PROBLEMATIQUE : La vie en communauté met-elle en péril la personnalité de chacun ?
“ Pour règle générale, toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de République, on peut être assuré que la liberté n'y est pas ”.
Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.
INTRODUCTION
La société représente la première condition du développement de l'humanité : l’homme ne se contente pas de s’adapter à son milieu naturel, il éprouve le besoin d’y imposer sa marque. Or, transformer l’environnement s’avère plus efficace dès qu’une association minimale se crée avec autrui. Par la division des tâches et la répartition des travaux dans le groupe social, l’individu développe les bases du langage. Ainsi un rapport symbolique au monde et à la nature peut-il naître, grâce aux médiations en tous genres qu’offre la société. Mais, se donnant comme une nécessité pour l’homme, elle s’apparente dans bien des cas à une contrainte pour l’individu.
Vivre en collectivité renvoie en effet immanquablement aux pressions et aux règles édictées à l’encontre des désirs individuels – qui doivent s’en accommoder ou s’y briser. Les intérêts relatifs à telle ou telle personnalité ne viennent-ils pas dès lors interférer avec l’exigence du Bien commun, qui suppose compromis et sacrifices ? Comment dans ces conditions l’home peut-il coexister avec la tribu sans ressentir un amoindrissement de sa liberté ? Le primat d’une éclosion unilatéralement communautaire est-il légitime ? L’existence hors du groupe social semblant impossible, cela signifie-t-il qu’il faille pour autant ne dépendre que d’elle et n’aspirer qu’à se fondre dans son moule ? Peut-on rester individu en vivant dans une société ?
I - La distinction entre société et communauté
Sans la société dans laquelle il se réfléchit et où il puise à la fois codes et valeurs, l’homme n’est q’un animal ou une brute, comme l’indique Aristote au livre I de la Politique. Recevant du groupe ce qu’y ont produit ses ancêtres et ses semblables, l’homme ne se réalise semble-t-il qu’à condition de s’inscrire dans le fil des générations et des traditions qui structurent le tissu social. On voit mal dans ces conditions comment un individu pourrait estimer légitime de quitter ce corps social qui lui assure subsistance et liberté. Le paradoxe de la société veut donc qu’elle soit cet incroyable lieu où à la fois les singularités se gomment au nom de l’intérêt commun et apprennent à préserver leurs différences pour faire valoir des compétences divergentes mais nécessaires les unes aux autres. Une société se constitue ainsi avant tout de ces différences qui sont la conditio sine qua non de son maintien. Vouloir les éradiquer signifie qu’on en vit pas dans une société mais dans un Etat policier ou totalitaire.
Il importe donc de ne pas confondre et prendre pour synonymes les termes société et communauté. Si la communauté désigne explicitement ce cadre “ naturel ” où l’homme prend place dès sa naissance, la société renvoie plutôt, historiquement parlant, aux modalités économiques par le biais desquelles des individualités éparses ont su se rassembler pour prospérer. Ce qui est commun à un ensemble d’homme peut être la langue utilisée, la religion pratiquée ou encore les moeurs en place : la famille ou la nation prend source dans une histoire commune, elle provoque un sentiment immédiat de solidarité entre ses membres. Au contraire, l’abstraction est reine en société : les échanges entre particuliers nécessitent une parcellisation des tâches, et donc une hiérarchie inévitable entre les uns et les autres. L’intérêt de chacun ne saurait à ce titre y être spontanément ressenti comme celui de tous. Des rapports de rivalité et de conflits tendent même à émerger des relations transindividuelles, rendant plus difficile d’accès la notion d’intérêt collectif ou général. L’ordre social est-il donc condamné à la division et au déchirement ?
Plus exactement, si menace il y a, elle provient moins de l’épée de Damoclès que ferait peser les motivations économqiues sur les agents de la société, que de la mainmise de l’Etat sur la sphère privée afin de réduire à néant les velléités indivduelles. Encore s’agit-il de définir correctement ce qu’est l’Etat, et quelle relation il lui revient d’entretenir avec les individus dans l’objectif de préserver leur liberté…
II - L’Etat : une invention de la Modernité
L’'idée d'État apparaît avec la Modernité : on la trouve à partir du XV° siècle, chez Machiavel surtout. Si l'étymologie renvoie au latin status (état, position, condition), le sens du terme renvoie au grec pôlis (cité) et au latin civitas (ensemble des citoyens qui constituent une ville). Mais l'idée d'État n'a pas cours dans l'Antiquité, bien que la vie politique caractérise par excellence le monde grec. Les cités antiques, comme Sparte ou l'Athènes antérieure à l'époque de Platon, ne sont pas des États. La pôlis (la cité grecque), ou, plus tard, la civitas romaine ne sont pas des formes politiques pensées comme telles. Dans la cité, la constitution n'est pas un texte de droit écrit, l'État n'est pas constitué comme catégorie politique. Les cités sont des réalités concrètes qui définissent un mode de vie communautaire où le citoyen n'existe que parce qu'il fait corps avec sa cité, qu'il s'identifie avec une tradition et une culture spécifiques. De la même façon, la féodalité médiévale ne correspond pas à la catégorie politique d'État. Les rapports politiques sont des relations de patronage et de service d'individu à individu : un chevalier sert son seigneur sur le mode d'un contrat privé (hommage, serment de fidélité, etc.). La vie politique n'y a donc pas l'unité nécessaire à la constitution d'une forme d'État centralisé.
En un sens ancien, le terme d'état indique une forme de gouvernement ou un type de régime politique et social - on parle d'état démocratique, ou monarchique, ou encore tyrannique. Mais dans la pensée politique moderne, l'État (avec une majuscule) est l'autorité souveraine s'exerçant sur l'ensemble d'un peuple et d'un territoire déterminés : on parlera de l'État français ou allemand, ou de la construction d'un État européen.. L'État correspond donc à deux réalités distinctes. Il désigne une communauté juridique, un ensemble d'individus soumis à une même législation, à une même autorité politique. Mais l'État est aussi ce qui représente cette autorité elle-même, il correspond alors à l'ensemble des institutions nécessaires à l'exercice de l'autorité, institutions organisées sous la forme d'un gouvernement. Il paraît donc difficile d'imaginer des sociétés sans État. L'histoire nous montre des gouvernements exerçant une autorité librement consentie par les citoyens, ou, au contraire, un pouvoir imposé par des moyens policiers ou idéologiques. Mais dans tous les cas, aucune société ne semble pouvoir fonctionner sans un pouvoir d'État qui garantisse l'ordre et la sécurité nécessaires à l'ensemble des échanges qui trament la vie des individus en collectivité. Ainsi, Conformément à son sens étymologique, l'État est ce qui maintient" (en latin, status désigne l'action de se tenir debout, immobile) “ l'ensemble organique des institutions d'une communauté historique ” [Éric Weil, Philosophie politique, 111, p. 13 1, Vrin (1951).]. Cadre à l’intérieur duquel évoluent les individus, l’existence de l’Etat pose le problème de ses rapports avec ses composants. Il s’agit de savoir si ce sont l’Etat et la loi qui doivent être prioritaires sur la liberté des individus , ou l’inverse. Peut-on demeurer une “ personnalité ” en vivant en société ou être citoyen de l’Etat requiert-il qu’on devienne “ personne ” ?
Hobbes et la théorie de l’absolutisme
Défendant la théorie de l’absolutisme étatique, le philosophe anglais Hobbes (1588-1679) met en avant l’idée que le pouvoir ne doit appartenir pour être viable qu’à une seule volonté : comme “L'homme est un loup pour l'homme” et l'état de nature est un état de “guerre de tous contre tous ”, comme l’affirment le De Cive (1642) et le Leviathan (1651), la multitude des hommes doit s’unir en une personne et devenir ainsi un “ État ”, en latin civitas. Voici comment naît le grand "Léviathan"( monstre marin fabuleux dans la Bible (job, XL, 25) qui signifie chez Hobbes le pouvoir et le mal).
La raison d'être de l'État étant l'organisation et la régulation de la société, souhaiter sa disparition, c'est prétendre faire l'économie de toute forme d'organisation dans la société humaine. Or, une telle position reléguerait irrémédiablement l'humanité à un stade, à un état, qualifié de naturel, imaginé notamment par Hobbes et Rousseau: l'état de nature. Rousseau n'envisage pas qu'un tel état (précisément caractérisé par l'absence d'État) ait jamais existé. L'état de nature apparaît comme une fiction, comme un “ concept régulateur ” selon le mot de Weil, destiné à mesurer le degré de corruption des sociétés modernes ainsi qu'à imaginer ce que serait une société privée d'organisation étatique. Pour Hobbes, l'état de nature est marqué par une guerre incessante de chacun contre chacun : l'homme, n'ayant dans sa nature aucun instinct de sociabilité, n'écoute que son désir de puissance, ce dernier l'amenant à considérer les autres individus comme autant de concurrents. Ses passions (dont la plus forte est “ la crainte de la mort violente du fait d'autrui ” [Il convient d'insister sur la phrase de Hobbes: il ne s'agit pas de la crainte de la mort, auquel cas il ne s'agirait que de l'angoisse métaphysique de la fin de la vie ou de la peur irrationnelle de l'au-delà, mais bien de la crainte de la mort violente, c'est-à-dire imprévisible, omniprésente et non naturelle, du fait d'autrui, c'est-à-dire venant de n'importe quel individu et interdisant ainsi toute amitié, tout amour, toute alliance]) concourent avec la raison (les lois de nature) à rechercher la paix. C'est finalement par calcul qu'il cède à une puissance supérieure la totalité de ses droits et de sa liberté naturels. La raison d'être de l'État, de cette puissance supérieure, est donc la raison elle-même.
Toutes les volontés étant désormais réduites à une seule, la force et le pouvoir de tous attribués à un homme ou à une assemblée d'hommes, le
salut public est enfin possible. Le pouvoir ainsi constitué jouit d’une force et d’une terreur telles qu’il peut réaliser la paix intérieure et l'aide
mutuelle contre les ennemis du dehors (Leviathan, partie Il, ch. 17.). Ce pouvoir souverain n'est pas seulement illimité, il est discrétionnaire. “Le souverain d'un Etat, que ce soit une assemblée ou un homme, n'est pas soumis aux lois civiles. Car, ayant le pouvoir de faire et de révoquer les lois, il peut, quand il lui plaît, se libérer de leur sujétion en révoquant celles qui l'importunent et en y substituant des lois nouvelles ”( Ibid., ch. 26.). Enfin, “il est partie de la puissance souveraine d'être juge des opinions et des doctrines qui sont contraires ou favorables à la paix ”( Ibid., ch. 18.). La personnalité voit ici ses prérogatives limitées mais son droit essentiel à la liberté est préservée. La communauté ne met donc pas son existence en péril.
III - La critique de la conception hobbienne de l’Etat
Dans cet État, remarque Hobbes, l'intérêt du souverain se confond avec celui de ses sujets : il tient d'eux sa richesse, sa puissance, et n'a donc aucun intérêt à les léser. Son devoir (au nom duquel il reçoit d'ailleurs sa puissance) consiste à assurer la paix et la sécurité. Pour cela, il doit cumuler pouvoir exécutif et législatif, définir à travers les lois ce qui est juste ou injuste sans que l'individu puisse jamais se prévaloir d'un droit naturel extérieur à celui que lui concède le souverain, à moins d'être menacé dans sa vie même. La liberté des sujets résulte dès lors du “ silence des lois ”, celles ci n'ayant pour but que la sûreté commune peuvent être peu nombreuses et laisser une réelle liberté. Mais la puissance de cet État doit néanmoins être telle qu'elle rende impossible tout retour au chaos originel.
La thèse de Hobbes peut cependant être critiquée, surtout si on la confond, comme on le fait trop souvent, avec le despotisme. Ainsi “ on dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit, mais qu'y gagnent-ils si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne le feraient leurs dissensions ? Qu'y gagnent-ils si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s'y trouver bien ? ” [Rousseau, Du Contrat social, 1,4, p. 45, GF, 1966 (1762).]. Rousseau entend ainsi montrer que l'on ne peut accepter la paix à n'importe quel prix : une paix forcée est sans valeur morale et politique puisqu'elle interdit l'expression de ce qui est l'humanité même de l'homme : sa liberté. Dans l'État idéal, l'homme doit donc être libre (c'est-à-dire qu'il doit obéir à la loi qu'il s'est prescrite [“ L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ” souligne Rousseau.]) et vivre en paix. Mais comme la paix est une entente entre les hommes, la liberté politique ne saurait se définir comme le caprice individuel ni même comme la liberté naturelle (c'est-à-dire la liberté entendue comme un droit illimité à tout ce qui nous tente). La liberté est le pouvoir de vouloir, le bien commun que nous donne notre volonté rationnelle, bien commun voulu aussi par tous les autres citoyens et qui trouve sa plus juste expression dans la loi. Il n’y a de salut de la personnalité de chacun que par une adhésion à la communauté de tous les contractants.
IV - Pour une autre conception de l’Etat
Les conceptions libérales d'un Montesquieu ou républicaines d'un Rousseau s’opposent avec véhémence à cette doctrines absolutiste. Elles mettent en relief le respect des libertés individuelles , caractéristiques de tout Etat digne de ce nom. Montesquieu, qui prend (De l’esprit des lois, II, 2) pour modèle la constitution anglaise, est partisan du régime représentatif : “Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il prône la “distribution” des pouvoirs.
a- La séparation et l’équilibre des pouvoirs
L’équilibre des pouvoirs vise la liberté politique ou la sécurité du citoyen : “La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen ”. Or “ la liberté politique ne consiste point à faire ce que l'on veut. Dans un État, c'est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu'à pouvoir faire ce que l'on doit vouloir, et à n'être point contraint de faire ce que l'on ne doit pas vouloir”. On voit ce que sont réellement l'indépendance et la liberté. “ La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir” ( De l'Esprit des lois, 1748, livre XI, chap. III). Mais “ c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites ”. En conséquence, “pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ”
Le seul moyen d'éviter les excès du pouvoir, c'est d'opposer les différents pouvoirs les uns aux autres de telle sorte qu'un pouvoir “arrête” l'autre et lui serve de frein. Ainsi la liberté du citoyen sera assurée. “ Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir; donner, pour ainsi dire, un lest à l'une, pour la mettre en état de résister à une autre; c'est un chef-d'oeuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence” (Ibid., V, XIV). Montesquieu parle de “ combiner les puissances ”,non de les séparer. Il indique que ce principe de l'équilibre des pouvoirs, ne peut être réalisé que dans le gouvernement républicain. La répartition des pouvoirs doit s'effectuer en se fondant sur la distinction tripartite des fonctions de l'État : la fonction législative, la fonction exécutive et la fonction juridictionnelle. Il s'agit de fixer avec précision les attributions de chacune. L'autorité compétente pour légiférer n'ayant pas la charge ni le droit de l'appliquer fera la loi nécessairement générale et impersonnelle. L'autorité à qui il appartient de l'appliquer n'ayant pas qualité pour la faire ne sera pas tentée d'en déterminer les règles selon les circonstances particulières de l'exécution, ce qui conduirait à l'arbitraire. Quant à l'autorité de juger enfin, elle ne pourra être qu'impartiale puisqu'elle n'aura à statuer que conformément à une loi qu'elle n'aura pas faite et qu'elle ne pourra modifier. Du moins est-ce là l'idéal du principe dont Montesquieu a pensé trouver une sorte de modèle dans la constitution anglaise. Mais il a parfaitement conscience de tous les empiétements qui sans cesse menacent cet équilibre et qui peuvent le détruire. On peut dire que Montesquieu a constitué la doctrine de l’Etat représentatif. Le peuple est monarque “ par ses suffrages qui sont ses volontés. La volonté du souverain est le souverain lui-même ”.
b- Le recours à la justice
Mais il doit exercer le Pouvoir par l'intermédiaire de représentants locaux élus, dont il sait d'ailleurs très bien reconnaître la valeur. “Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité ”.(Ibid, II, II). Montesquieu est partisan du système du bicamérisme, grâce auquel les deux chambres se tempérant et s'empêchant l'une l'autre prennent des décisions sages. Il repousse l'idée d'un mandat impératif imposé à l'élu par les électeurs et leur refuse le droit de le révoquer à tout moment. Ce “corps représentant” est seul capable de “ faire des lois ” et de “ voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites ”.
La partie la plus neuve de l'oeuvre politique de Montesquieu est d'avoir ajouté aux deux pouvoirs politiques reconnus traditionnellement le pouvoir judiciaire et d'en avoir défini les exigences. Non seulement il reprend les règles anglaises de l'Habeas corpus et circonscrit l'exercice de la justice à l’application stricte de la loi, mais il montre que l'indépendance des magistrats est la condition indispensable d'une justice véritable. Il réclame l'institution de ce que nous appelons le jury avec une largeur d'esprit qui va même plus loin que notre propre institution. “Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges; ou du moins qu'il en puisse récuser un si grand nombre, que ceux qui restent soient censés être de son choix Il faut même que les juges soient de la condition de l'accusé, ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l'esprit qu'il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence ” (ib.).
Tel est “ l'esprit ” de la doctrine des trois pouvoirs. Cet équilibre permet en droit que jamais la communauté ne soit en mesure de porter atteinte à la personnalité de chaque citoyen en abusant de ses pouvoirs. Que l'on soit ou non attaché au système de gouvernement représentatif ou parlementaire, la question politique pour tout régime consiste toujours à déterminer les rapports et les limites de chacun de ces pouvoirs et, à ce titre, le principe de Montesquieu garde toute sa valeur comme théorie de référence et comme instrument d'analyse.
Texte :
“ 1 - Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la Puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens [ c'est ce que Montesquieu appelle plus loin la puissance de juger et que nous appelons le pouvoir judiciaire ] et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la Première, le prince ou le magistrat [ c'est-à-dire un citoyen investi d'une fonction politique] fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la Puissance exécutrice de l'État.
La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point encore de liberté; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.
Il n'y à point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.
Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.
2. Si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu’il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.
Mais si, dans un État libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d'arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites sont exécutées (…).
Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties [ Il s'agit du système parlementaire des deux Chambres, ou bicamérisme ], l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.
Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.
3. La puissance de juger ne doit pas être donnée à un sénat permanent, mais exercée par clos personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l'année, de la manière prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu'autant que la nécessité le requiert.
De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n'étant attachée ni à un certain état, ni à une certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n'a point continuellement des juges devant les yeux ; et l'on craint la magistrature, et non pas les magistrats (...).[ on voit que pour Montesquieu, il ne devrait pas y avoir de magistrats de profession, mais des jurys populaires et temporaires ].
Si la puissance législative laisse à l'exécutrice le droit d'emprisonner des citoyens qui peuvent donner caution de leur conduite, il n'y a plus de liberté, à moins qu'ils ne soient arrêtés, pour répondre, sans délai, à une accusation que la loi a rendue capitale; auquel cas ils sont réellement libres, puisqu'ils ne sont soumis qu'à la puissance de la loi.
MONTESQUIEU, De l’esprit des Lois, 1748, livre XI, chap. VI.
frederic grolleau
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