La pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix ; c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
LES CLÉS DU SUJET
■ DÉGAGER LA PROBLÉMATIQUE DU TEXTE
Qu’est-ce qui nous pousse à faire le bien plutôt que le mal ? Est-ce plutôt l’éducation qui nous invite à tenir une conduite « raisonnable », ou bien est-ce un sentiment de bienveillance naturelle à l’égard d’autrui ?
C’est en faveur de cette seconde possibilité que Rousseau entend développer la thèse selon laquelle la pitié est un sentiment naturel à l’origine de nos vertus sociales et morales.
■ REPÉRER LA STRUCTURE DU TEXTE ET LES PROCÉDÉS D’ARGUMENTATION
Le texte peut se diviser en deux parties. Dans un premier temps Rousseau, en s’appuyant sur des exemples, élabore la thèse d’un sentiment naturel qui viendrait contrebalancer notre égoïsme : la pitié.
Celle-ci, tout en servant de loi à l’état de nature, est ce qui fonde à l’état social notre aptitude à faire le moindre mal possible à autrui. Ce n’est donc pas la raison ou l’éducation qui seraient à l’origine de la morale (seconde partie).
■ ÉVITER LES ERREURS
Il faut distinguer les propos concernant l’état de nature et ceux concernant l’état social, et ne pas oublier que l’idée d’un passage de l’un à l’autre n’est qu’une hypothèse méthodologique et n’a pas de valeur historique.
Il faut mettre en perspective ce texte avec la thèse opposée d’une morale commandée par la raison et l’éducation. Par conséquent, ce texte qui d’apparence semble se suffire à lui-même, exige une bonne connaissance des enjeux de la philosophie morale.
Introduction
Devant le « spectacle » quotidien du journal télévisé qui met en scène la douleur d’autrui, on s’interroge sur l’inhumanité des bourreaux. Ont-ils perdu la raison, ou peut-être n’ont-ils jamais été « éduqués » ? Peuvent-ils vraiment rester insensibles ? En effet, il semble que l’on soit doté d’une capacité à s’identifier à celui qui souffre par un sentiment inné : la pitié. Telle est l’origine pour Rousseau de notre conscience morale, et même de notre sociabilité naturelle.
Dans ce texte extrait du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il explique dans un premier temps que la pitié, par sa répugnance innée à voir souffrir autrui, obéit à l’instinct de conservation. Puis il en tire les conséquences sur l’origine de la morale en répondant à cette question essentielle : qu’est-ce qui nous fait choisir le bien plutôt que le mal ?
1. La pitié, par sa répugnance innée à voir souffrir autrui, obéit à l’instinct de conservation
A. Thèse : la pitié est un sentiment naturel qui limite l’amour de soi
Il semble que pour Rousseau l’homme soit gouverné par deux sentiments innés. Le premier est l’instinct de conservation. Il s’agit d’une tendance en tout animal, dictée par la nature, qui le pousse à toujours rechercher sa survie. C’est une nécessité vitale. En l’homme, il se traduit par l’amour de soi. On le trouve à l’état de nature, état fictif postulé pour comprendre les caractères innés de l’homme, ce qu’il est indépendamment de sa culture. De fait, nous sommes à l’état social, et Rousseau veut poser, en analysant le passage de l’un à l’autre, les fondements de la société. L’amour de soi se transforme inévitablement à l’état social en amour-propre, c’est-à-dire en souci égoïste que l’homme a de lui-même par rapport aux autres, en particulier par rapport au regard des autres.
La pitié que l’on trouve à l’état de nature vient modérer, dit Rousseau, cet amour de soi, et de ce fait « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce ». En effet, la pitié est un sentiment qui nous rend solidaires des autres lorsqu’on les voit souffrir. Il s’agit d’un sentiment d’identification avec l’autre qui, par le biais de cette empathie, le fait de pâtir (du latin pathos) comme l’autre, commande de l’aider pour abréger ses souffrances. Ainsi la pitié provoque une solidarité mutuelle des hommes qui seraient tous capables d’éprouver ce même sentiment inné. En aidant l’autre, on ne répond pas seulement à l’instinct de conservation individuel, mais à celui de l’espèce.
B. Exemples : la pitié comme empathie avec la souffrance d’autrui limite l’injustice
La pitié procède comme la loi de l’état social, mais à l’état de nature. Elle tient lieu de « mœurs », c’est-à-dire qu’elle régule les relations entre les hommes en l’absence de toute institution. Elle procède comme un impératif, mais qui ne violente pas l’homme car « sa douce voix » exprime une bienveillance naturelle de l’homme. Ainsi, celui qui se trouve en situation de force, « le sauvage robuste » par exemple, par rapport à un être plus faible comme un « enfant » ou « un vieillard infirme », limitera cette inégalité physique naturelle par ce sentiment et freinera sa possible injustice(en lui prenant par exemple ce qu’il vient d’acquérir alors que la notion de propriété n’existe pas à l’état de nature).
C. L’instinct de conservation ne pourrait-il pas plutôt conduire à la lutte contre autrui ? (comparaison avec Hobbes)
Mais qu’en est-il à l’état social ? Il semblerait que la pitié soit un des seuls vestiges que conserve l’homme civilisé de sa nature originelle. Pourtant, on pourrait aussi imaginer qu’à l’état de nature l’instinct de conservation pousse d’abord l’homme à se méfier des autres et, par sa raison plutôt que par ses sentiments, à anticiper les dangers que représente l’autre et à l’attaquer plutôt qu’à l’aider. Telle est l’hypothèse opposée de Hobbes, pour qui l’homme est « un loup pour l’homme » et qui ne peut conduire qu’à un état de guerre permanente de tous contre tous.
Quelle sont alors les conséquences de l’hypothèse anthropologique de Rousseau ?
2. C’est pourquoi la pitié est à l’origine de l’action morale
L’idée d’un sentiment naturel en l’homme qui le conduit à aider l’autre va directement déterminer à l’état social l’action morale.
A. La pitié est source de bonté naturelle et non de justice raisonnée
En effet, la pitié est ce qui limite l’homme à faire du mal, à être méchant. L’ambition de la religion chrétienne par exemple, veut conduire l’homme à la justice en lui dictant cette maxime : « Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse. » Il s’agit bien là d’un objectif moral issu d’une détermination de la raison. Cependant cette maxime, si « sublime » et absolue qu’elle puisse être, se trouve en contradiction avec la réalité car elle est bien trop difficile à tenir.
Rousseau montre alors que ce qui nourrit (plutôt que « commande ») la bonté humaine pourrait s’énoncer selon la maxime suivante « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. » Il s’agit bien ici de répondre à un intérêt personnel (« ton » bien), mais en lui faisant rencontrer en même temps l’intérêt d’autrui du mieux que l’on peut. Il ne s’agit plus de faire le bien de manière inconditionnée, mais d’agir selon une logique du « moindre mal », c’est-à-dire en ayant conscience de son incapacité à agir totalement en conformité avec le bien, mais en diminuant au maximum le mal que l’on peut faire, et cela inévitablement puisque des intérêts sont en contradiction.
L’action morale n’est donc plus un absolu impossible, mais une action relative aux possibilités humaines et par conséquent imparfaite mais réaliste, possible. On retrouve ici la critique implicite de la religion révélée par les institutions et les dogmes, qui constitue des barrières entre les hommes et Dieu, tandis qu’une religion naturelle dictée par la voix du cœur permet selon Rousseau d’accéder directement à Lui, et par là-même d’agir plus facilement moralement selon des sentiments et non des lois formelles extérieures.
B. Conclusion : ainsi l’homme s’abstient de faire le mal par sentiment et non par raison
Ce naturalisme s’accompagne ainsi d’une prépondérance accordée aux sentiments sur la raison pour ne pas faire de mal à autrui. Ce qui signifie que le méchant n’a peut-être pas assez écouté ce sentiment de « répugnance », sorte de dégoût qui empêche d’agir injustement. Les « arguments subtils » issus de la raison, même s’ils sont justes et légitimes, n’auraient selon Rousseau pas d’emprise pour motiver l’action.
Au problème soulevé par Ovide qui consiste à voir le bien et à finalement choisir le mal, Rousseau répondrait ici que l’on peut comprendre intellectuellement ce qui est bien ou mal, et faire le mal pour des raisons absolument subjectives. L’éducation n’y serait pour rien, les beaux discours non plus. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de place pour les leçons de morale ? La raison, la connaissance ne pourrait-elle pas pallier une faiblesse de la bonté naturelle ? L’éducation consistera alors pour Rousseau à s’appuyer sur les sentiments naturels.
C. N’y a-t-il pas d’éducation morale possible ? Ne peut-on faire le bien par choix raisonné ? (comparaison avec Platon)
À l’opposé de Rousseau, Platon affirme que le méchant souffre non pas de manque de cœur, mais d’une absence de connaissance. Celui qui fait le mal le ferait par ignorance. En affirmant que « nul n’est méchant volontairement », il signifie qu’il est impossible de voir ou comprendre le bien et de ne pas le faire, car l’homme ne peut vouloir le mal. Le méchant se trompe simplement sur l’échelle des valeurs. Dès lors la connaissance, l’éducation par la raison ne peut qu’encourager la vertu.
Ainsi la thèse de Rousseau développée dans ce texte ramènerait la morale de l’homme à sa subjectivité par le biais du sentiment de la pitié, et rendrait compte de l’échec de la théorie platonicienne devant l’existence d’un méchant conscient du mal qu’il fait.
Conclusion
Ainsi, à la question de savoir pourquoi nous choisissons de faire le bien plutôt que le mal, Rousseau répond dans ce texte par une hypothèse naturaliste d’un sentiment inné en l’homme qui le pousse à s’identifier à autrui, et de ce fait en répondant à son instinct de conservation à vouloir tout faire pour l’empêcher de souffrir. Ce processus psychologique, qui s’appuie sur un sentiment, semble plus efficace que toute démonstration théorique, aussi exacte soit-elle, pour amener l’homme à se conduire moralement.
Cette analyse anthropologique ramène l’homme à un conflit intérieur entre l’instinct de conservation qui l’encourage égoïstement à se favoriser par rapport aux autres, et son sentiment de pitié, sorte de bienveillance qui peut l’amener (même inconsciemment) à sacrifier ses intérêts au nom de la préservation de l’espèce. Cette tension interne à l’homme se manifestera dans la société plus tard avec la plume de Kant sous le nom « d’insociable sociabilité »…
source :
https://www.annabac.com/annales-bac/texte-de-rousseau-discours-sur-l-origine-et-les-fondements-de-l-inegalite-parmi-les
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