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"Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ?"

Publié le 30 Mars 2019, 12:15pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

"Éprouver l’injustice, est-ce nécessaire pour savoir ce qui est juste ?"

Introduction / Problématisation

Enfants, nous nous sommes souvent écriés : « C'est pas juste ! Tu lui en as donné plus qu'à moi !» Ce cri du cœur ne nous a pas coûté beaucoup d'efforts et a déchaîné notre rage. Nous comptions les crêpes, les jouets, les bonbons pour êtres sûrs que nos frères et sœurs n'en avaient pas obtenu plus. Mais si c'était eux qui étaient perdants dans la distribution, nous étions souvent nettement moins révoltés. Que faut-il en penser de cette expérience répandue ? Éprouver l'injustice nous apprend-il ce qui est juste, comme on pourrait le penser ?

« Juste » et « injuste » désignent une égalité ou, plus souvent encore, une proportionnalité lors d'une répartition méritée ou réparatrice. Est juste ou injuste ce qui est bien ou mal évalué en fonction des circonstances. Nous « éprouvons l'injustice » lorsque nous y assistons, mais plus sûrement encore lorsque nous la subissons, lorsqu'elle nous atteint personnellement, c'est pourquoi nous prendrons cette situation où nous nous jugeons victimes d'une injustice comme point de départ de notre réflexion. À travers le mot « savoir », la question évoque l'idée d'une déduction, d'un enseignement, d'une progression dans la connaissance. Le sujet nous demande donc si, lorsque nous nous estimons victimes d'une injustice, nous avançons nécessairement dans la connaissance de ce qui est juste. Dans ce sujet, la justice dont il sera question ne concernera pas l'institution judiciaire, mais le sens de la justice.

À l'horizon de cette question, quelques problèmes philosophiques se manifestent : comment nous vient le sens de la justice ? Suffit-il d'avoir subi l'injustice pour prendre conscience de ce qu'est la justice ?

Dans un premier temps, nous verrons qu’éprouver l'injustice est un point de départ important pour porter attention à la justice. Mais, ensuite, nous constaterons qu’il faut aller au-delà du ressenti pour accéder à une conscience claire de la justice. Dans un dernier temps enfin, il apparaîtra nécessaire de quitter l'égoïsme pour élaborer un concept véritable de la justice.

 

Partie I.

Éprouver l’injustice est une condition nécessaire pour savoir ce qui est juste.

Éprouver l'injustice est une expérience viscérale, commune, qui semble bien être naturelle. Elle ne donne pas nécessairement une vision claire de ce qui est juste, mais elle peut servir de point de départ à une réflexion plus poussée sur la justice. On ne peut donc pas dire qu'elle suffise à m'apprendre ce qui est juste, mais elle peut en favoriser la représentation. 

On dirait bien en effet que la nature a mis en nous une idée non réfléchie, spontanée, de l'injustice lorsque nous la subissons. Jean Itard a montré que son élève, « l’enfant sauvage » Victor, avait un sentiment puissant d'injustice lorsqu'il était puni alors qu'il avait mérité une récompense (au point de mordre son professeur). Par ailleurs, l’éthologue Frans de Waal a démontré que certaines espèces animales, par ailleurs assez peu réfléchies, tels les singes capucins, avaient un sentiment d'injustice lorsqu'ils voyaient leurs congénères mieux récompensés qu'eux pour des tâches équivalentes. Or ce sentiment d'injustice est un germe de sens de la justice, car il n'est pas un simple désir mimétique, mais bien une révolte, qui fait intervenir une comparaison et une représentation de ce qui est dû.

Franz de Waal n'a pas prouvé, cependant, que les capucins avaient un sens clair de la justice. En ce qui concerne, en tout cas, les êtres humains, la révolte contre l'injustice reste souvent égoïste. Nous pouvons nous révolter lorsque nous sommes concernés, et indifférents à l'injustice lorsqu'il s'agit des autres. Si ce n'étaient pas le cas, il n'y aurait pas tant d'inégalités dans notre société. Lorsque nous bénéficions d'un privilège, nous ne nous sentons pas toujours scandalisés. Un sportif est souvent moins regardant à l'égard des erreurs d'arbitrage lorsqu'elles tournent en sa faveur.

Ressentir l'injustice révèle le germe de la justice en nous, mais s'il n'est pas cultivé, ce germe reste insuffisant.

Partie II.

Pour savoir ce qui est juste, il ne faut pas en rester au sentiment mais faire intervenir la réflexion.

Éprouver l'injustice nous donne souvent le désir de nous venger. Il déclenche donc chez nous plutôt un autre sentiment, le ressentiment, et une envie d'agir avec violence. 

Si donc on laisse libre cours au sentiment d'injustice sans chercher à le canaliser ni à le raisonner, la vengeance sera le plus souvent injuste, car elle restera peu réfléchie. Le sentiment d'injustice m'incite plutôt naturellement à redoubler d'injustice. Car la vengeance est le plus souvent mal informée (elle ne prend pas en compte les circonstances de la faute), disproportionnée (car trop subjective), et source d'injustices à son tour (car celui sur lequel s'exerce la vengeance ou ses proches se vengent à l'infini, comme on peut le voir par exemple, dans la coutume du Kanun albanais).

Pour passer du ressenti de l'injustice à l'évaluation de la justice, il me faut donc réfléchir à la situation, envisager tous les paramètres des circonstances, et, s'il y a lieu, prendre en considération tous les partis en jeu. C'est ainsi que le sens de la justice a peu à peu évolué dans l'histoire. On peut donner deux exemples de cette évolution au cours du temps : l'abandon de la loi du Talion et l'abandon dans de nombreux pays de la peine de mort. De tels progrès n'ont été possibles que par la sortie du seul sentiment et l'introduction de la réflexion (qui fait intervenir les conséquences des châtiments, la notion de dignité humaine, l'explicitation des droits de l'homme).

Je n'apprendrai donc du vécu de l'injustice que si je change de registre et examine la situation par la réflexion.

Partie III.

L’évaluation de la justice exige une délibération collective, gage d’impartialité.

Pour savoir ce qui est juste, il est nécessaire que je quitte mon unique point de vue et que j'envisage le bien commun.

En effet, ce qui est juste, c'est l'égalité entre tous. Aristote nomme juste celui qui ne s'avantage pas dans une distribution et adopte des critères généraux.

Pour savoir ce qui est juste, il faut donc sortir de soi, de son intérêt, pour réfléchir à la société dans son ensemble, voire à l'humanité entière. Cela ne se fait pas par le seul sentiment, mais par le raisonnement informé et la délibération avec d’autres. Celui qui n'est révolté que lorsqu'il est concerné, n'est pas encore juste. Le philosophe américain John Rawls a illustré et conceptualisé cette importance de l'accession à l'objectivité par l'expérience de pensée du « voile d'ignorance ».

C'est ainsi que le sens de la justice deviendra plus raffiné, plus circonstancié, et plus complexe aussi. Ainsi John Rawls affirme que, derrière le « voile d'ignorance », nous trouverons juste l'égalité stricte des droits, des chances, mais pas de la rétribution des efforts, car il nous apparaîtra qu'une société strictement égalitaire dans le domaine du travail subira une forme de stagnation et de dépérissement qui aboutiront à une forme d'injustice pour tous.

Pour élaborer un sens de la justice nuancé et applicable, il faut donc s'éloigner de la seule révolte à l'égard de l'injustice subie.

Conclusion.

Celui qui crie « je suis victime d'injustice ! » ou « C’est injuste » face à une situation est donc sur la bonne voie pour apprendre ce qui est juste. Il mobilise un sens de la justice  et il a toutes les chances d'accéder à un savoir de la justice qui sera profitable à tous. Encore faut-il cependant qu'il aille plus loin, qu'il résiste à la pulsion de se venger, et qu'il prenne du recul, du surplomb. Il lui faudra donc multiplier les expériences, les points de vue, faire intervenir les avantages de telle ou telle distribution pour tous et intégrer à sa réflexion des considérations morales sur la dignité et les droits humains. Il faudra donc que, d'enfant rebelle, il devienne penseur, philosophe, voire sage.

matthias roux

source : 

https://www.philomag.com/bac-philo/copies-de-reves/eprouver-linjustice-est-ce-necessaire-pour-savoir-ce-qui-est-juste-28260

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