Analyse d'une séquence du film "M le Maudit" de Fritz Lang
Presentée par Arnaud Didelot
source : https://www.youtube.com/watch?v=1B9eKv6WJTo
----
M le Marqué !
Après plusieurs visions de M le Maudit (Fritz Lang, 1931) il devient manifeste que les crimes commis par le Kindermörder – le sérial-killer d’enfants – relèvent d’un rituel. Ce rituel, et la nuance est décisive, n’est pas le fait d’une secte secrète ou d’un groupe maudit, mais de la société toute entière. Il faut accepter l’hypothèse de Fritz Lang selon laquelle ce Kindermörder est d’abord une personne qui, comme on le dit parfois familièrement, « a pété un câble ».
Le psychisme humain peut être accidenté et comme catastrophé. L’horreur des crimes perpétrés par M est telle qu’elle milite paradoxalement en faveur d’une sorte d’innocence. Il ne faut plus être soi-même pour séduire des fillettes, les emmener à l’écart et les tuer avec un couteau.
[Personnages :
Hans Beckert. Il est le maudit : M le maudit. C’est un Kindermörder. Il séduit des fillettes qu’il tue avec un couteau.
Lohmann. C’est le policier inspiré et méthodique.
Schränker. Il est chef des syndicats du crime. Aprés l’arrivée de Hitler au pouvoir, deux ans après la sortie du film, le film sera interdit…
Elsie Beckman. Une victime de M.
Habitants, mendiants, malfrats et la ville elle-même. ]
Analyse d’un rituel
Le fait divers réalise une sorte de structure conçue ici comme une famille de possibles. Dans toutes sociétés il y a toujours la possibilité pour qu’un être humain, en l’occurrence de sexe masculin, « disjoncte » au point de tuer des fillettes avec un couteau. Monsieur Hans Beckert, brave petit bourgeois, est assailli de démons qui le poussent à commettre le pire. Le geste est tellement auto-destructeur de la personne sociale du meurtrier lui-même qu’il lui est impossible de se reconnaître dans ses propres actes.
S’il fallait penser en termes de concours d’innocence ce n’est pas M qui serait le plus coupable. Sa sauvagerie occasionnelle a quelque chose d’innocent. C’est cela même qui la rend particulièrement et paradoxalement monstrueuse. Par monstre j’entendrais ceci que M s’excepte de l’univers des petits calculs. Il est monstrueux d’innocence. Il tue parce que, à certains moments, il ne peut pas faire autrement le paie-t-il de sa propre destruction sociale.
Il n’est peut être pas étonnant que dans ce film « allemand » de Lang les contraires se touchent. Les pires crimes de M sont à la fois le fait d’une puissance irrépressible et cela même qui exacerbe le désir d’innocence de celui qu’elle emporte. La « disjonction » se répercute dans tout le psychisme. C’est pourquoi Lang insiste, en faisant parler un policier – lequel sera approuvé par le commissaire Lohmann – sur le fait que M est d’autant plus insaisissable qu’il commet ses crimes dans le costume du brave bourgeois, sans les préméditer, et en fonction de la répétition de son fantasme d’agression et des circonstances. En réalité le personnage du Kindermörder est une sorte de catastrophe vivante : innocent et imprévisible comme un tremblement de terre ou une éruption volcanique. En ce sens je soutiendrais que la lettre M ne signifie pas uniquement Mörder, meurtrier. Elle peut vouloir signifier aussi Materie, matière en allemand. Ce qu’expérimente le petit bourgeois criminel Hans Beckert c’est que son corps n’obéit plus à aucune autorité spirituelle. Il agit comme une matière indépendante, imprévisible et non maîtrisable : orage, raz de marée, éruptions, tempêtes, cyclones, tremblement de terre. C’est la catastrophe naturelle qui se prolonge dans un corps qu’elle rend autonome et meurtrier. La matière des pulsions échappe aux pouvoirs de l’esprit. Hans Beckert a beau résister de toute ses forces M le maudit finit toujours par renaître en lui. Il y aurait même lieu de se demander si le pouvoir de ce double n’exprime pas a contrario la puissance trompeuse du mythe d’innocence que Hans Beckert aurait fait sien. Comme si, à s’imaginer pur et innocent de toute compromission avec la matière, on s’exposait à enfanter des doubles d’autant plus monstreux.
Ce dispositif sert de révélateur des tensions qui rendent compte du fait que les crimes relèvent d’une forme de ritualité. L’innocence de M que son double « matériel » terrorise au plus haut point est aussi celle que tous les acteurs, simples passants, mères éplorées, policiers et malfrats revendiquent pour eux-mêmes à divers titres. « Tout le monde » est persuadé ou tente de persuader de sa propre innocence. L’horreur des crimes catastrophiques du Kindermörder montre combien cette innocence apparente peut dissimuler les plus sombres déchaînements de la « matière désirante ». Le paradoxe étant, nous l’avons vu, que M est en réalité un « monstre d’innocence ».
Devant le « tribunal » de la pègre Hans Beckert explique comment il ne peut résister à son double, à M.
C’est la dénégation de la culpabilité qui fait de la société telle qu’elle s’apparaît à elle-même, c’est-à-dire notamment innocente, l’espace d’un rituel. Les passages à l’acte de M semblent ainsi se couler dans un scénario virtuel et attendu par toute la société, y compris par la société du spectacle que constituent les spectateurs du film. Ceux-ci semblent exprimer les attentes de l’ensemble de la société.
Toute la première partie du film est en ce sens capitale. Elle expose les conditions du rituel et développe la dimension mythologique du fait divers.
La comptine, tout d’abord, chantée par les fillettes. La place du tueur est désignée et son rôle est défini. Aprés l’avoir chantée les fillettes n’ont plus, semble-t-il, qu’à attendre « sans le voir » le méchant homme noir qui viendra les tuer.
Innocente l’enfance? Cette petite fille désigne, « nomine » un de ses camarades comme une victime possible du « méchant homme noir ».
Mais c’est surtout le personnage de la mère d’Elsie, future victime promise, qui concentre l’ambiguïté du corps social. Elle vit seule et, naturellement, adore sa petite fille Elsie. Malgré sa pauvreté elle prépare amoureusement le repas et met la table dans l’attente du retour d’Elsie de l’école. Cette école où elle a chanté la comptine préparatrice. Le registre est bien celui de l’amour et de l’attente.
Mais, et ne serait-ce que parce que Lang a habillé la maman d’Elsie d’un tablier étrange et quelque peu inquiétant, nous pouvons soupçonner que cela ne constitue pas la vérité de la situation. En réalité elle porte le tablier en caoutchouc des blanchisseuses à domicile. Elle garde ce tablier pendant qu’elle met la table pour Elsie.
(Le tablier en caoutchouc des blanchisseuses à domicile est le signe du sacrifice de la maman d’Elsie. Il est aussi le tablier de la préparation du sacrifice d’Elsie. La table est servie pour M.)
Et quelle est cette vérité? Les femmes sont à l’évidence, dans cet espace « d’élevage » où Lang les filme, les sacrifiées de la société. Et cela, bien entendu, relève déjà d’une sorte de crime, crime dont « tout le monde », cependant, se sent innocent. Y compris, à tort, les victimes! Car, face à une telle destinée, terrifiante et inacceptable, que signifie mettre au monde une petite fille sinon mettre au monde une future victime? Une future sacrifiée? L’amour maternel est montré ici comme un amour animal et aveugle, amour qui satisfait et console peut-être la mère mais voue charnellement la fillette à son oppression future. Le seul homme que l’on voit, dans ces premières séquences, est un facteur. Il n’y a pas d’autre relation entre cet homme et la mère d’Elsie qu’une relation strictement encadrée par les rôles sociaux. Et nous apprenons que cette femme attendait la suite d’un feuilleton ou d’une romance. Ce qu’elle transmet à sa fille ne semble donc aucunement consister en un quelconque esprit de révolte. La mise en scéne agit comme un sous-texte qui contredit le vécu des personnages et la manière dont ils se représentent eux-mêmes les situations.
La maman d’Elsie regarde, inquiète, l’horloge. En réalité la table est mise pour le Kindermörder. Bon appétit monsieur M!
(Il faut aussi se souvenir que le film est sorti treize ans après la première guerre mondiale. Celle-ci a bien été comme un super sérial-killer. Un million d’hommes allemands sont morts. La société est déséquilibrée, marquée dans son éros même, par l’absurdité cruelle de la guerre. Humour noir caché? M, en tuant des petites filles et en faisant sienne la folie du siècle qui s’annonce, ne ferait-il pas que de tenter de rétablir un équilibre gravement compromis?)
Pour le dire de manière crue et un peu forcée : la mère d’Elsie s’innocente par « l’amour maternel » alors même qu’elle a fait naître une victime et qu’elle la prépare au sacrifice.
C’est pourquoi le plan où l’on voit l’assiette vide d’Elsie, résonnant avec la comptine initiale, signifie en réalité que la table est mise pour le Kindermörder. La mère d’Elsie, engluée dans une situation qu’elle ne songe nullement à contester, agit comme une pourvoyeuse de chair fraîche. Le meurtre sanglant de M dit la vérité de la situation. L’humour noir de Lang consiste en ceci que le Kindermörder aurait au moins le mérite d’abréger des destinées inacceptables.
Hans Beckert est terrassé par le démon qu’il porte en lui. Cela lui vaudra d’être considéré par le syndicat du crime comme devant être « exterminé ». C’est pourtant si facile d’ouvrir une orange. »Tenez, monsieur, vous avez fait tomber votre couteau » dit la fillette en tendant l’instrument à celui qui redevient M. Il vient d’être marqué.
L’univers du film développe cette dénégation initiale. Le fait, par exemple, que les crimes de monsieur M-Beckert apparaissent au-delà de l’humain sert à dissimuler le crime sacrificiel de l’aliénation féminine.
Lorsque Elsie est assassinée le cercle spectaculaire autour du meurtre rituel se constitue à l’aide d’une presse prompte à vendre de la sensation. « Edition spéciale! Edition spéciale! » Mais il n’y a pas que la presse qui a intérêt à la criminalité compulsive du « plus fort » à l’encontre du « plus faible ».
——————————————
——————————————M comme Mörder (meurtrier)
——————————————M comme Materie? (matière)
——————————————M comme Mutter? (mère)
——————————————M comme Mal? (marque, signe, trace…)
————————————Le maudit est-il celui qui est marqué…
……………—————……….. …tel un bouc… un bouc-émissaire?
Qui est le plus coupable?
Une scène est exemplaire du propos langien. M vient d’être repéré, grâce à la ritournelle qu’il siffle quand il est « en chasse », par un vendeur de ballons aveugle. Il est alors suivi « à la chaîne » par des mendiants. Nous voyons M, accompagné de l’agneau qu’il va bientôt tuer, descendre dans une boutique construite en sous-sol et acheter des fruits à une épicière. L’aveugle voit, mais pas les personnages de ce trio éphèmère. La fillette ne voit pas le « méchant loup », M ne voit pas ce qu’il est en train de faire et l’épicière ne voit ni le bourreau ni la victime. Nous avons déjà souligné en quoi consistent les deux premiers aveuglements. Celui de l’épicière a sa trivialité. Alors que toute la ville est bouleversée par les crimes en série perpétrés contre des fillettes il ne lui viendrait peut-être pas à l’idée, en temps de crise, d’empêcher des kidnapeurs d’acheter avec des fruits ou des friandises le consentement de leurs futures victimes. En tous cas elle ne manifeste aucune inquiétude.
Personne ne voit rien. L’aveugle, au fond – on aperçoit le début du mot allemand Blind qui signifie aveugle, ne voit rien. La fillette va vers M sans voir qu’il s’agit peut-être du méchant homme noir de la comptine. Hans Beckert ne voit pas qu’il est en train de devenir à nouveau M. L’aveugle, cependant, identifiera M en reconnaissant l’air que celui-ci sifflote quand il est en chasse.
La séquence de la recherche effectuée par les malfrats dans l’immeuble où M s’est caché est fameuse. Schränker, le chef du syndicat du crime, est en passe de triompher. En mettant fin aux agissements de M, et alors que la police semble encore en être incapable, il compte rétablir l’ordre sans lequel les affaires en tous genres de la pègre ne peuvent prospérer. Cela dit, grâce au génial Lohmann, la police est elle-même à deux doigts de capturer le Kindermörder.
La scène où Lohmann perd son porte-cigarettes quand il entend un malfrat capturé dans l’immeuble lui expliquer que Schränker et les siens ont capturé le meurtrier est rarement comprise. Il ne s’agit pas simplement d’une vexation. Lohmann n’est pas un gamin et son émotion est à la hauteur de ce qu’il entrevoit.
Le commissaire apprend que la pègre vient de capturer le serial killer. Il en perd son porte-cigarettes. Non par vexation mais parce qu’il comprend que la route est maintenant libre pour que le syndicat du crime arrive au pouvoir.
La capture de M par les malfrats n’est pas seulement une humiliation pour la police c’est surtout une occasion pour la pègre, peut-être en ayant recours à quelques hommes de paille, de prendre politiquement le pouvoir sur la ville. L’ayant débarrassé du monstre elle peut se présenter, à peine voilée, aux prochaines élections. La démocratie urbaine tombera dans l’escarcelle de ceux qui, en rassurant les citoyens par la capture du sadique, les rassureront sur eux-mêmes. Rien n’est plus profitable, semble-t-il, que d’apaiser ce qui vient sourdement perturber le sentiment d’innocence par la capture d’un meurtrier dont les actes, non seulement ne protégent pas de la bouc-émissarisation, mais la favorisent.
Cette bouc-émissarisation de M obéit à un calcul même si c’est un calcul largement inconscient. C’est au reste ici que peut s’apercevoir la limite de ce que j’ai appelé l’innocence de M. Lui-même, en réclamant un vrai procès et refusant la parodie de justice organisée par la pègre – il est clair qu’ils le tueront de toutes manières – semble attendre du jugement du double qui sommeille en lui la délivrance et le retour à la supposée innocence de l’enfance.
Quoiqu’il en soit ses meurtres n’obéissent à aucun calcul, en tous cas à un calcul suffisamment clair pour qu’il puisse en tirer un vrai profit. Son « innocence coupable » l’assigne au contraire à la place du bouc-émissaire. Chacun de ses meurtres est aussi un acte suicidaire.
Les autres personnages sont au contraire toujours dans une forme de rationalité. Même la mère d’Elsie semble calculer quoique dans une demi inconscience. Femme vivant seule, destinée à « l’élevage », elle semble charier son corps dans un univers totalement désérotisé. La petite Elsie la console, la justifie. Mais la scène où on la voit préparer la table et attendre sa fillette ressemble au jeu de la dinette. Ces deux êtres sont voués au sacrifice. Et que peut faire l’adulte pour éviter la honte qu’il y aurait à prendre conscience de sa soumission? Elsie sert ainsi d’alibi pour demeurer dans l’aliénation. Et la reproduire.
A gauche le commissaire Lohmann. Il a parfaitement conscience des enjeux que représente la chasse au « maudit ». A droite Schränker, le chef des syndicats du crime. En capturant le meurtrier avant la police il espèce faire main basse sur toute la ville.
Le plus calculateur est évidemment Schränker, le chef du syndicat du crime. Son réquisitoire demandera l’extermination comme si, au-delà de la condamnation à mort d’un meurtrier non guérissable, il était déjà question d’élargir le cercle de ceux dont l’existence est jugée nuisible et dangereuse.
La véritable monstruosité est ici. M est le premier à être terrorisé par les actes que commet son double. Au contraire Schränker franchit la limite qui sépare les actes de la « substance personnelle ». Son intérêt est de construire une catégorie d’êtres intrinséquement nuisibles. Ce ne sont pas les actes de M qu’il juge : c’est la personne elle-même qu’il condamne.
Schränker se présente ainsi en ordonnateur suprême du sacrifice d’êtres bouc-émissarisés. C’est un calcul politique, le pouvoir et la légitimation sociale recherchée étant désormais à sa portée. Mais l’ombre du ténébreux M assombrit le calcul de Schränker. Derrière cette rationalité qui s’affole s’annonce en effet la barbarie. Les acteurs de cette barbarie à venir, on le sait, relégueront tous les Kindermörder de faits divers au rang de pauvres amateurs.
Un malfrat vient de griffonner la lettre M à la craie sur sa main. Il n’aura plus alors, en faisant semblant de glisser sur une épluchure, qu’à l’imprimer sur le pardessus du Kindermörder.
La lettre M, imprimée par un malfrat dans le dos de Hans Beckert, ne désigne pas le caractère monstreux du personnage. Il ne fait aucun doute que les spectateurs de 1931 voulaient sa condamnation à mort. Beaucoup ont du choisir le camp de Schränker contre celui de Lhomann. Elle est d’abord et essentiellement une marque. Hans Beckert est un bouc marqué que la société voue, en optant pour sa disparition, au destin de la conforter dans ses illusions d’innocence.
Des êtres humains sont marqués et voués à la destruction.
La pègre, métaphore du nazisme, prend prétexte de la monstruosité de M le Maudit pour justifier une politique de marquage et d’extermination.
jean-pierre marchand
source : http://skildy.blog.lemonde.fr/2005/12/03/2005_12_m_le_marqu_aime/
Commenter cet article