l’œil, le motif du balancier vertical ou du fléau horizontal en équilibre sur un axe horizontal, la préconisation d’une durée prolongée de l’expérience, mais également la représentation d’une pyramide sur l’œuvre de Duchamp en rapport évident avec la forme pyramidale du métronome de Man Ray, c’est l’idée même de destruction de l’œuvre qui apparaissait déjà dans À regarder (…) d’un œil… En effet, de retour à New York après son séjour argentin, Duchamp découvrit avec émerveillement qu’une vitre s’était largement craquelée au cours du transport. Il s’interdit toute réparation et décida d’exposer l’œuvre sous cette forme. L’Objet à détruire de Man Ray a donc, de toute évidence, été fécondé sous de nombreux rapports par l’invention duchampienne.
marcel Duchamp, A Regarder (l'autre côtédu verre), d'un oeil, de près, pendant presque une heure, Museum of Modern Art, New York, 1918.
Charles Illouz
source : http://delibere.fr/banksy-vs-marcel-siecle-de-retard-lart-morceaux-1/
Commenter cet article