L’art, cela peut être beau, envoûtant, absurde, mystérieux, laid, frappant, dérangeant… Il ne peut être une représentation figée d’une seule interprétation car celle-ci varie selon la sensibilité de chacun. Chaque individu en aura un retour subjectif selon tout ce qui a construit son identité. Telle une arme d’expression massive, l’art œuvre également sous les traits du militantisme.
Mais en quoi ce concept contribue à bousculer les esprits et à modifier le cours de l’histoire ? Sa participation aux préoccupations sociétales est-elle si pertinente qu’elle en a l’air ?
Art et engagement en philosophie
Dans l’Antiquité, la philosophie de l’art avait pour fonction d’exprimer la beauté. Pour Platon, l’art agissait comme un processus de Mimèsis du monde dans sa réalité. A travers L’allégorie de la caverne (1) exposée dans son livre VII de « La République » , la réflexion artistique correspondrait parfaitement à cet élan de voir plus loin que l’illusion et accéder ainsi à la connaissance. Autrement dit, regarder derrière la beauté de l’art pour en capter le sens. Et c’est là que la notion d’interprétation rentre en jeu. Nous ne sommes plus là pour admirer une œuvre mais également pour la comprendre.
Depuis le siècle des Lumières (XVIII), l’engagement à travers l’art devient presque un devoir qui lierait les convictions de l’Homme à sa fonction d’artiste. La liberté et la solidarité sont les motivations premières de ces auteurs, revêtant l’habit de témoins-rapporteurs des maux de leur époque. L’écrivain et philosophe Albert Camus disait là-dessus « Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps… Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer » (2) .
Ici, la littérature n’est plus au service de l’imaginaire exclusif mais d’une cause politique et culturelle qui malmène les individus.
Jean-Paul Sartre, philosophe engagé politiquement après la seconde guerre mondiale, ajoute « L’écrivain engagé sait que la parole est action. Il sait que dévoiler, c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire une peinture impartiale de la Société et de la condition humaine » (3) .
Outre ses écrits, Sartre était un homme de terrain à travers son soutien envers plusieurs mouvements gauchistes et féministes. Il dénote de l’image de l’écrivain solitaire prostré dans un bureau, le nez dans ses livres, en s’affichant tel un acteur de la résistance.
Ce courant de pensée philosophique axé sur le militantisme témoigne alors d’une société meurtrie, entre conflits et confusion, où l’art tente de ramener sa propre vérité parfois discutable. D’ailleurs, c’est au milieu du 20ème siècle que le terme « art militant » a émergé, date à laquelle les intellectuels ont produit des œuvres contre les régimes totalitaires. Et si cela avait, et a encore, tendance à déranger les pouvoirs en place, c’est parce que l’art est libre et indépendant par définition et que ces dénominatifs iraient à l’encontre des règles d’asservissement appliquées par nos dirigeants. De plus, la fonction politique de l’art est justifiée comme en témoigne l’existence de la censure et le public auprès duquel il exerce un pouvoir de persuasion émotionnelle bien que, de plus en plus, rationnelle.
Art et Politique : Amants illégitimes ?
La notion de divertissement ou d’ornement dans l’art militant ne sont pas prioritaires. Les raisons pour un artiste de s’engager sont multiples car, pour créer quelque chose, il doit puiser son inspiration dans sa propre histoire ; son œuvre est ainsi l’objet de son esprit et l’écho de son temps.
On les appelle artistes « engagés », « militants », activistes », les termes se différencient sur la forme mais non sur le fond. Leur but est de mettre en lumière un dysfonctionnement social, politique, économique ou culturel en utilisant l’outil propre à leur compétence artistique. Bien que l’origine du mot Militant vient du latin Militare » être soldat, faire son service militaire » , il n’est pas pour autant question de violence dans ces œuvres d’art ni dans leur moyen d’exposition mais plutôt de choc émotionnel, telle une voix qui perce dans la mémoire collective. Créer, c’est avant tout dire « NON », le silence et l’inaction étant semblables à une sorte de consentement et d’approbation.
Il s’agit également, pour un artiste engagé, d’une quête de la justice et d’une volonté de se définir tel un porte-parole, voire un héros malgré lui, pour les » gens du peuple » avec qui il partage le même statut. Véritable travail de pédagogie que celui de questionner sur le monde, attiser la curiosité et le sens critique. C’est lorsque le sensible est sollicité que se tisse le lien entre l’art et la politique. Lorsque les voies classiques de contestation ne sont plus efficaces, l’art use de son pouvoir de ralliement. Car oui, tout comme la politique, l’art peut être extrêmement puissant et porteur de messages. Mais encore faut-il que ces messages se transforment en action collective et aient un impact sur l’évolution de nos sociétés (4) .
Que ce soit contre le colonialisme, le système néolibéral, le totalitarisme, la dictature, le fascisme ou encore la protection de l’environnement, bon nombre d’artistes ont fait preuve d’audace en osant imager ou retranscrire un sentiment d’oppression, un état de contestation ou leurs témoignages à travers des œuvres fortes de sens. Ceci parfois en devenant victimes de censure ou encore des cibles d’intimidation pour le gouvernement qu’ils dénoncent. Toutefois, l’art n’est pas exempte de malhonnêteté ou de manipulation. L’engagement d’un artiste auprès d’un parti politique peut le délégitimer lorsque l’on considère qu’il dépasse son domaine de compétences, qu’il sert une cause en se servant lui-même ; autrement dit, en se faisant de la publicité. L’on pourrait inclure dans ce cas le soutien que certains artistes ont pu apporter à des hommes politiques lors des élections. Cet affichage public de leur personne en dehors d’une quelconque oeuvre d’art laisse à réfléchir sur les intérêts communs de ce genre de relation interpersonnelle.
A cette association entre l’art et la politique, le peintre controversé du 19ème siècle, Gustave Courbet, était plus que réfractaire. Il avait l’Etat en horreur et faisait partie de ces artistes ayant mené un combat contre le mépris des paysans et des travailleurs manuels. Il rédigea ainsi en 1870, avec l’esprit contestataire que l’on lui accorde volontiers, une lettre au ministre des Beaux-Arts (dans le cadre d’une remise de la légion d’honneur qu’il a refusée) dans laquelle il écrivait ceci » L’Etat est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans les conventions officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité ; la sagesse pour lui serait de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissés libres, il aura rempli vis-à-vis de nous ses devoirs » (5) .
Une image étant plus parlante que mille mots, voici quelques œuvres qui ont suscité l’intérêt dans un contexte historique et politique particulier :
La guerre, Otto DIX, 1916. Ces gravures mettent en lumière le traumatisme de la première guerre mondiale à laquelle le peintre a participé en tant que soldat.
Prestation de Jimi HENDRIX » The star spangled banner » lors du festival de Woodstock, en 1969. Il y dénonce l’intervention des Etats-Unis au Vietnam en revisitant, de manière grinçante, l’hymne national américain.
Le Street art : Miroir de nos maux contemporains
Apparu aux Etas-Unis dans les années 70, l’art urbain plus connu sous l’appellation anglo-saxonne » Street art » s’est ensuite propagé en Europe sous différentes formes. Graffitis, pochoirs, mosaïques, stickers ou installations, les techniques diffèrent mais se réalisent toutes dans la rue ou les endroits publics. Art marqué par la contestation et d’ailleurs encore aujourd’hui accusé de vandalisme, la rue est devenue sa tribune dans laquelle sont exposées des oeuvres dont la portée va à l’encontre du système en place.
Logique, me direz-vous, d’utiliser ce décor bétonné car c’est là où se joue une société stagnant entre malaise et désillusions.
Comme le disait Victor Hugo, » La rue est le cordon ombilical qui relie l’individu à la société » (6) et c’est par cette promiscuité avec les citoyens que le street art séduit.
Ces peintres des temps modernes ont investi la rue comme un musée accessible à tous, tel un pied de nez à la mercantilisation générale. Ici, l’art s’offre, voire s’impose sans intermédiaire tout en délivrant une vision du monde mêlée entre réalisme, humour et poésie. Jamais la gratuité n’a eu autant de valeur à travers la qualité artistique et la résonnance des états de fait dénoncés. Surconsommation, oppression insidieuse de l’individu par l’Etat, ou encore réchauffement climatique, ces artistes de rue mettent le pinceau là où ça fait mal ; à savoir la condition de l’être humain dans une société qui lui fait dangereusement perdre l’équilibre.
Parmi les artivistes les plus renommés, l’on retrouve le graffeur-peintre et réalisateur britannique Banksy. Son identité est plus ou moins secrète et c’est donc de ce pseudo qu’il signe ses oeuvres. Reconnu dans le monde de l’art et par des millions d’anonymes, il dénote par sa provocation subtile et imagée sur les murs. Artiste insoumis aux codes de notre modèle sociétal, il transverse dans son travail ses idéaux libertaires et sa personnalité philanthrope avec un esthétisme et une imagination surprenantes.
La douceur représente sa force de frappe ; c’est en enjolivant la tristesse, l’injustice ou la laideur qu’il parvient à leur donner une élégance indécente qui cogne autant qu’elle caresse l’esprit. Ceci car il n’évolue pas dans le trash facile qui pourrait braquer les passants ainsi que ses pairs, mais dans une réflexion sensible et morale qu’il met en scène. Bien que la plupart de ses oeuvres soient revendicatrices, il y insuffle également de l’espoir sans doute parce que, sans cela, il n’aurait aucune raison de continuer sa lutte profondément humaniste. Témoin lucide du 21ème siècle, Banksy dépeint les actualités politiques, les inégalités, la place de la religion dans notre société, la fourche du capitalisme sacré ainsi que notre solitude dans ce chaos social. Il observe avec finesse et discernement le monde d’un oeil critique en donnant des pistes afin que chacun en fasse de même comme il y transparaît dans une de ses citations » Notre cerveau fonctionne mieux lorsque nous sommes dans un état paranoïaque. Nous examinons alors toutes les options qui s’offrent à nous à toute allure et avec une totale clairvoyance » (7) .
Il offre ainsi, à travers ses productions, le levier qu’il nous est libre de faire basculer pour nous libérer de nos fardeaux imposés par une hiérarchie organisée. Ses visuels sont percutants et ses installations ne manquent pas d’aplomb comme en témoigne l’hôtel nommé » Walled Off » (Coupé du mur) ouvert depuis 2017 à Bethléem. Financé par Banksy lui-même, il s’agit là d’un véritable établissement d’hébergement avec la particularité d’avoir pour slogan : La pire vue que l’on puisse avoir d’un hôtel !
En effet, c’est le moins que l’on puisse dire car si l’envie vous prend d’y faire une halte, vous serez aux premières loges pour » contempler » le mur de séparation en Cisjordanie.
Projet des plus osés et sujet à polémique, le graffeur originaire de Bristol défie la morale bien-pensante et les codes du possible. Usant de son art avec une intelligence charismatique, il met en lumière, plus qu’il ne juge, une situation dramatique mais pourtant victime de l’indifférence générale. Incontestablement, cet anonyme troublant d’intégrité fait partie de ceux qui refusent, ceux qui dénoncent, ceux qui rêvent en une existence plus juste. Plus qu’un artiviste, Banksy est un penseur contemporain.
L’on pourrait facilement supposer que cet artiste reconnu mondialement tire profit de ses oeuvres en les vendant à prix d’or et passe ainsi pour un vendu qui participe avec complicité au système qu’il dénonce. En réalité, il n’en est rien. Ses toiles exposées en galerie sont soit volées, soit reproduites. Le gain est donc versé aux propriétaires du support et non à l’auteur. Autocritique de la sphère dans laquelle il évolue, Banksy se moque de la marchandisation de l’art et tourne ce phénomène au ridicule. Ses actions teintées d’ironie le confirment comme en ce fameux mois d’octobre 2013 à New-York où il alla jusqu’à mettre en vente certaines de ses toiles non signées (volontairement) pour 60 dollars l’unité alors que certains admirateurs fortunés n’hésiteraient pas en débourser plusieurs dizaines de milliers. Par malice, provocation ou fidélité à ses convictions, cet artiste mystérieux ne se laisse pas happer par l’attirant visage de la prospérité indécente. Dans l’opposition de ce que l’on attendrait de lui, il nage à contre-courant, tournant au risible la valeur marchande de l’art et provocant parfois la jalousie ou l’incompréhension de ses détracteurs agacés par son cynisme.
En somme, Banksy est un concept à lui tout seul. Soit on l’adore, soit on le déteste. Mais force est de constater que l’artiste représente une action militante des plus audacieuses. Dans un monde où les critiques sont aisées et où le militantisme n’est pas épargné par les batailles d’égo, il semblerait plus judicieux de reconnaître la valeur intrinsèque de ce qui est honorable lorsque cette qualité est fondée plutôt que d’en être automatiquement suspicieux. Ce positionnement moral lorsqu’il est basé par des suppositions se situe en dehors de la ligne de soutien. Soutien qui est, aujourd’hui plus que jamais, nécessaire à apporter à ceux qui s’activent.
Focus sur les oeuvres de Banksy…
( Toute ressemblance avec des phénomènes existant ou ayant existé serait purement préméditée…)
Consumer Jesus, BANKSY, 2004, Sérigraphie.
Nous l’avons vu, le réel a un impact sur l’art, l’influence, l’alimente, le passionne mais peut-on affirmer l’inverse ?
Une chose est sûre, à défaut de ne pas avoir d’effet immédiat et concret sur le fonctionnement de notre monde, l’art militant a la faculté de modifier la perception que l’on en a. Et ce n’est pas une mince affaire à une ère où le divertissement de masse et le sentiment d’impuissance nous distraient des problématiques pourtant prioritaires. C’est là que le rôle de l’art militant est déterminant : faire germer des graines dans les esprits qui provoqueront une prise de conscience pérenne chez les individus. Se lier à la démarche ambitieuse des artistes engagés est ainsi un moyen de faire entendre nos voix, nos aspirations, nos avis contraires et, ainsi, recouvrer davantage de forces.
Bien que placée à tort dans le tiroir de l’idéalisme rêveur, une oeuvre militante ne stimule pas seulement nos affects à court terme mais aussi notre processus de raisonnement. La réflexion qui s’y rapporte passant donc en premier plan devant la beauté artistique car, là où les émotions s’étiolent, les idées, elles, s’imprègnent, se développent et gagnent à se concrétiser.
Saïda B-k.
(1) Lien Allégorie de la caverne.
(2) Conférence du 14 décembre 1957, Discours de la Suède.
(3) Jean-Paul SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ? , 1948.
(4) Daniel VANDER GUCHT, L’Expérience politique de l’art: Retour sur la définition de l’art engagé, 2014.
(5) Lien de la Lettre complète de Gustave COURBET.
(6) Victor HUGO, Les Contemplations, 1856.
(7) BANKSY, Banking your head against a brick wall, Ed. Weapons of Mass Distraction, 2001.
Autres Sources :
Duccio DOGHERIA, Street-Art, Histoire, Techniques et Artistes, Ed. Place des victoires, 2016.
BANKSY, Film » Exit through the Gift Shop » , 2010.
Céline DE VOS, Militant ou artiste ? Artiste et militant, Revue Archipels, 2016.
source :
https://www.4emesinge.com/art-et-militantisme-une-union-qui-derange/
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