Les théories du contrat social
Hobbes, Locke et Rousseau
1. Les origines de la doctrine contractuelle
Le contrat social est une solution proposée au problème de la justification de la société civile, et non la description d’un type de gouvernement particulier.
L’idée de contrat est empruntée au domaine juridique. Du latin "societas", le mot société désigne initialement un contrat par lequel des individus mettent en commun des biens et des activités et tel que les associés s'engagent à partager toute perte ou tout bénéfice qui découlerait de cette association. Recherchant un fondement du pouvoir moins discutable que le droit divin (Saint Bonaventure) et moins arbitraire que la force (Machiavel), les penseurs politiques se sont tournés vers le concept juridique d'accord contractuel fondé sur le consentement mutuel.
La conception contractuelle de l'Etat est le produit d’une culture qui définit l’être humain comme un être rationnel, c’est-à-dire non seulement raisonnable, donc intelligent et moral, mais aussi intéressé, donc capable de calcul.
Au fondement de toute théorie du contrat social, il y a cette idée que la société civile n’est pas un accident fortuit mais le fruit d’un calcul utilitaire des individus pour déterminer ce qui vaut mieux pour le plus grand bien du plus grand nombre d’individus.
Les théories du contrat social sont donc liées à une idéologie individualiste et utilitariste de la nature humaine :
- Les individus préexistent à la société qu’ils fondent d’un commun accord. (Conception « artificialiste » de la société).
- Les individus sont naturellement égaux.
- Les individus sont naturellement compétitifs.
- Les individus sont naturellement portés à rechercher la sécurité.
- Les individus sont naturellement calculateurs. (Capables de se représenter les avantages respectifs de différentes situations).
2. Les concepts fondamentaux
Ces définitions classiques sont celles fournies par Pufendorf dans son ouvrage De jure naturae et gentium (Du droit naturel et des gens, 1672) :
• L’état de nature
L’état de nature est l’état des hommes n’ayant entre eux d’autre lien que leur qualité commune d’être des êtres humains, chacun étant libre et égal à tous.
• Le contrat de société ou « contrat d’association »
Le contrat d’association est le contrat des hommes entre eux quand ils décident de s’unir pour conférer à une seule personne ou à une assemblée la tâche de prendre des décisions concernant la sécurité et l’utilité commune de telle sorte que ces décisions soient considérées comme la volonté de tous en général et de chacun en particulier.
• Le contrat de gouvernement ou « contrat de soumission »
Le contrat de soumission est l’abandon volontaire et complet de la souveraineté individuelle aux mains des gouvernants qui s’engagent de leur côté à veiller sur la sécurité et l’utilité commune. C’est un contrat des hommes avec un maître.
Les théories du contrat social se différencient selon leur conception de l’état de nature et leur analyse des deux contrats.
Les différentes théories du Contrat social
Nous présenterons trois théories représentatives des différentes tendances: celles de Hobbes, Locke et Rousseau
Hobbes expose sa conception du contrat social dans son ouvrage Le Léviathan (1650).
Le Léviathan est un monstre biblique dont il est dit qu’aucune puissance sur terre ne lui est comparable. Ce monstre, créature quasi surnaturelle, figure pour Hobbes l’État, cette puissance artificielle, toute puissante, créée par l’homme pour sa propre défence.
• L’état de nature selon Hobbes
L’état de nature pour Hobbes, c’est « l’horrible état de guerre » car l’homme est un loup pour l’homme .
L’état de Guerre se définit ainsi :
"Il est manifeste que tant que les hommes vivent sans une puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle guerre et qui est la guerre de chacun contre chacun. La guerre GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans le fait d’en venir aux mains, mais elle existe tout le temps que la volonté de se battre est suffisamment avérée; car de même que la nature du mauvais temps ne réside pas seulement dans une ou deux averses mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours consécutifs, de même la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu’il n’y a pas assurance du contraire. Tout autre temps que la guerre est la PAIX. " (Thomas Hobbes, Le Léviathan, I, XIII)
• L’état de société selon Hobbes
L’état de société est rendu nécessaire par l’insécurité de l’état de nature.
Le contrat social qui fonde l’état de société est un contrat de soumission. Hobbes refuse de distinguer l’association et la soumission. Pour lui, la seule façon de s’unir, c’est de se soumettre à un tiers.
Les deux caractéristiques du contrat selon Hobbes sont
- le fait que la soumission doit être totale;
- le fait que le maître lui-même ne soit pas lié par ce contrat (son pouvoir est absolu).
Soumission totale d’une part et pouvoir absolu d’autre part sont les conditions sine qua non d’un état civil, c’est-à-dire d’un état de paix. En effet, la simple possibilité d’un recours entraînerait le retour à la lutte de chacun contre chacun. L’état c’est « l’homme Dieu pour l’homme ».
Ce qui préserve l’État, c’est l’autorité. En effet, dit Hobbes
« sans le glaive (sword), les pactes ne sont que des mots (words) ».
Ce qui dissout l’État, c’est la discussion du pouvoir, le fait que les hommes jugent de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas non par la loi, mais par leur propre conscience. En s’érigeant juges du bien et du mal, les hommes retournent à l’état de nature.
La seule chose que Hobbes exige des citoyens, c’est l’obéissance. Mais en contrepartie, les citoyens gagnent la sécurité et le respect de leurs biens.
Hobbes est le penseur de l’absolutisme.
Locke, au contraire, est un des premiers penseurs du libéralisme. Dans ses trois Essais sur le gouvernement civil, il expose une version nouvelle de la doctrine contractuelle de l’état.
Mais Locke partage avec Hobbes deux soucis : garantir la sécurité et préserver la propriété (permettre à l’individu de jouir tranquillement de ses biens).
• L’état de nature selon Locke
Pour Locke, l’état de nature est un état d’harmonie et de liberté raisonnable. L’homme à l’état de nature jouit de deux pouvoirs et d’un droit fondamental :
- Le pouvoir d’assurer sa propre conservation.
- Le pouvoir de punir quiconque menace sa vie.
- Le droit fondamental de propriété limité à ce qui est nécessaire à sa conservation.
• L’état de société selon Locke
Pourquoi former une société si l’état de nature est un état de paix et d’harmonie si l'état de nature n'est pas un "horrible état de guerre" comme le pensait Hobbes? Il manque à l’état de nature la garantie de l’ordre et du bonheur, autrement dit la garantie de la sécurité.
Comment se fait le passage de l’état de nature à l’état de société? Par consentement mutuel. Mais, contrairement à Hobbes, Locke pense que nul gouvernement légitime(c’est-à-dire librement consenti) ne saurait être un gouvernement absolu. En effet, nul homme ne serait assez fou pour consentir à abandonner tous ses droits, car alors l’état de société serait pire que l’état de nature.
L’idée de Locke est que, dans l’état civil, la règle est celle de la majorité et non de l'autorité absolue d'une instance toute puissante .
C’est le présupposé de toute la pensée politique libérale aprés Locke que l’opinion de la majorité doit être la meilleure. Ce présupposé repose sur un acte de foi. Comme se le demandait déjà Pascal, pourquoi suit-on la pluralité? est-ce parce qu’elle a plus de raison ou parce qu’elle a plus de force?
Selon Locke, les hommes entrent donc dans l’état civil par un contrat d’association (consentement mutuel) et un contrat de soumission conditionnel. Le contrat de soumission au gouvernement est dissout dès que la majorité considère ce gouvernement comme inadéquat, c’est-à-dire incapable d’assurer la sécurité.
Par ce contrat de soumission, les individus abandonnent sous condition leur pouvoir de se conserver et le pouvoir de punir au profit du corps politique. Et pour éviter l’abus de pouvoir de la part du corps politique, ces deux pouvoirs ne doivent pas être concentrés entre les mains d’une seule instance. C'est le principe, si important en démocratie libérale, de la division des pouvoirs. Il y a donc,
- un pouvoir législatif qui a le pouvoir d’assurer la conservation des citoyens en promulgant des lois;
- un pouvoir exécutif qui a le pouvoir de punir (Locke ne distingue pas le pouvoir d’appliquer la loi, pouvoir proprement exécutif, de celui de punir le contrevenant, le pouvoir judiciaire).
Depuis Locke, la séparation des pouvoirs en législatif, exécutif et judiciaire est traditionnellement considérée par les libéraux comme la meilleure garantie contre l’abus de pouvoir.
La théorie de Locke porte en germe les principes de la démocratie libérale du XIXe siècle :
- Le pouvoir du souverain est aussi grand mais pas plus que ne le requiert l’efficacité par rapport à la promotion du bien public, c’est-à-dire la protection des droits naturels des individus.
- La soumission au souverain est toujours conditionnelle. Ce n’est pas une aliénation des droits naturels mais un simple dépôt.
- En conséquence, si le gouvernement n’est pas fidèle à sa fonction, le peuple a le droit à l’insurection.
Rousseau sera fortement influencé par la philosophie politique de Locke. Ils ont les mêmes préoccupations et leurs deux théories du contrat social reposent sur le même postulat : l’harmonie naturelle des volontés et des intérêts des individus. Ce postulat indémontrable est celui de l’individualisme libéral et de la démocratie.
Locke et Rousseau ne s’accordent pas cependant sur leur conception du contrat lui-même, c’est-à-dire sur les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre leur idéal politique.
• L’état de nature selon Rousseau
Il y a eu beaucoup de malentendus concernant cette notion chez Rousseau :
- L’homme à l’état de nature n’est pas pour Rousseau l’homme originaire historiquement parlant. Rousseau, pas plus que les autres théoriciens du contrat social, n’est pas assez naïf pour croire que l’état de nature à réellement existé dans le passé. L’état de nature n’est pas une époque historique. L'homme à l'état de nature n'est pas l'homme de Cromagnon !
- L’homme à l’état de nature n’est pas le « bon sauvage » de Bernardin de Saint-Pierre. Le bon sauvage, si sauvage soit-il est déjà un être social et un être moral.
- Il n’a jamais été question pour Rousseau de prôner un retour à l’état de nature, et ce pour deux raisons : la première est que cela n’aurait pas de sens de retourner à un état qui n’a jamais existé; la deuxième est que l’homme à l’état de nature pour Rousseau n'est pas l'homme parfait, c'est un homme qui n'est pas encore dégradé, mais qui n'a pas encore développé son potentiel : un homme dont l’état de développement moral et intellectuel est nul . L’état de nature n’est donc pas l’état idéal.
L’homme à l’état de nature pour Rousseau est l’homme tel qu’il serait s’il n’était pas un être social. Rousseau dit d’un tel être qu’il serait « bon » parce qu’il serait dans l’impossibilité d’être méchant. En effet, pour être méchant, il faut vouloir le mal de son semblable. Mais pour avoir des semblables, il faut déjà vivre en société. N’ayant pas de « prochain », l’homme à l’état de nature ne peut lui vouloir ni bien ni mal. Sa « bonté » est donc purement négative : l’absence de mal, l'absence d'immoralité, due à son amoralité (absence de morale).
L’état de nature de Rousseau n’est donc ni le produit d’une recherche des origines historiques de l’humanité (l’état originaire) ni le produit de l’imagination (le mythe du bon sauvage) mais un modèle théorique.
Ce modèle théorique est obtenu par analyse de l’état présent. Il s’agit de dégager par analyse ce qui, dans les hommes tels qu’ils sont, revient à leur nature et ce qui revient à leur vie sociale. Autrement dit, l’état de nature est le naturel en chacun d’entre nous. C'est pourquoi Lévi-Strauss voit dans Rousseau le précurseur des sciences sociales.
Mais quand on fait abstraction de la dimension sociale, ce qu’on obtient n’est pas un être réel mais justement une abstraction qui fait figure de norme, c’est-à-dire de point de référence, un étalon (mais pas nécessairement un idéal).
L’état de nature est simplement cet état neutre dans lequel l’homme sans être encore perfectionné, n’est pas encore perverti : tout est encore possible pour le meilleur ou pour le pire. L’homme à l’état de nature est perfectible mais aussi dégradable. L’avantage de cet état par rapport à l’état social actuel, c’est que l’homme à l’état de nature n’a pas encore été dégradé; le désavantage par rapport à l’état social idéal (celui du contrat) est que l’homme à l’état de nature ne s’est pas encore perfectionné. Seule une bonne socialisation devrait permettre à l’être humain d’épanouir ses dons potentiels.
Ainsi, comprendre à la fois ce qu’est l’état de nature et ce qu’est l’état social pour Rousseau, c’est comprendre cette remarque de Rousseau lui-même que « tout tient radicalement à la politique ».
• Les deux approches du problème politique chez Rousseau
Toute l’oeuvre de Rousseau est une réflexion sur les conditions de possibilité de la vie morale.
Le thème fondamental en est la liberté. L’intuition profonde de Rousseau est que le problème de la liberté se pose d’abord et avant tout en terme de liberté sociale et politique.
Dans sa réflexion sur le problème politique, Rousseau a emprunté deux voies, celle du Discours sur l’origine et les fondement de l’inégalité et celle du Contrat social..
1) L’approche du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité
Le problème central du Discours... est celui de l’inégalité et de la propriété, cette dernière étant la source de la première.
Le point de départ de l'analyse est l’homme tel qu’il aurait pu être. C’est un état conjectural, « état de nature », caractérisé par le bonheur, l’isolement et l’amoralité (absence de morale, puisque l'homme à l'état de nature n'a pas de semblable).
Le point d’arrivée est la société et les lois telles quelles sont, caractérisées par le malheur, la guerre et l’immoralité (l'irrespect des principes moraux les plus fondamentaux).
2) L’approche du Contrat social
Le problème central du Contrat... est celui de la liberté et de la souveraineté, cette dernière étant la garantie de la première. (La souveraineté est le caractère de celui qui est souverain, c’est-à-dire qui a le pouvoir de décision.)
Le point de départ est les hommes tels qu’ils sont, c’est-à-dire dégradés par un état social fondé sur un faux contrat qui n'est qu'un rapport de force déguisé (violence).
Le point d’arrivée est la société et les lois telles qu’elles pourraient être, c’est-à-dire légitimes, sûres et justes, fondées sur un vrai contrat (accord des volontés).
La bonne socialisation permet non pas de retrouver l’état de nature, ce qui serait contradictoire, mais de retrouver le naturel en nous. L’homme naturel, l’homme du contrat social (ou de l’Émile), contrairement à l’homme de la nature, est un homme qui a porté à la perfection ses capacités naturelles au lieu de les pervertir.
• Le contrat social selon Rousseau
Toutes les théories du contrat social avant Rousseau, qu’elles soient absolutistes (Hobbes) ou libérales (Locke), reposent sur l’aliénation totale ou partielle de l’individu.
Or, pour Rousseau, le problème est d’abord et avant tout de préserver la liberté. D’où l’énoncé de son problème :
Comment Rousseau va-t-il relever ce défi? Rousseau présente sa solution dans le chapitre VI du Livre I Du Contrat social:
"L'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres."
Autrement dit, paradoxalement, c'est la totale réciprocité dans l'abandon des prérogatives individuelles qui crée le lien social. Cette association par le don total (aliéner, c'est donner ou vendre) de chacun à toute la communauté rend inutile un contrat de soumission.
Par cette association, l'individu perd la liberté naturelle — qu'il partage avec tous les êtres vivants — de subvenir à ses propres besoins avec toutes les forces dont il dispose. Mais il gagne la liberté sociale définie comme la jouissance de droits garantis par la loi qu'on s'est soi-même donnée (liberté d'autonomie). Le même individu, en tant que sujet, obéit aux lois et, en tant que citoyen, les promulgue.
Cette liberté d'autonomie ("L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté" dit Rousseau) est possible parce que le pacte social instaure entre les hommes une véritable égalité juridique envers et contre les différences naturelles:
« Au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte fondamental substitue, au contraire, une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité physique entre les hommes, et que, pouvant être inégaux en force ou en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit. » Rousseau, Du Contrat social, L.I, ch.IX
source :
http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/notions/etatsoc/esp_prof/synthese/contrat.htm
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