Le 1er juillet 1766 le jeune chevalier de la Barre est exécuté pour blasphème et sacrilège. Après avoir été torturé, il est décapité. Puis son corps est jeté au bûcher avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique portatif (1764) de Voltaire (1694-1778) planté dans le torse. Une telle punition paraît assez proche d’une sorte de vengeance.
Il est vrai que la punition semble ne rien devoir à la vengeance dans la mesure où, œuvre d’un tribunal, elle prononce une peine après une procédure visant à s’assurer de la culpabilité de l’accusé, peine qui a pour source la loi alors que la vengeance consiste à rendre le mal pour le mal de la part de la partie lésée qui l’estime selon son sentiment subjectif.
Cependant, la punition paraît aussi une réaction de la société qui s’estime lésée et en ce sens elle paraît devoir quelque chose à la vengeance.
Dès lors, on peut se demander s’il y a des conditions qui permettent à la punition de ne rien devoir à la vengeance.
La punition ne doit rien à la vengeance lorsqu’elle est la sanction infligée par un tiers alors que celle-ci est le déchaînement de la partie lésée ; mais elle tient toujours à la vengeance dans la mesure où elle est pour la société une réaction à ce qu’elle estime la léser. Elle échappe à toute vindicte lorsqu’elle ne vise pas à faire du mal au coupable mais qu’elle a en vue sa seule réinsertion. Punition et vengeance ont en commun d’être la sanction d’une violation du droit d’une partie par une autre. L’une et l’autre ont pour mesure la loi du talion, « œil pour œil, dent pour dent » (Bible, Ancien testament, Exode 21, 23-25 et Lévitique9, 17-22) qu’il faut interpréter non comme cruauté, mais comme l’idée d’une égalité entre la violation du droit et sa sanction. S’il est vrai que l’idée de justice signifie une certaine égalité, s’il est vrai que la justice implique de ne pas faire de mal aux autres comme Socrate le défend dans le Criton de Platon et comme il le démontre à Polémarque dans le livre I de La République, il est clair qu’il serait injuste de ne pas sanctionner les fautes. C’est d’ailleurs le principe selon lequel il est juste d’appliquer les sentences de la justice, quelles qu’elles soient, que s’applique à lui-même Socrate dans la fameuse prosopopée du Criton où il fait remarquer que sans cela, les lois et la cité disparaissent. Et pourtant, vengeance et punition s’opposent radicalement.
C’est que comme Hegel l’analyse dans les Principes de la philosophie du droit(1822), alors que la vengeance est exercée par la victime ou la partie lésée, la punition est l’œuvre d’un tribunal et implique l’application de lois. Dès lors, alors que la punition résulte des lois qui la définissent, la vengeance quant à elle repose sur le sentiment de la partie lésée. Aussi l’une est objective alors que l’autre n’est que subjective. Du point de vue rationnel, le condamné ne peut en vouloir personnellement à ceux qui l’ont jugé tant qu’ils sont objectifs et impartiaux, c’est-à-dire ne favorisent pas une partie contre une autre sans tenir compte des faits et de la loi. Par contre, la vengeance est toujours partiale. Aussi constitue-t-elle pour le condamné une nouvelle violation du droit. Dès lors, chez les peuples qui n’ont ni lois ni tribunal, il n’y a que vengeance, et remarque Hegel, celle-ci n’a pas de fin. Puisque toute vengeance engendre une violation du droit qui appelle une autre vengeance et ainsi de suite. Mais punition et vengeance ne sont-elles pas équivalentes en tant qu’elles visent à faire du mal ?
En réalité, la vengeance n’a que le mal que va subir le criminel en vue. C’est la raison pour laquelle elle consiste à chercher à tout prix à faire du mal à celui dont la partie qui s’estime lésée croit devoir son mal. Ainsi, Iago veut se venger d’Othello dans la pièce éponyme (1604) de Shakespeare (1564-1616) car il estime qu’il lui a fait du tort. Il a pris Cassio comme lieutenant plutôt que lui. En outre, il soupçonne Othello d’avoir été l’amant de sa femme, Émilia. Il fomentera donc un complot qui amènera Othello à soupçonner son épouse Desdémone d’être la maîtresse de Cassio. Othello la tuera, mais Iago sera découvert, ce qui amènera au suicide d’Othello. À l’inverse, la punition ne consiste pas à faire du mal mais à récompenser si l’on peut dire le crime. La douleur, la privation de liberté, la réparation, voire la mort sont des façons de donner au criminel ce qu’il mérite, quelque sentiment qu’on ait pour lui. Lorsque Horace tue sa sœur Camille, ce n’est pas pour lui faire du mal mais parce qu’elle a pris le parti des ennemis de Rome, elle qui lance contre Rome une malédiction fameuse dans la pièce (Horace, acte IV, scène 5, 1640) de Pierre Corneille (1606-1684).
Cependant, on voit finalement que la différence entre punition et vengeance ne peut pas qu’être formelle car, par l’intermédiaire du tribunal, la punition paraît être la vengeance publique. D’ailleurs, l’expression de vindicte publique, voire l’idée religieuse d’une vengeance divine atteste d’une confusion qui est peut-être dans la nature des choses. Dès lors, n’est-ce pas pour cela qu’il est impossible que la punition ne doive pas toujours quelque chose à la vengeance ?
Qu’elle soit vengeance ou punition, la sanction vise toujours à montrer au criminel, non seulement qu’il a mal agi, qu’il a violé les droits, mais qu’il est inférieur aux autres et surtout à la société. Nietzsche, dans Le voyageur et son ombre (§ 22. Principe de l’équilibre), fait ainsi remarquer qu’entre groupes, la justice vise à trouver une sorte d’équilibre afin d’éviter les représailles, et donc le processus sans fin de la vengeance. Par contre, à l’intérieur de la société, toute punition est une sorte de vengeance par laquelle la société montre à l’individu à quel point il est inférieur aux autres. Et à la limite, elle est même pire que la vengeance par la disproportion entre la puissance de la société et la faiblesse de celui sur qui elle s’acharne. Accompagnée, suivie ou précédée de la honte, elle humilie avant tout. On peut penser à la peine d’infamie qui consistait à marquer le criminel ou au fait de trancher la main à un voleur qui le désigne à jamais comme tel (cf. Michel Foucault, La société punitive. Cours au collège de France 1972/1973, décembre 2013). Qu’en est-il alors de l’objectivité des lois ?
Or, il est clair que, dans tous les cas, la punition est exercée par la société contre le criminel ou celui qu’elle estime tel selon son point de vue. D’où la grande variété des crimes. L’Angleterre de l’âge classique punissait dans deux cents cas de la mort (cf. Michel Foucault, La société punitive). Les mendiants récidivistes ou les faux monnayeurs étaient exécutés. Comme tous les pays de l’Union européenne, elle interdit ce type de peine aujourd’hui. On ne punit plus de mort le blasphème en France comme on l’a fait jusqu’au xviii° siècle. Bref, la diversité même des systèmes pénaux montre que c’est chaque société qui définit la gravité des atteintes au droit. Dans la punition, elle est partie prenante. De ce point de vue, elle ne peut pas ne rien devoir à la vengeance sur le plan du contenu. Le tribunal n’est en tiers qu’en apparence. En réalité, toute punition est un face à face. Or, la peine n’est-elle pas corrective ?
Si la peine était uniquement corrective, la souffrance ou l’humiliation serait évitée. Bref, ce ne serait plus une peine, mais plutôt quelque chose comme le pardon. Dans la vengeance il est clair qu’il s’agit de faire souffrir. Dans la punition aussi. Mais surtout, la punition s’exerce en privant l’individu de ce qui lui est indispensable pour vivre dans la société. Ainsi en va-t-il de la prison. On peut pour cette peine qui s’est universalisée faire remarquer avec Michel Foucault (cf. « Des supplices aux cellules » entretien avec Roger-Pol Droit, Le Monde, du 21 février 1975, à l’occasion de la parution de Surveiller et punir, repris in Dits et Écrits II, texte n°151.) qu’elle a plutôt tendance à fabriquer des délinquants dans la mesure où elle les constitue en “milieu”. Alors que les peines sévères de l’Ancien régime accompagnaient une relative indistinction entre les criminels et le peuple de sorte qu’ils n’étaient jamais totalement coupés de la sociabilité, les peines plus douces que nous connaissons ont tendance à faire l’inverse. La prison n’échoue pas à corriger, elle réussit peut soutenir Michel Foucault dans sa tâche d’isoler certains délinquants, de les vouer à la haine du peuple, à les constituer en contre exemples et en objets de vengeance.
Néanmoins, il y a dans la punition une dimension sociale, à savoir de rendre possible l’ordre social dans l’intérêt de tous alors que la vengeance ne vise qu’à satisfaire la partie lésée. Dès lors, la punition paraît par là ne rien devoir à la vengeance qui, tournée vers le mal qui a été commis ou qu’on estime tel, s’oppose bien plutôt à l’ordre social. À quelle condition donc la punition peut-elle rompre radicalement avec la vengeance ?
Ce qui permet à la punition de ne rien devoir à la vengeance, c’est de viser, non pas à faire du mal au coupable, mais à assurer uniquement sa réinsertion dans la vie sociale et, dans la mesure où elle n’est pas possible, à rendre au moins la cohabitation possible. Claude Lévi-Strauss en donne un exemple intéressant dansTristes tropiques (1955) dans le chapitre xxxviii intitulé « Un petit verre de rhum ». Comparant les peuples primitifs aux peuples civilisés, prenant la coutume qui nous paraît la plus monstrueuse, l’anthropophagie, c’est-à-dire l’ingestion d’une partie d’un ennemi, Lévi-Strauss y oppose notre coutume, qu’il désigne du néologisme, l’anthropémie, c’est-à-dire l’expulsion du corps social de certains de ses membres. Les indiens des plaines de l’Amérique du nord qui pratiquaient une forme modérée d’anthropophagie n’expulsaient pas, n’excluaient pas les criminels. Leur police qui était aussi un corps de justice, donc en position de tiers, détruisait les biens de celui qui avait transgressé les lois de la tribu. Elle s’estimait en dette. Puis, avec l’aide des autres membres, on les lui reconstruisait. C’est lui qui était en dette. On l’aidait alors à faire des cadeaux aux autres membres jusqu’à ce qu’on estime l’ordre retrouvé. Or, n’est-ce pas alors renoncer à la véritable punition qui consiste à ce que le criminel expie sa faute ?
En réalité, il faut distinguer entre le crime au sens juridique qui est une transgression de l’ordre social et la faute au sens moral. Peut-être que celle-ci mérite une expiation. Et on peut remarquer que dans ce cas, c’est le fautif lui-même qui doit s’infliger la pénitence même s’il demande à quelqu’un d’autre de la lui indiquer. Car sinon, l’expiation, vécue comme mal, endurcie plutôt qu’elle ne corrige. Si donc la peine conduit à l’expiation, c’est par accident et non par essence. Par contre, les crimes et les délits n’ont de valeur que par rapport à la vie sociale même si certains sont aussi des fautes morales. C’est pourquoi la punition et l’expiation sont deux choses différentes. Si donc on les distingue, alors la punition peut ne rien devoir à la vengeance. Son rôle est de s’inscrire dans un retour de l’individu à la vie sociale. Dans l’hypothèse où il en serait incapable, l’écarter ne vise pas à lui faire du mal pour ce qu’il a fait, mais à l’empêcher de nuire aux autres, voire à lui-même. C’est pourquoi on peut avec Lévi-Strauss considérer que punir ne doit pas consister à infantiliser et moins encore à mutiler en refusant la consolation qu’on accorde habituellement à l’enfant. Mais dira-t-on, ce qui est valable pour de petites communautés, l’est-il pour de plus grandes ?
Dans la mesure où la prison est censée servir à la réhabilitation et à la réinsertion du condamné, même s’il est vrai qu’elle remplit mal voire ne remplit pas du tout son rôle, cette finalité qui lui est accordée montre à quel point est enracinée finalement l’idée que la punition ne doit en aucun cas être une sorte de vengeance. C’est la raison pour laquelle existe la justice réparatrice. Elle consiste, en plus et à côté de la peine, de permettre à la partie lésée, de rencontrer et de comprendre le condamné. Il s’agit ainsi pour chaque partie de comprendre ce qu’il s’est passé afin de ne pas y rester fixer. De même, toutes les sanctions qui enveloppent des réparations sont bien des punitions dans la mesure où elles émanent de l’autorité judiciaire. On peut dire qu’elles ne doivent rien à la vengeance parce qu’elles n’ont pas pour but de faire du mal au coupable au nom de la société ou pour la partie lésée, mais pour permettre à la fois que le coupable en réparant sa faute, puisse réintégrer la vie sociale et que la partie lésée puisse quitter l’esprit de vengeance.
Disons donc pour finir que nous nous demandions s’il y a des conditions qui permettent à la punition de ne rien devoir à la vengeance. La condition formelle du tribunal est insuffisante pour que la punition ne doive rien à la vengeance puisque, loin qu’il soit en tiers, il n’est rien d’autre que la représentation de la société. En écrasant le coupable la punition est vengeance publique.
Aussi pour qu’elle ne puisse rien devoir à la vengeance, il lui faut à la fois viser à réinsérer le coupable et à permettre à la victime de quitter l’esprit de vengeance qui l’anime et qui lui fait prendre plaisir à ce que les criminels souffrent.
En 1440, le jour de son exécution, Gilles de Rais demanda à la foule de prier pour lui. Le meurtrier et violeur de dizaine, voire de centaines de jeunes garçons l’obtint. Ce que la religion réussit parfois à faire, n’est-ce pas à une société qui prétend être civilisée de le tenter aussi ?
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