V - La recherche d’une démocratie idéale
Rousseau, fidèle à l'esprit de la constitution de Genève, est partisan de la démocratie directe et de la fusion des pouvoirs : “La souveraineté ne peut être représentée pour la même raison qu'elle ne peut être aliénée (... ). Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement ” (Du Contrat social, Il I, 15) .Selon Rousseau, la souveraineté du peuple est inaliénable, infaillible et indivisible. Le sous-titre du Contrat social, Principes du droit politique souligne l'originalité de l’oeuvre. Ce n'est pas une étude historique ni sociologique, c'est une oeuvre de morale politique comme la République de Platon. Elle pose les conditions d'une république, d'une “ démocratie idéale ”, et fournit les critères pour juger sainement des gouvernements tels qu'ils existent. Rousseau “ cherche le droit et la raison, et ne dispute pas des faits” [Manuscrù de Genève, I, V.].
Pour fonder la politique, il faut la déduire de principes conformes à “ la nature des choses ”[ Du Contrat social, Il, VI]. L'expression, il est vrai, est équivoque comme celles d'état de nature, d'homme naturel ou de droit naturel. L'état de nature, dit Rousseau dans le Discours sur l'inégalité, est “un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais”, mais “tant que nous ne connaîtrons point l'homme naturel, c'est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu'il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution”[ Discours sur l'inégalité... préface]. L’état de nature est ce qu’on obtient lorsqu’on élimine les passions et intérêts particuliers que suscite la vie sociale en l’homme. Rousseau veut retrouver l’essentiel en nous dépouillant de tout ce qui est non indispensable à l'existence.
a- Le contrat social
Il n'y a pas entre le Discours sur l'inégalité et le Contrat social de contradiction essentielle. La première phrase du Contrat social pourrait être l'exergue du Discours. “ L'homme est né libre, et partout il est dans les fers ”. C'est en dénonçant les maux qu'entraîne la vie sociale, violence, inégalité, despotisme, que Rousseau en est venu à se demander s'ils étaient nécessaires ou si, au contraire, il ne pourrait pas exister une organisation politique capable de rétablir l'égalité morale. [Cf. 1, ch. IX : “Au lieu de détruire l’égalité naturelle, le pacte social substitue au contraire une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d'inégalité physique entre les hommes ”.] Le problème du contrat social est donc de déterminer à quelles conditions un État existerait légitimement, c'est-à-dire respecterait le droit naturel et la raison. Aucune personne ne doit se sentir lésé dans l’engagment contractuel à la vie civile et communautaire.
b- Les clauses du contrat
Le problème est néanmoins de déterminer comment “ l'aliénation totale de chaque associé avec ses droits à la communauté ”, que requiert le pacte social, estcompatible avec le maintien de sa liberté Tout repose sur la différence entre liberté naturelle et liberté civile ou conventionnelle. L La liberté naturelle renvoie chez l'homme à “un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre”, mais elle a pour bornes “les forces de l’individu”et la précarité d’une possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant. [Ibid., 1, ch. VIII ] L’indivdu perd ce droit illimité par le pacte social, mais il gagne en échange, par la liberté civile, la propriété positive de ce qu'il possède et la sûreté de sa personne défendue par la force publique. [Cf. I, ch. VII : “Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps; ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre ”.] Or, selon Rousseau, “ ce passage de l'état de nature à l'état civil substitue dans sa conduite la justice à l'instinct ”et confère la moralité à ses actions. On doit même dire “que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au dessous de celle dont il est sorti [On reconnaît la thèse du Discours sur i'inégalité], il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui ,d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme [Du Contrat social, 1, VIII.]. Enfin, il faut ajouter “ à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ”.
c- La naissance de la “communauté” : la volonté générale au servide de l’intérêt commmun
Pour que la loi civile ne détruise pas la liberté, il faut qu'elle ait sa source dans la volonté de chaque individu et qu'en lui en obéissant il obéisse àsa propre raison. Ainsi, paradoxalement, 1"aliénation de chaque associé à la communauté est le moyen pour atteindre le but du contrat, qui est la liberté des individus. Reste à définir cette communauté que le contrat, en en faisant “un corps moral et politique”,. investit d'une puissance souveraine. La souveraineté n'est que “ l’exercice de la volonté générale ”.[ Du Contrat social, 1, Il, ch. I.] Comment donc peut-elle s'exercer sans détruire la liberté des individus ? D'abord, la volonté générale doit être la volonté de tous. Elle est l’acte politique fondamental “ par lequel un peuple est peuple” [Ibid., I, V.] et “il n'y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social” [Ibid., 1, VII] car ce que le pacte a établi, un autre pacte peut l’abolir.
Mais la volonté générale ne doit pas seulement provenir de la volonté de tous, elle doit encore s'appliquer à tous, c'est-à-dire viser l'intérêt commun. Elle s'exprime par la loi, qui “est une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d'intérêt commun” [Lettres écrites de la Montagne, 1764, 6° lettre]. En d'autres termes, “par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c'est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également tous les citoyens” [Du Contrat social, 11, IV.].
d- Le paradoxe démocratique : la volonté générale
La volonté générale permet que les volontés particulières des individus, aussi diverses qu'opposées, puissent s'exprimer dans une loi commune. Elle fait abstraction des intérêts divergents et des passions de chacun pour ne se soucier que du bien commun. Chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière dissemblable ou contraire à la volonté générale qu'il a comme citoyen. Mais la volonté générale n'est pas une puissance extérieure à chacun de nous, car elle n'est rien d'autre que la règle de la raison acceptée en commun par les membres du groupe. Ce pacte par lequel chacun s'engage envers tous les autres à ne reconnaître d'autre autorité que la volonté générale Une règle que chacun peut découvrir en lui-même quand il réprime ses désirs égoïstes, car l'impulsion des passions, dit Rousseau, est le seul véritable esclavage. Contraindre un homme à obéir à la volonté générale, c'est le soumettre à sa propre raison, et, par là, “ le forcer à être libre ”. Tel est, selon Rousseau, le paradoxe qui justifie la nécessité de l'État.
Toutes les théories antérieures prévoyaient un contrat des sujets avec leur chef ou prince, puissance distincte du peuple. Avec Rousseau, il n'y a qu'un seul et unique contrat, le pacte de tous avec tous et le seul souverain est le peuple tout entier. D'autre part, dans les autres théories, les clauses du contrat ne tiraient leur validité que du consentement libre mais arbitraire des contractants. Avec Rousseau, elles sont la reconnaissance libre parce que rationnelle du droit et de la justice. Telle paraît être encore pour nous la charte de tout État réellement démocratique.
Texte :
“ -Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant -. Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule : savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté, car premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et, la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt à la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a rien à réclamer : car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique et vaine.
Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et, comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce que l'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, cri trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : “ Chacun de nous met en commun
sa personne et sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible
de tout. ”
A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ”.
Rousseau, Du Contrat social ou principes du droit politique, 1762; livre I ch. VI, Du pacte social.
VI La réalité éthique del’Etat
Les théories du contrat se heurtent toutefois à la critique de Hegel qui voit en elles une application illégitime d'une catégorie de droit privé (le contrat relevant en dernière analyse de la sphère de la personne) au droit public.Si la personne est la seule valeur, le bonheur la seule fin en soi, alors l'État semble être le moyen nécessaire pour la réalisation des aspirations individuelles : une autorité est nécessaire pour protéger la liberté de chacun contre les empiètements des autres. L'État perd cependant toute justification s'il se pose en tant que fin suprême. Il convient donc de penser l'État comme un résultat, comme l'aboutissement d'un processus, et non comme un retour à un modèle passé, qu'il nomme état de nature ou “ belle totalité grecque ”. Par cette expression, Hegel illustre son admiration et sa nostalgie à l'égard du modèle politique de la cité grecque. Cette dernière avait un sens développé de l'universel puisqu'elle ne reconnaissait comme homme que celui qui participait à l'activité politique : le citoyen. En effet, le monde grec se caractérise notamment par cette unité qui permet à l'homme de trouver, dans la cité, son “ chez soi ”. Si Hegel qualifie le monde grec de “ belle totalité ”, c'est bien parce que ce monde ignore (encore) la scission qui caractérisera la vie moderne dans laquelle l'homme est déchiré entre le ciel et la terre, entre la religion et la politique. Mais Hegel dépasse le stade de la nostalgie. L'État moderne ne saurait être un retour pur et simple à la cité grecque : si celle-ci n' a pas survécu, c'est parce que, honorant le seul universel, elle ne laissait aucune place à la particularité [il faut ici se rappeler que la notion d'individu est absente du monde grec : il n'y a que des citoyens (dans la cité) ou des barbares (hors de la cité)].
L'État moderne apparaîtra donc comme une synthèse de ces deux moments logiques fondamentaux que sont l'universel et la particularité. Et, au sein même de l'État, Hegel nomme “ société civile ” cette reconnaissance de la particularité (sphère de la vie privée, des intérêts économiques, de la “ personne ” au sens kantien du terme) que la Grèce avait ignorée. La “ société civile ” a désormais au sein de l'État moderne une place qui, pour être subordonnée (à la sphère politique) n'en est pas moins réelle. Il est donc illégitime de faire de l'État hégélien un État totalitaire : un tel État, comme son nom l'indique, prétend régir la totalité de la vie des hommes, y compris leur vie privée, y compris la sphère économique. Par la place qu'il accorde à la société civile, l'État hégélien est aux antipodes d'une telle conception : “ réalité efficace de l'idée morale ”, l'État est la raison existant objectivement dans l'histoire.
Si l'accusation de totalitarisme qui peut peser sur la nature ou la forme de l'État est d'emblée écartée, il n'en demeure pas moins que l'État est en puissance (et non en acte) un mécanisme capable de nier l'identité et la particularité au nom de l'universel. De spolier une personne au nom de la Raison d’Etat. Mais rappelons, eu égard à l’intitulé de départ, que la “ communauté ” n’est pas l’ “ Etat ”. Et qu’il peut également y avoir une utilisation “ positive ” de la violence par la structure étatique.
VII Etat et violence
L'idée d'État naît en effet avec la volonté de distinguer les rapports de gouvernants à gouvernés, c'est-à-dire des rapports d'autorité à obéissance. Machiavel montre que l'autorité politique n'est pas le fait d'un commandement. L'État, s'il veut incarner un pouvoir souverain. supérieur à la force, doit être légitime : il doit répondre à un droit de commander réalité politique de l'État se distingue donc de tous les autres types de communauté. clan, la tribu, ou même la nation (au sens où les Indiens d'Amérique du Nord, par exemple, peuvent parler de la “ nation indienne ”) sont fondés sur des critères naturels, mais on ne peut réduire l'État à un territoire, à une réalité ethnique ou aux autres éléments concrets qui le composent.
Pour autant, l'État a une réalité : c'est la réalité d'une idée. L'État n'est pas un donné de la nature, ce ne sont pas des éléments de fait mais des éléments de droit qui le constituent. En ce sens, l'idée de l'État, comme puissance publique souveraine, est un “ artifice ” (artificiel s'oppose ici à naturel), un moyen inventé par les hommes pour résoudre un problème vital : celui de l'ordre et de la sécurité nécessaires à toute vie en communauté. L'État représente donc un ensemble de moyens mis au service d'une fin : assurer la paix et la sécurité, en empêchant les individus de recourir à la violence pour régler leurs différends. Dans cette conception de l'État comme “ artifice ” issu d'un contrat librement conclu entre les individus, l'institution étatique a le monopole de la puissance qui lui donne le pouvoir de légiférer (de faire des lois), d'administrer (c'est la fonction du gouvernement) et de punir. Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) montre que la caractéristique principale de l'État moderne réside dans le fait qu'il possède, en tant qu'il est maître des forces armées et des forces de police, “ le monopole de la violence physique légitime ”. Ce monopole est la condition de l'exercice de la souveraineté de l'État. En lui réservant l'usage légitime de la force, il lui donne l'autorité nécessaire pour faire respecter le droit, qui règle, dans la société civile, le bon fonctionnement des rapports entre les individus. Mais cette union de la force et du droit dans l'État peut déboucher sur des modes de domination arbitraires où l'exercice du pouvoir est confisqué par un individu ou un groupe social particulier, à l'usage de leurs seuls intérêts. Dans ce cas, on pourrait penser que la communauté met alors en péril “ la personnalité de chacun ”. Le problème posé est donc celui du fondement de l'autorité de l'État.
L’anarchie, l'État et le monopole de la violence légitime
Max Weber définit l'État en sociologue comme le détenteur exclusif de la violence physique, alors que jusque-là une telle définition sous la plume
des socialistes (Proudhon, Marx, etc.) et des anarchistes (Bakounine, Kropotkine, etc.) en était la condamnation. Pour les uns et pour les autres, la révolution a pour but et aura pour effet l'abolition de l'État, c'est-à-dire au sens propre du mot de l'anarchie. Ils l'entendent toutefois de façon toute différente. Pour Marx, par exemple, “ tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois atteint, le pouvoir de l'État disparaît et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives”[ Les prétendues Scissions dans l'Internationale, Genève, 1872]. L'État, c'est l'État bourgeois qui “n'est rien d'autre qu'un pacte d'assurance mutuelle de la bourgeoisie contre ses membres pris individuellement [“ La propriété privée, fondée sur le travail personnel ” est, dit Marx, “ supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui et sur le salariat ”, Le Capital, livre I, 8° section, chap. XXI, Éditions sociales, p. 204.], aussi bien que contre la classe exploitée”. Mais son abolition ne signifiera que la disparition définitive d'un pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre ” [Marx, Nouvelle Cazette rhénane, 1850]. Au contraire, selon le plus célèbre théoricien de l'anarchisme, Bakounine, l'anarchie, par opposition aux États qui sont “ des puissances centralisées et organisées de haut en bas, soit par la violence, soit par l’autorité d’un principe quelconque ”, c'est “l'absolue liberté pour toutes les parties ou de ne s'unir pas, et en conservant à chacune celle de sortir toujours d'une union, même unie fois librement consentie - selon les besoins réels et les tendances naturelles des parties, par la libre fédération des individus et des associations, des communes, des districts, des provinces et des nations dans l'humanité ”.
Max Weber, quant à lui, s'abstient de porter un jugement de valeur. Il se borne à constater que l'exercice normal du pouvoir pour tout État, d'aujourd'hui comme du passé, et son moyen spécifique consistent à se réserver le monopole de la violence physique légitime. Il est 1'unique source du “droit” à la violence, c'est-à-dire qu'il en règle strictement l'emploi pour les groupements ou les individus. C'est de ce point de vue que la politique peut être définie comme la participation directe ou indirecte au pouvoir, le pouvoir étant du même coup implicitement défini comme la possession de fait de la force et de la violence en vue de réaliser ses desseins ou même simplement le pouvoir pur, c'est-à-dire la possibilitéd'en disposer “en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère” .Toutefois, si “ l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime ”, il faut que l'autorité revendiquée par les dominateurs soit reconnue. Une question essentielle se pose donc : quels sont les fondements de la légitimité ?
Les trois fondements de la légitimité de l’Etat : tradition, charisme, légalité
Max Weber en distingue trois, qui constituent les trois principes de l'obéissance : la tradition, le charisme, la légalité. Le premier principe et le troisième sont généralement invoqués par les sociologues. La force de la t tradition, qui acquiert par l'ancienneté une sorte de valeur sacrée, est reconnue comme principe d'autorité. De même on admet que les sujets se soumettent à la force de la loi en tant qu'ils la considèrent comme reposant sur des règles établies rationnellement. Le principe du charisme est beaucoup plus original. Le charisme ou grâce désigne dans le Nouveau Testament le don surnaturel conféré par l'Esprit pour le bien commun à un élu, et qui va du don de la guérison des maladies au don de la prophétie et à celui des miracles.[ Cf. saint Paul, Corinthiens, I, XII, 4-1 1.] “Nous appellerons charisme, dit Max Weber, la qualité extraordinaire d'un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels; ou encore qui est considéré comme envoyé de Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef (Führer)” [Économie et Société, 1922, 1, 3, 10, Plon, 1971].
C'est “l'idée de vocation” qui explique la puissance d'influence du personnage. “Si certains s'abandonnent au charisme du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue au sens de l'ecclesia ou du Parlement, ce1a signifie que ces derniers passent pour être intérieurement "appelés" au rôle de conducteurs d'hommes et qu'on leur obéit non pas en vertu d'une coutume ou d'une loi, mais parce qu'on a foi en eux ”. Et Max Weber note qu'il y a eu “des chefs charismatiques dans tous les domaines et à toutes les époques historiques ”. Tels sont les trois principes internes de la base de la légitimité, mais des motifs extérieurs peuvent contribuer à conditionner l'obéissance : la peur de la vengeance de la part des détenteurs du pouvoir ou au contraire l'espoir de récompenses. Enfin “toute entreprise de domination” “a besoin d'une part d'un état-major administratif et d'autre part de moyens matériels de gestion ”[ Le Savant et la Politique, Plon, Collection 10-18, p. 104.]. En ce qui concerne “ l'état-major ”, le “ prince ” fait appel à l'intérêt personnel : rétribution matérielle et honneur social. Quant aux moyens matériels de gestion, la volonté du prince tend à se les approprier et à les ramasser dans sa seule main.
Résumant l'essentiel de son analyse générale qui se veut “ une constatation d'ordre purement conceptuel ”, Max Weber conclut : “ l'État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d'un territoire, la violence physique comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion ”.[Ibid., p. 108.]
Texte :
1. L'ÉTAT ET LE MONOPOLE DE LA VIOLENCE POLITIQUE LÉGITIME
Mais qu'est-ce donc qu'un groupement - politique,, du point de vue du sociologue? Qu'est-ce qu'un État? Lui non plus ne se laisse pas définir sociologiquement par le contenu de ce qu'il fait. Il n'existe en effet presque aucune tâche dont ne se soit pas occupé un jour un groupement politique quelconque; d'un autre côté il n'existe pas non plus de tâches dont on puisse dire qu'elles aient de tout temps, du moins exclusivement appartenu en propre aux groupements politiques que nous appelons aujourd'hui États ou qui ont été historiquement les précurseurs de l'État moderne. Celui-ci ne se laisse définir sociologiquement que par le moyen spécifique qui lui est propre, ainsi qu'à tout autre groupement politique, à savoir la violence physique.
“ Tout État est fondé sur la force ”, disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S'il n'existait que des structures sociales d'où toute violence serait absente, le concept d'État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu'on appelle, au sens propre du terme, l'“ anarchie.. La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État - cela ne fait aucun doute mais elle est son moyen spécifique. De notre temps la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle [L'ensemble des parents (cf. client et clientèle).] - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre, il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques -, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements ou aux Individus le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État la tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du “ droit ”, à la violence. Par conséquent, nous entendrons par politique l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État.
2. LES TROIS FONDEMENTS DE LA LÉGITIMITÉ
Il existe en principe (... ) trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d'abord l'autorité de l'“éternel hier ”, c'est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le ce pouvoir traditionnel,, que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (charisme); elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef. C'est là le pouvoir “ charismatique ” que le prophète exerçait, ou - dans le domaine politique - le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d'un parti politique. Il y a enfin l'autorité qui s'impose en vertu de la légalité, en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une compétence, positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes l'autorité fondée sur l'obéissance qui s'acquitte des obligations conformes au statut établi. C'est là le pouvoir tel que l'exerce le “ serviteur de l'État moderne ”, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s'en rapprochent sous ce rapport ”.
M. WEBER, Le métier et la vocation d'homme politique, 1919 trad. julien Freund, in Le Savant et le Politique, Plon, collection 10-18, pp. 100-102.
CONCLUSION :
Disposer d’une personnalité (avoir des droits qu’on entend faire respecter, à commencer par celui “ la différence ”) suppose comme son requisit l’espace de réception où celle-ci se déploie : la communauté, la société , l’Etat. On s’est bien gardé ici de confondre ces trois termes. Ainsi avons-nous établi que le terme d'État correspond à deux réalités distinctes. Il désigne une communauté juridique, un ensemble d'individus soumis à une même autorité politique. Et il représente cette autorité elle-même, sous la forme du gouvernement et de l'ensemble des structures par lesquelles il manifeste son autorité. En ce sens, aucune société ne semble pouvoir fonctionner sans un pouvoir d'État qui garantisse l'ordre et la sécurité nécessaires à la vie en collectivité. La communauté est alors ce qui développe la richesse de toute personnalité.
Mais si l'État se réserve l'usage légitime de la force, indispensable pour faire respecter le droit, comment faire pour éviter que l'exercice du pouvoir ne débouche sur des modes de domination arbitraires? À la thèse absolutiste selon laquelle l'État doit disposer d'un pouvoir absolu, l'individu n'ayant aucune valeur en lui-même, s'oppose la critique anarchiste qui voit dans l'individu la valeur suprême et dans l'État, qui est négation de la liberté, le mal radical. La solution démocratique consiste à faire de l'État, expression de la volonté générale des citoyens, un moyen pour réaliser et garantir la liberté et l'égalité auxquelles les individus ont naturellement droit. En définitive, tout dépend donc du sens que l’on veut bien conférer ici au mot “ communauté ”, et au régime politique qu’il cautionne.
Si l'on peut effectivement croire qu'une meilleure organisation de la vie sociale permettrait d'atténuer les contraintes et les sanctions qui sont inséparables du concept d'État, l'idée qu'en dehors de toute organisation imposée l'individu ne demanderait qu'à établir avec ses semblables des rapports pacifiques, que les hommes aient par nature des élans généreux, parait plus que discutable tant elle escamote l'égoïsme et les passions qui caractérisent les êtres humains. C’est alors la notion même de “ personnalité “ qui est à préciser, afin de ne pas rabattre l’intérêt collectif et la solidarité sur l’égoïsme et “ l’intérêt entendu ”. Ne faut-il pas plutôt tendre à perfectionner le fonctionnement de l'État en demeurant conscient de ses insuffisances et en faisant en sorte que l'éducation du peuple, le développement des institutions et de la culture puissent accroître l'esprit critique de chacun et fasse s'éloigner de nous la triste et sombre définition qu'en donnait Nietzsche : “ je donne le nom d'État au lieu où le lent suicide de tous s'appelle la vie ” [Ainsi parlait Zarathoustra. p. 67, Gallimard-Folio, 1985 (1883)].
frederic grolleau
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