C'est bien simple, ce disque est l'album de soul music le plus important de l'histoire. A sa sortie, ce fut d'ailleurs une vraie révolution, qu'on aurait un petit peu de mal à se représenter à l'heure actuelle. Marvin Gaye (mort en 1984, le 1er avril, veille de son anniversaire, tué par son père au cours d'une rixe entre eux deux) était un des plus illustres représentants de la soul Motown, aux côtés de Diana Ross & The Supremes, Stevie Wonder, The Temptations, The Jackson Five, Smokey Robinson... Gaye est né en 1939. Au cours des années 60, il obtient une série de succès, des singles ultra cartonneurs, en solo ou avec Tammi Terrell (décédée en 1970 d'une tumeur au cerveau) : I Heard It Through The Grapevine (en solo), Ain't No Mountain High Enough (avec Tammi), Can I Get A Witness... Des chansons mythiques dans l'univers de la soul, des classiques, des hits, des singles à succès, chansons courtes (dans les 2,30 minutes en moyenne) et efficaces, destinées à faire danser les couples et à plaire au plus grand nombre. En 1970, Tammi Terrel décède (quasiment dans les bras de Gaye : elle est tombée dans les pommes dans ses bras durant une performance TV, et est morte des suites de sa tumeur très peu de temps après), et Gaye entre alors en dépression. Il songe tout arrêter, et même devenir (mais il sera 'recalé') joueur de football (américain) de l'équipe des Detroit Lions. Au sein de Motown, dont le patron légendaire, Berry Gordy, n'est autre que le grand frère d'Anna, la femme de Gaye (ça crée des liens), on s'interroge, on panique et même, on doit changer de slips tous les quarts d'heure : comment une des plus grosses ventes de la Motown, un des artistes les plus emblématiques d'Hitsville (surnom donné au label), peut-il avoir envie de tout plaquer ?
Heureusement (pour eux et pour Gaye), Marvin rencontre alors Al Cleveland, un musicien, et un des Four Tops, Renaldo Benson, qui lui proposent une chanson intitulée What's Going On. Une chanson à vocation politique, engagée, qui parle de comment le monde est en train de basculer dans le chaos (guerre, complots...). Gaye les aide à finir la chanson, qui était à la base prévue pour un groupe Motown, The Originals, mais Benson et Cleveland ont une meilleure idée : chante-la toi-même, Marv'. Alors Gaye l'enregistre lui-même, pour lui, en même temps que le court God Is Love dont le titre explique tout sur son sujet (une chanson quasiment liturgique). Et de fil en aiguille, Marvin, aidé de Cleveland, Benson et de plein d'autres gens (parmi eux, sa femme qui est créditée à certains titres), enregistre un album. 35 minutes, pour 9 titres, et qui sortira sous le nom What's Going On, avec une impériale pochette représentant, en gros plan, un Marvin terrassé par la pluie et le vent, en imper, dans un jardin. Le disque sort le 21 mai 1971. Quelques mois plus tôt (janvier) sortait la chanson-titre. Peu intéressé par une chanson politique de la part d'un chanteur spécialisé dans les ritournelles sur l'amour, Berry Gordy sera persuadé que la chanson sera un flop, et au contraire, ça sera un succès monstrueux. Gordy réclame donc un album entier à Gaye, qui l'enregistre entre mars et mai. David Van De Pitte signe les orchestrations, arrangements lyriques nombreux, qui apportent une touche supplémentaire à l'album. Au sujet de la chanson-titre, sachez que l'effet 'double voix' que l'on entend est dû à un plantage de l'ingénieur du son, qui a mixé deux fois la voix de Gaye, mais Gaye trouvera cet effet 'involontaire' tellement bon qu'il le laissera, et ça en rajoute au charme de la chanson ! Ca a aussi été réutilisé, volontairement, sur Save The Children.
[What's Going On/ Que se passe-t-il ?
Mother, mother
Mère, Mère,
There's too many of you crying
Vous êtes trop nombreuses à pleurer
Brother, brother, brother
Frère, frère, frère
There's far too many of you dying
Il y en a beaucoup trop qui meurent
You know we've got to find a way
Vous savez qu'il faut que nous trouvions une solution
To bring some lovin' here today, yeah
Pour apporter un peu d'amour ici aujourd'hui, ouais
Father, father
Père, Père
We don't need to escalate
Nous n'avons pas besoin d'escalader
You see, war is not the answer
Tu vois, la guerre n'est pas une bonne solution
For only love can conquer hate
Seul l'amour peut triompher à la Haine
You know we've got to find a way
Tu sais que nous devons trouver une solution
To bring some lovin' here today
Pour apporter de l'amour ici, aujourd'hui
Picket lines and picket signs
Piquets de grève et pancartes de grève
Don't punish me with brutality
Ne me punissez pas avec brutalité
Talk to me (sister)
Parlez moi (soeur)
So you can see (sister)
Alors tu peux voir (soeur)
Oh, what's going on (What's going on)
Oh, Que se passe-t-il (Que se passe-t-il)
What's going on (What's going on)
Que se passe-t-il (Que se passe-t-il)
Hey what's going on (What's going on)
Hey Que se passe-t-il ( Que se passe-t-il)
Aah what's going on (What's going on)
Aah Que se passe-t-il ( Que se passe-t-il)
Right on, baby
Cool, bébé
Right on
Cool
Right on, baby (right on right on)
Cool, bébé (cool cool)
Mother, mother
Mère, mère
Everybody thinks we're wrong
Ils pensent tous qu'on a tort
Oh, but who are they to judge us
Oh mais qui sont-ils pour nous juger
Simply because our hair is long
Simplement parce que nos cheveux sont longs
Oh, you know we've got to find a way
Tu sais, nous avons besoin d'une solution
To bring some understanding here today
Pour amener la compréhension ici et aujourd'hui
Picket lines and picket signs
Piquets de grève et pancartes de grève
Don't punish me with brutality
Ne me punissez pas avec tant de brutalité
Come on talk to me
Parle moi,
So you can see
Et tu peux voir
What's going on
Que se passe-t-il
What's going on
Que se passe-t-il
Tell me what's going on
Dis moi ce qui se passe
I'll tell you ya, what's going on
Je vais te dire ce qui se passe
Right on, baby
Cool, bébé
Right on, baby
Cool bébé]
Dos de pochette
L'album... aah, l'album... C'est bien simple, What's Going On est un monstre sacré. Un des albums les plus beaux jamais enregistrés. Un disque assez introspectif, sombre, malgré des arrangements luxuriants, et surtout, un disque engagé, politique. Il n'y à pas que la chanson-titre qui critique les travers de notre société, mais tout le disque. Pour Berry Gordy, malgré le succès du single, c'est un peu trop, et, de plus, les arrangements ne lui plaisent pas trop, et il s'empressera de les refaire. L'édition double CD DeLuxe de 2001 offre, sur le premier disque, les deux mixages de l'intégralité de l'album (on a donc le mixage sorti en 1971, le mixage Gordy, donc, et immédiatement après la dernière chanson, le mixage original de Gaye pour tout le disque), ce qui est une bonne chose, car on peut comparer. Et il faut reconnaître que le mixage définitif est meilleur que l'autre, de peu, mais tout de même ! Le second disque de cette réédition parfaite offre un concert de 1972 où quasiment tout l'album est joué, intense. L'album, en 1971, cartonnera, tant commercialement qu'au niveau de la presse. C'est, comme je l'ai dit en intro, un disque historique pour la soul, c'est la première fois qu'un artiste soul sort du carcan chansons d'amour pour plaire aux teenagers dans lequel la Motown enfermait ses artistes. Là, on parle de la guerre, de came, de violences, de la religion, des enfants maltraités, etc, et le ton est délibérément grave, sérieux, pas de place pour des chansons sur la lune en juin. Là, tout est sombre. Gordy a du s'arracher les cheveux et les poils pubiens, mais Gaye a fait ce qu'il voulait faire. Sortant d'une dépression intense consécutive au décès de Tammi Terrell, et alors que le monde bascule dans le chaos, il n'avait vraiment pas envie de chanter des chansons légères. Gaye fera des disques hautement sexuels par la suite (Let's Get It On en 1973, I Want You en 1976, Midnight Love, son dernier album - avec le tube Sexual Healing - en 1982), mais jamais le sexe n'aura été aussi éloigné d'un disque de Gaye que sur What's Going On ! En revanche, comme il est dit dans les notes de pochette de cette réédition 2001 (des 30 ans), jamais Gaye n'aura autant parlé d'amour pur, fraternel, qu'ici.
En 35 minutes, What's Going On dit tout. La chanson-titre parle du monde partant en sucette, et ouvre le bal avec force, élégance et maestria. What's Happening Brother, plus courte, servie comme tout le reste par des arrangements sensationnels (je ne sais pas pour vous, mais les choeurs (des Andantes) mélangés aux effets de cordes me filent des frissons de bonheur), avec ce piano cristallin, parle de la guerre du Vietnam (jamais citée) et surtout du frangin de Marvin, Frankie (mort en 2001), qui était justement à la guerre. La chanson démarre un cycle, une suite de morceaux qui défilent, sur la face A, sans interruption aucune. La chanson est musicalement assez proche de What's Going On, ce qui ne l'empêche pas d'être sublime. Encore plus sublime, et très personnelle, Flyin' High (In The Friendly Sky), qui parle de la drogue et de l'addiction. On dit que la suite musicale est conceptuelle, qu'elle parle d'un vétéran du Vietnam, et ce qui est sûr, c'est que tout comme la précédente, Flyin' High (In The Friendly Sky) en parle, dans un sens : pas mal de vétérans du Vietnam en revinrent accros à l'héroïne, qu'ils expérimentèrent là-bas... La chanson est narrée à la première personne, et possède un titre en jeu de mots avec une accroche publicitaire d'une compagnie aérienne américaine. Une sublime chanson aux arrangements vaporeux, aériens... qui s'enchaîne sur une des chansons les plus fortes de l'album, Save The Children, avec sa double piste vocale pour Gaye (spoken-word calme, voix posée, et chant de ténor très expressif qui répête immédiatement chaque parole d'abord prononcée calmement), ce qui rend le morceau encore plus efficace (même si cet effet est d'abord un peu usant, lors des premières écoutes, je l'avoue). Là, on y parle de la maltraitance faite aux enfants, et du fait qu'il faut les préserver, un message de paix universel qui est en quelque sorte la suite de la chanson-titre. Puissant. God Is Love, même pas 2 minutes, est sans équivoque ; fils de pasteur, très religieux malgré, aussi, son penchant pour le sexe, Gaye déclame ici un texte sublime voué à l'amour de Dieu, qui aime, Lui, tout le monde sans exception. Interprétation magistrale. C'est trop court. Enfin, Mercy Mercy Me (The Ecology) achève la face A avec force, une chanson mythique qui parle de la situation catastrophique de l'environnement. C'est la première fois que le mot 'écologie' est dans un titre de chanson, même si, au final, il n'est pas prononcé une seule fois dans les paroles. Une des chansons les plus connues de Marvin avec What's Going On et Inner City Blues (Make Me Wanna Holler) sur l'album. Et en général aussi.
Photo-collage (Family Tree) présent dans l'intérieur de pochette
La face B ne contient, elle, que trois chansons, pour un peu moins de 16 minutes (contre 19 pour la A), ce qui est assez moyen : l'agencement des faces est pour le moins bancal ! En même temps, mettre Mercy Mercy Me (The Ecology) en intro de face B aurait certes mieux équilibré les faces, mais aurait brisé lalbum, les deux faces étant conçues comme deux suites, avec leurs chansons, deux 'blocs'. Sinon, la face B s'ouvre sur le morceau le plus long de l'album, Right On et ses 7,20 minutes. La chanson, avec ses multiples rythmes (d'abord très calme, avec des percussions signées du co-auteur de la chanson Earl De Rouen, la chanson passe ensuite à des arrangements luxueux tels que pour le reste de l'album), parle des différences entre les riches et les pauvres, une sorte de Men Of Good Fortune (Lou Reed) avec deux ans d'avance et en version soul. Some of us were born with money to spend/Some of us were born for races to win... Bien que longue, Right On est une merveille, qui s'achève sur une note religieuse bienvenue, lente, hypnotique, où Gaye prêche (c'est le mot) l'amour de Dieu. Comme de juste, on passe à Wholy Holy, une chanson de rédemption très religieuse, l'égale de God Is Love de la face A, mais en un peu plus longue (3 minutes) et, surtout, en lente. Bien que trop lente sans doute, cette chanson est magnifique. Et le final de 5,30 minutes, Inner City Blues (Make Me Wanna Holler), est lui aussi magnifique, et même encore plus que magnifique : pour moi, c'est le sommet de What's Going On, album quand même constitué uniquement de grandes chansons, donc c'est dire à quel point elle est immense ! La chanson parle de la misère urbaine, des ghettos, des discriminations. C'est Gaye au piano. La chanson se termine par une sorte de reprise des paroles de What's Going On, et par un effet de fade-up, qui donne l'impression que tout l'album est un cycle, une boucle, sans début ni fin.
Au final, What's Going On est un disque prodigieux à écouter et à réécouter inlassablement. Personnellement, je ne m'en lasse pas. Disque majeur, culte, essentiel à tout amateur de musique, il permet à Marvin Gaye d'obtenir un de ses plus gros succès commerciaux, et de le sortir du carcan dans lequel il se trouvait, il lui a permis de faire des chansons plus recherchées, avec des messages, et contre toute attente, ça a cartonné. De sa pochette à ses morceaux, en passant par sa production sensationnelle, What's Going On est le genre de disque qui force le respect et n'est qualifiable que par un seul mot : 'perfection'. Et 'beauté', aussi, car ces arrangements, ces mélodies, cette voix... Oui, vraiment, ce disque est beau, et parfait.
FACE A
What's Going On
What's Happening Brother
Flying High (In The Friendly Sky)
Save The Children
God Is Love
Mercy Mercy Me (The Ecology)
FACE B
Right On
Wholy Holy
Inner City Blues (Make Me Wanna Holler)
nicolas, 20115
source : http://clashdohertyrock.canalblog.com/archives/2012/05/12/14742371.html
Commenter cet article