"Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature."
Rousseau, L'origine de l'inégalité parmi les hommes (2ème Discours, seconde partie)
Deuxième Partie :
§ 1/ : "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile".
C'est l'INCIPIT de cette seconde partie : qui est aussi est une anticipation par rapport à ce qui sera décrit au § 24 de cette seconde partie Bref, avec ce 1er § de la 2ème partie, Rousseau ne commence pas par « le début » ; c'est au § 2 que Rousseau commencera son récit de ce qui a dû se produire juste « après » l'état de nature
Société civile = société régie par des lois, par le droit (il a existé des sociétés qui n'étaient pas régies par des lois : c'est le « second état de nature » : familles, nations, les sociétés sauvages, les débuts de l'agriculture) la société civile (l'existence de lois) commence vraiment avec l'établissement du droit de propriété. Ceci revient à dire que les lois ont été nécessaires essentiellement pour justifier l'existence de la propriété, et pour mettre un ordre là où la propriété avait institué un désordre (il y a peut-être une ironie de Rousseau : cf. les fondateurs de Cité de l'Antiquité : Remus et Romulus : il y a un différent opposant les deux frères sur celui qui aurait le droit de dessiner les contours de la Cité = qui a le droit : est-ce celui qui a vu le plus de vautours ou celui qui en a vu en premier ? Chez Rousseau, le fondateur est un homme assez ordinaire, mais un peu plus futé que son voisin).
Pour comprendre en quoi consiste la propriété, il faut faire une distinction conceptuelle entre possession et propriété : La possession est une situation physique (j'ai en ma possession un portefeuille) , la propriété est une situation de droit (je ne suis pas le propriétaire de ce portefeuille si je l'ai volé à quelqu'un). L'acte décrit par Rousseau (« le premier qui ayant enclos un terrain ... ») fait passer de la simple possession à la propriété , car il implique une forme de reconnaissance ( le droit est ce qui est reconnu comme étant le droit) , même si cette reconnaissance est en partie extorquée (obtenue par des moyens pas complètement légitimes).
Attention : il s'agit ici de la propriété foncière = propriété de la Terre (certes dans l'état de nature avancé les hommes ont commencé à se fabriquer des objets qu'ils ont établis comme leur propriété), beaucoup plus grave que la propriété d'objets pour ses répercussions sur l'inégalité entre les hommes. Rousseau affirme que la propriété foncière n'existe pas naturellement = n'existe pas dans l'état de nature (qui va plus loin que l'état primitif, de l'homme simplement naturel) : Rousseau se distingue ainsi de l'opinion des défenseurs de la propriété qui la font passer pour nécessaire : de Locke qui affirme qu'elle est naturelle et indépendante de l'état civil et de Grotius qui affirme que la propriété privée résulte d'un accord passé entre les hommes pour se partager la terre.
En principe, cet acte de délimitation des propriétés devait permettre de départager les prétentions de chacun… Mais précisément à cause de son ambiguïté , de son imperfection (il n'est pas au fond réellement légitime), il reste difficile de bien distinguer simple possession et propriété, et ceci conduit à des conflits. Et donc, contrairement à ce qu'on en attendait, il a produit une infinité de malheurs (crimes, violences, …) . Dans cette déclaration (« ceci est à moi ») Rousseau décrit un acte qu'il présente comme arbitraire : car quelqu'un déclare unilatéralement que ceci est sa propriété. Et comme cet acte prétend instituer un droit , l'homme qui dit « ceci est à moi » est « un imposteur ». Il fait passer ce qui est son seul intérêt pour quelque chose de conforme à l'intérêt de tous, au droit de tous (et donc de reconnaissable par tous).
Cependant, dans les faits, il faut bien un minimum d'accord de la part des autres : il faut bien que les autres acceptent la situation comme si elle était normale . Cet accord est extorqué auprès de ceux qui sont assez simples pour le croire = celui qui dit « ceci est à moi » s'appuie sur la faiblesse intellectuelle des autres (comprendre la notion de droit , au contraire de la pitié, demande l'intervention de la raison, et celle-ci n'est pas développée de façon égale). Celui qui aurait été doué d'assez de raison aurait pu expliciter les conditions réelles de ce droit (les conditions d'une appropriation légitime), et donc refuser cet acte d'appropriation. Puisque celui-ci consiste à s'approprier non seulement les fruits de la Terre, mais la Terre elle-même ; mais que , la Terre, n'est pas le fruit d'un travail , puisqu'elle est donnée par la Nature (ou par Dieu) à tous les hommes de façon égale (pour qu'ils en tirent leur subsistance, mais pas pour se l'accaparer : étant donnée par Dieu, les hommes n'ont pas le pouvoir de se la donner à eux-mêmes, au contraire des fruits de leur travail), il faut en conclure que cette déclaration de propriété est nulle car sans fondement.
Qu'est-ce qui a pu faire que le raisonnement juste n'a pas pu l'emporter ? On peut énoncer 4 raisons expliquant cela :
a) On a vu que c'est la « simplicité » de certains hommes de cette époque (cette inégalité d'intelligence est une inégalité qui en elle-même n'est peut être pas énorme, mais qui, du fait des circonstances présentes, va en générer beaucoup d'autres, et élargir considérablement l'inégalité déjà existante).
b) En outre, les choses ont pu paraître « naturelles », au sens où elles étaient devenues habituelles (il faut distinguer ce qui est habituel est ce qui est fondé - dans la nature des choses ou dans l'état naturel de l'humanité).
c) La situation des hommes à ce moment, certaines difficultés liées à cette situation, ont sans doute dû exiger d'admettre cette appropriation comme un remède à ces difficultés (des disputes sur la répartition du sol, qui elles-mêmes supposent une certaine rareté, rareté qui contraste avec la situation d'abondance de l'état primitif)
d) Enfin, les hommes devaient avoir acquis les idées nécessaires pour concevoir cette notion de propriété (être capables de se représenter ce que c'est que la propriété). Ces idées ont dû être acquises, car selon Rousseau, elles ne peuvent pas être innées.
Il a donc fallu un faisceau de conditions qui a poussé les hommes à instituer, à décider qu'il y aurait de la propriété foncière C'est à la reconstitution de la formation de ces conditions que Rousseau va procéder dans le début de cette seconde partie (jusqu'au § 24). En particulier, celui qui déclare « ceci est à moi » sépare consciemment le « toi » et le « moi » ; il exprime un désir d'en avoir plus que l'autre . Il doit aussi déjà connaître l'occupation prolongée (du fait de l'agriculture)
Ce § anticipe donc sur ce qui ne viendra qu'au § 24 (« de la culture des terres s'ensuivit nécessairement leur partage »(24). Il se place au moment où toute une évolution a déjà eu lieu. Il anticipe même davantage car « le dernier terme de l'état de nature » correspond au moment où les hommes décident de passer un pacte d'association... parce qu'ils sont arrivés au « plus horrible état de guerre » (§ 29) (donc le moment illustré dans ce § 1 est en fait assez symbolique : il réunit une période qui va de l'invention de l'agriculture au pacte d'association). Au § 29, les hommes peuvent croire que la répartition de la terre mettra un terme aux conflits, et les hommes se sont habitués à voir certains d'entre eux posséder en fait beaucoup plus que les autres.
Concluons sur ce § 1 :
Les faits ont poussé les hommes à établir un « droit de propriété » qui était d'une part nécessaire, mais d'autre part grossier, pas assez raisonné , omettant certaines conditions indispensables (il y manque des considérations rigoureuses d'égalité – il établit une sorte d'inégalité - et la prévision de conséquences néfastes découlant de ce droit imparfait). L'origine du droit n'est pas à confondre avec son fondement : le « droit de propriété » a commencé comme un fait.
Parce qu'il n'est pas fondé sur un vrai droit, ce droit de propriété tel qu'il est décrit ici (le droit de s'approprier une terre, un bien foncier en vertu d'un droit naturel) ne réussira en fait qu'à produire la misère de ceux qui seront privés de propriété et des conflits pour déterminer le contenu exact de ce droit de propriété (ce qui imposera alors l'apparition de l'Etat, du gouvernement, la société politique ou « société civile » proprement dite)
source :
http://blogs.ac-amiens.fr/letiroirphilosophe/index.php?post/2016/01/22/Commentaire-de-l-incipit-de-la-2%C3%A8me-partie-du-Discours-de-Rouseau-sur-l-In%C3%A9galit%C3%A9
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