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Entre obéissance et dignité : "Les vestiges du jour", de Kazuo Ishiguro

Publié le 28 Avril 2019, 09:54am

Catégories : #Philo & Cinéma

Entre obéissance et dignité : "Les vestiges du jour", de Kazuo Ishiguro
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Au premier regard, le magnifique roman de Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour*, se lit comme la satire tragico-comique des coulisses d’un monde en passe de disparaître, celui de l’aristocratie anglaise de l’entre-deux guerres, envisagé du point de vue, non pas des maîtres, mais des serviteurs.
Deux personnages principaux occupent le devant de la scène, un butler parfait, Stevens, qui dirige avec tout le doigté qui convient une “grande maison” (Darlington Hall) et l’intendante, Miss Kenton, placée sous ses ordres. Engoncé dans la raideur de son rôle, conventionnel et rigide au point de fermer en lui toute possibilité d’exprimer ses sentiments et de s’ouvrir à l’amour d’une femme, ce n’est que trop tard qu’il réalisera qu’il est passé à côté de la vie.

Mais il y a plus dans ce roman qu’un traditionnel “tableau de mœurs” et le récit subtil d’une histoire d’amour manquée, plus que la critique secrètement féroce, d’une société dont le poids des conventions brise les êtres.
En réalité il s’agit là d’un individu qui, presque tout au long de sa vie, s’est dupé lui-même, au nom d’une éthique professionnelle de l’obéissance, érigée en véritable idéal de la “dignité”, et dont il découvre, à la faveur d’un tardif retour sur soi et sur son passé, ce qu’elle recelait d’illusions.

 

La figure de Stevens apporte une remarquable illustration aux analyses célèbres sur la “mauvaise foi” que Sartre présente dans L’être et le néant, cette manière pour un individu d’aliéner sa liberté à la fonction sociale qu’il joue, et en l’occurrence il la joue avec d’autant plus de perfection que l’aliénation de soi est élevée ici au rang d’une “vertu”, témoignant que chez ce majordome parfait fonctionnent avec une efficacité redoutable les mécanismes de l’illusion idéologique décrits en son temps par Karl Marx. Mais il y a plus à dire et qui est à la fois plus actuel et plus troublant. 

Cette éthique professionnelle du “devoir”, de la "grandeur" et de la "dignité" conduit, à un certain moment, notre homme à se comporter comme un sujet obéissant docilement à des ordres destructeurs, et ce parce qu’il accepte entièrement la légitimité de l’autorité dont ils émanent. Quoique le roman se présente comme une pure fiction, il rejoint de façon saisissante les conclusions que les chercheurs en psychologie sociale, et tout particulièrement Stanley Milgram, ont déduit de leurs expériences sur le phénomène de la soumission à l’autorité et dont il convient de rappeler que Milgram les avait menées afin de mieux comprendre comment des “hommes ordinaires” ont pu, sous le régime nazi, se transformer en exécuteurs d’ordres proprement monstrueux. C’est sur ce point que je voudrais tout particulièrement insister parce que, dans le fait, le roman d’Ishiguro apporte une contribution notable, rarement soulignée, à l’analyse des facteurs de l’obéissance destructrice.

 

Stevens - son employeur, Lord Darlington, selon l’usage, ne l’appelle jamais que par son nom - appartient au corps d’élite des majordomes, tel qu’il en existait encore dans l’Angleterre de cette époque. Toute son existence est commandée par la poursuite d’un dessein unique : devenir un grand majordome. Car dans ce monde-là de la domesticité, on a aussi sa hiérarchie, avec ses ordres - valet de pied, valet de chambre, valet-majordome, majordome à part entière - et ses codes explicites et implicites. Stevens est animé par l’intention unique, presque obsédante, de parvenir à la maîtrise parfaite de son métier. 

Une éthique du “professionnalisme” 
La grandeur d’un majordome, à quelle qualité se reconnaît-elle ? A la “dignité” dont il fait preuve dans l’exercice de son métier, répond Stevens. “Il y a ‘dignité’ lorsqu’il y a capacité d’un majordome à ne pas abandonner le personnage professionnel qu’il habite” (p. 53). Tel est donc le propre de cette “vertu” que seule une poignée porte à la perfection: en elle est abolie la fracture entre le personnage professionnel et l’individu privé, fracture qui, chez un majordome de “moindre envergure”, ne peut manquer de se lézarder en certaines épreuves où le personnage montre qu’il ne fait rien de plus que jouer un “rôle” : “Pour ces gens-là être un majordome, c’est de jouer dans une pantomime : une petite poussière, un léger choc, et la façade s’effondre, révélant l’acteur qu’elle masquait” (p 53).

Habiter un personnage avec un parfait professionnalisme, voilà ce qui fait la différence avec jouer simplement un rôle, à la manière d’un acteur. Car, dans le premier cas seulement, l’être est pleinement accordé à ce qu’il fait, en sorte qu’il n’est plus de distance entre la fonction qu’il exerce et l’être qu’il est. Le grand majordome a, autant que possible, essentialisé son rôle, à tel point qu’il n’est plus rien en ses actions qui relève du jeu, du masque, d’une identité purement factice : “Les grands majordomes sont grands parce qu’ils ont la capacité d’habiter leur rôle professionnel et de l’habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme comme un homme bien élevé porte son costume : il ne laissera ni des malfaiteurs ni les circonstances le lui arracher sous les yeux du public ; il s’en défera où il désirera le faire, et uniquement à ce moment, c’est-à-dire invariablement lorsqu’il se trouvera entièrement seul. C’est, je l’ai dit, une question de ‘dignité’” (p. 53).


Que dire de cette définition qui a souvent été davantage citée que commentée ? A l’évidence, la dignité n’est pas ici comprise comme un attribut universel qui appartient à tout homme en raison de son humanité. C’est pourtant dans ce sens égalitaire, à la fois ontologique et moral, que nous autres Modernes entendons habituellement cette notion, et ce depuis la Renaissance, depuis les grands textes consacrés à la dignitas humanis (chez Pic de la Mirandole par exemple). Dans la bouche de Stevens, la notion renverrait davantage à la manière dont les Romains entendaient la dignité : le respect afférent à une charge ou un statut. Mais celle-ci était réservée aux positions sociales les plus hautes (tribun, sénateur ou général) et nul théoricien de l’antiquité n’aurait songé à l’appliquer à un domestique, pas plus qu’il ne l’entendait comme une capacité à habiter son rôle avec un professionnalisme sans défaut. Il y a donc quelque chose de comique et de dérisoire dans cette définition qui est présentée avec un sérieux imperturbable. On dira que l’auteur cherche ici à rendre son personnage ridicule, et dans le fait il y a beaucoup de ridicule en lui. Voyez par exemple la réponse laconique qu’il apporte à un homme non-initié à la pratique du métier, un “vulgaire” en somme, qui lui demande en quoi consiste la dignité : “Mais j’ai dans l’idée au fond qu’il s’agit de ne pas enlever ses gants en public” (p. 229).


Giorgio Agamben rappelle avec beaucoup de clarté ce que signifiait la notion de dignité dans le droit romain (telle qu’elle fut codifiée par exemple au livre XII du Code Justinien) et l’évolution morale opérée par les juristes et canonistes médiévaux : “Dans le cas de la ‘dignitas’ juridique comme dans celui de sa transposition morale, la dignité constitue quelque chose d’autonome par rapport à l’existence de son porteur, un modèle intérieur ou une image extérieure à quoi il doit se conformer et qu’il doit conserver à tout prix”. Et cette définition s’applique parfaitement au majordome parfait que veut être Stevens. Il en résulte, comme le fait ensuite remarquer Agamben, une incompatibilité entre la dignité et l’amour : “Mais, dans les situations extrêmes - et l’amour est, à sa façon, une situation extrême - il n’est plus possible de maintenir une moindre distance entre la personne réelle et son modèle, entre vie et norme”.

Une figure de la “mauvaise foi”
Nombre de lecteurs auront sans doute depuis longtemps fait le lien entre la figure du majordome que présente Ishiguro et le garçon de café que Sartre décrit au chapitre II de la 1ère partie de L’être et le néant. A cette différence près que Stevens incarne une espèce de garçon de café parfait, qui aurait supprimé tout ce qui dans la description de Sartre relève encore du jeu et de l’amusement.
Je voudrais suggérer que le garçon de café sartrien est une incarnation de ce que Stevens appelle, avec quelque mépris, le majordome “de moindre envergure”. En quoi réside la différence entre la figure accomplie et celle qui reste en-deçà ? Précisément dans le jeu, au sens de l’écart et de la distance : une manière encore inadéquate d’identifier l’être privé et le personnage professionnel.
Mais c’est alors, si l’on suit la veine sartrienne, qu’en celui qui achève cette identification jusqu’à supprimer autant que possible toute marge, toute fracture, tout “jeu”, la mauvaise foi est portée à son comble. Le repliement de l’être sur le devoir-être, “l’adéquation de l’être avec lui-même” conduit à la forme extrême de l’inauthenticité et de l’emprisonnement.


Dans un article particulièrement éclairant, Joseph Catalano distingue dans la conception sartrienne de la “mauvaise foi” un “sens faible” d’un “sens fort”. Le premier se rapporte au fait que nous ne pouvons en société éviter de jouer un rôle et que nous passons inévitablement d’un rôle à un autre. Mais dès lors que nous travaillons volontairement à jouer ce rôle et y mettons toute énergie, c’est dans un “sens fort” que la mauvaise foi conduit à la négation radicale de notre liberté. Et Sam Coobes, commentant cette distinction, explique : “Si un individu, non seulement accepte passivement son rôle social, mais s’identifie activement à lui, il semble alors qu’il ne se contente pas de supporter stoïquement le fardeau de l’inauthenticité, mais en fait une valeur sociale (...) qui est plus grande que lui et transcende son individualité subjective. En termes sartriens, il adhère pleinement à une mystification qui limite sa liberté (a freedom-limiting mystification ).
 

Le majordome Stevens est le prototype de cette mauvaise foi prise au sens fort. Toute sa doctrine de la dignité relève du discours de la mystification et de la duperie de soi. Dans la mesure où il ne se contente pas de jouer le rôle qu’on attend de lui, mais qu’il le théorise pour le porter à la perfection d’un idéal -“l’idéal de la dignité”-, la fonction socio-professionnelle qu’il exerce est comme essentialisée sous la figure quasi platonicienne du “grand majordome”.
Mais ce qu’il a y a ici d’ontologie opère en réalité une négation de la détermination ontologique fondamentale de l’homme, à savoir sa liberté, laquelle exige que soit maintenue la distinction radicale entre l’individu privé et le personnage professionnel, de sorte qu’il peut toujours se reprendre et se ressaisir. Ici, nous n’avons plus affaire à un sujet qui joue à être ce qu’il doit être, s’accordant à la représentation de son rôle social, et qui ce faisant, quoiqu’il en ait, maintient ouverte la distance entre ce qu’il est (une conscience libre) et ce qu’il joue à être (un garçon de café), distance qui chez Sartre démarque la facticité de la transcendance, mais à une conscience qui, dans la fermeture de l’écart et la négation de sa liberté, s’identifie pleinement à sa fonction pour se poser presque comme un “en soi”.

L’ “être en soi du garçon du café”, tel nous apparaît l’idéal qu’accomplit “le grand majordome”. Mais dans la mesure où un tel idéal ne peut jamais être réalisé, en raison de la structure même de la conscience humaine (qui ne peut jamais parvenir, le voudrait-elle, à l’identité morne et opaque de l’en soi, de l’encrier, pour reprendre l’exemple de Sartre, qui n’est jamais autre chose qu’un encrier, l’immédiateté hégelienne de la chose), la mauvaise foi est ici portée à son comble, en même temps qu’échoue, inévitablement, la pleine identification de l’être à la fonction.

Mais de ce résidu d’individualité, Stevens ne sait tout simplement pas quoi faire. Et ce degré, non pas parfait mais extrême, est atteint précisément parce que le jeu est fondée sur une légitimation, en réalité de nature idéologique - le discours de la dignité - qui est le propre de la conscience aliénée, c’est-à-dire de la conscience qui théorise son état social de servitude pour lui donner l’apparence et la garantie d’une vérité en soi. 
Qu’on puisse considérer Stevens comme une figure de la conscience aliénée, c’est là une remarque qui s’impose à quiconque se souvient des analyses que Marx développe, en particulier dans L’idéologie allemande.

“Saint Stevens” : une figure de la conscience aliénée.
Il n’est ni excessif ni gratuit d’interpréter le discours (pseudo-)philosophique de Stevens sur la dignité comme une expression de cette aliénation intellectuelle de la conscience que Marx met au compte de l’idéologie. Du moins, entendue dans son sens négatif, c’est-à-dire au sens où cette théorisation est abstraite des conditions sociales concrètes de servitude qu’elle a pour fin de légitimer.
Autrement dit, envisagé sous cet angle, le discours de la dignité perd toute vérité universelle pour ne plus devenir que l’expression d’une conscience qui s’égare dans des “billevesées idéalistes”, pour reprendre la formule de Marx, posées comme des principes en soi. En réalité, Stevens ne fait qu’intérioriser les règles sociales afférentes à son statut de domestique que la haute aristocratie, en tant que “classe dominante”, avaient établies pour des raisons évidentes. L’aliénation idéologique n’est jamais que la forme intellectuelle (morale, philosophique, religieuse, etc.) que revêt la réalité de l’oppression sociale pour mieux se dissimuler et se justifier par des représentations purement abstraites (prétendument vraies, universelles, etc.), reprises par des êtres eux-mêmes abstraits de la réalité matérielle de leurs conditions d’existence.

Et il ne fait aucun doute que Stevens, en tant qu’il se pose comme un “majordome parfait”, incarne certaine figure de l’homme saisi dans son idéalité purement abstraite et imaginaire, figure que Marx ne cesse de dénoncer avec un mélange de férocité et de verve sarcastique. Et de même qu’il brocarde Stirner et Bauer sous les sobriquets de “Saint Bruno” ou de “saint Max”, rien ne nous empêche, dans cette lignée, de parler de “saint Stevens”. 
Chez Marx, la critique des fantasmes idéologiques de la philosophie, de la morale et de la religion si elle s’enracine dans les principes du matérialisme historique, vise ultimement un but pratique, qui est l’avènement de la société communiste. Or, ce n’est pas vers cette perspective “historico-mondiale” que se tourne le roman d’Ishiguro, duquel est absent la thématique marxienne fondamentale de la “lutte des classes” et de l’émancipation révolutionnaire des opprimés. Pour cette raison, bien que les analyses de Marx sur les illusions de la conscience aliénée s’appliquent de façon remarquable à la manière dont Stevens se tient ou plutôt se perd dans l’existence, Les vestiges du jour ne sont pas un roman d’orientation marxiste. L’aspect psychologique de l’aliénation sociale et économique, en tant qu’elle est envisagée du point de vue d’un individu singulier, l’emporte sur les conséquences proprement politiques (et révolutionnaires) que Marx lui-même en a tirées. Ou plutôt, ce qu’il y a de “politique” dans ce roman s’oriente dans une toute autre direction, qui est de nous faire comprendre comment la conjugaison du repli de l’être sur la fonction (la “mauvaise foi”) et la légitimation de ce repli (dans l’aliénation idéologique), sont de nature à engendrer des comportements sociaux d’obéissance destructrice.

 

michel terestchenko

 
vendredi 28 octobre 2011
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* Trad. Sophie Mayoux, coll. 10/18, 1990. En 1999, le réalisateur britannique, James Ivory, adapte le roman au cinéma. Anthony Hopkins y incarne Stevens et Emma Thomson, Miss Kenton - tous deux absolument formidables. Mais si l'imagination doit rester libre, mieux vaut lire le livre avant de voir le film.
 
source : 
http://michel-terestchenko.blogspot.com/2011/10/les-vestiges-du-jour-de-kazuo-ishiguro.html
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