Jorge Luis Borges est né en Argentine en 1899. Dès les années 1920, il participe à des revues littéraires (dont Sur) et traduit des auteurs de langue anglaise. Parallèlement, il écrit des poèmes, des nouvelles mais aussi des critiques de livres et de films. Ayant acquis une certaine notoriété, il devient enseignant à l’Université de Buenos Aires. Il donne à partir des années 1960 des conférences dans de nombreuses universités à travers le monde. Il meurt à Genève en 1986, après avoir établi avec Jean-Pierre Bernès l’édition Pléiade de ses œuvres.
Le recueil de l’Aleph avec ses 17 nouvelles a été publié en espagnol en 1962. Il a été traduit par Roger Caillois et René L.-F. Durand pour donner naissance à la version française de l’ouvrage, publié par les éditions Gallimard, dans la collection “L’imaginaire” en 1967.
Nous nous appliquerons avant tout à cerner la spécificité de ce recueil. Nous chercherons en effet à comprendre en quoi ces 17 nouvelles forment un ensemble homogène. Pour cela, nous parcourrons certaines des thématiques présentes tout au long du recueil. Il s’agira donc d’étudier leur récurrence et de comprendre les réflexions qu’elles suggèrent au lecteur.
La circularité du temps
Cette thématique revient dans plusieurs nouvelles mais son importance est exprimée dès l’épigraphe de Francis Bacon en ouverture de la première nouvelle « L’immortel » : « Il n’y a rien de nouveau sur la terre (...) toute connaissance n’est que remémoration ».
Cette question de la circularité du temps constitue le cœur de la nouvelle « Les théologiens » : celle-ci rapporte qu’au VIIe siècle, les Huns avaient provoqué la destruction d’une bibliothèque. Seul un livre sort intact de cette invasion : il s’agit du Civitas dei dans lequel Platon enseigne qu’à la fin des siècles toutes choses reprendront leur état antérieur. Toute la nouvelle va porter sur l’adoption de cette thèse par une secte (celle des monotones) et sur la lutte que mènent deux théologiens pour la réfuter.
Selon cette vision de l’histoire, les événements, les situations sont condamnés à se reproduire de façon infinie. Cette thèse remet en cause le temps linéaire tel que nos sociétés l’ont depuis longtemps accepté mais également le temps chrétien, tel que définit par la Bible.
Cette appréhension du temps explique du moins en partie le fait que l’immortalité constitue une thématique privilégiée des nouvelles de Borges.
L’immortalité
L’immortalité est particulièrement traitée dans la première nouvelle. L’histoire se déroule à l’époque de la domination romaine : on apprend du narrateur, soldat romain, l’existence d’un « fleuve qui purifie les hommes de la mort » : en d’autres termes un cours d’eau qui rend immortel celui qui boit de son eau. Pourtant, l'enthousiasme du narrateur est immédiatement pondéré par ce que disent certains philosophes au sujet de l’immortalité : « Je conversai avec des philosophes qui opinèrent qu'allonger la vie des hommes est allonger leur agonie et multiplier le nombre de leurs morts ». Cette vision négative annonce la déception finale du narrateur face à l’immortalité.
Ce soldat romain finit par découvrir le fleuve et la cité qui va avec. Il est finalement très déçu par sa découverte : « mais la très nette Cité des immortels me fit frémir d'épouvante et de dégoût ».
Il s’attendait à rencontrer en ce lieu des hommes célébrant leur immortalité, il s'était imaginé la cité des Immortels comme un lieu paradisiaque, mais il apparaît que c'est tout le contraire. Les immortels avaient compris « la vanité de toute entreprise, ils décidèrent de vivre dans la pensée, dans la pure spéculation ». D’ailleurs, le narrateur constate : « être immortel est insignifiant ; à part l'homme, il n'est rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, l'incompréhensible, c'est de se savoir immortel ».
Face à cette situation désespérante, les Immortels cherchent, paradoxalement, à trouver le fleuve qui mettrait fin à cette immortalité. Ils souhaitent donc revenir à un statut de mortel tant l’immortalité leur paraît insoutenable, difficile à assumer psychologiquement. Il n’est donc pas étonnant que le narrateur, lui initialement si conquis par le désir de devenir immortel, prenne conscience, une fois devenu immortel, de l‘inconsistance de cette réalité : « J'ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse, bientôt je serai tout le monde : je serai mort ». A force d’être tout le monde, l’identité est abolie.
Pour Borges, l’esprit humain n’a ni les capacités intellectuelles, ni les capacités psychologiques pour affronter l’immortalité. L’immortalité n’est donc pas dépeinte comme l’allongement du bonheur que peut représenter la vie mais comme la source d’une situation paroxystique et insupportable.
Vers l’abolition du temps et de l’espace
Pour Borges, l’immortalité exige nécessairement que nous passions, au cours de notre immortalité, par plusieurs corps. L’on comprend ainsi pourquoi l’homme ne fait que revivre des situations déjà vécues à d’autres moments par d’autres. Borges va ainsi explorer la notion de parallélisme entre des situations qui se produisent à des époques, et au sein de civilisations différentes.
Dans l’« Histoire du Guerrier et de la Captive » , le narrateur nous donne à voir deux situations se produisant à des époques (l’une au VIIe siècle, l’autre au XIXe siècle) et dans des lieux très différents ( l’une en Lombardie, l’autre en Argentine).
Il s’agit de l’histoire de Droctulf, barbare lombard engagé dans une lutte contre Rome. Pourtant, à la vue de Rome, quelque chose se produit en lui (la beauté, l’élégance, l’harmonie qui se dégagent de cette ville s’emparent de lui) : il change immédiatement de camp pour mourir en défendant Rome.
Le narrateur met ce récit en parallèle avec une histoire contée par sa grand-mère anglaise qui s’appelle d’ailleurs Borges. Cette dernière, alors qu’elle vivait en Argentine, rencontre une autre Anglaise. Il s’avère que cette Européenne s’est complètement transformée au contact des Indiens. Elle a elle aussi abandonné, renié tout l’héritage européen qu’elle incarnait pour adopter le style de vie indien.
Le narrateur met clairement en parallèle les deux situations et affirme : « Pourtant un élan secret emporta les deux êtres, un élan plus profond que la raison, et tous deux obéirent à cet élan qu’ils n’auraient pas su justifier ». Le narrateur conclut par la phrase suivante : « Les histoires que j’ai racontées sont peut-être une seule histoire ».
Ainsi, pour Borges, les hommes à des époques, lieux différents, vivent des situations qui relèvent du même schéma. Encore une fois, nous pouvons conclure que le temps, l’espace ne comptent pas dans le monde de Borges. Les mêmes situations se reproduisent à l’infini : le temps et l’espace ne sont nullement des contraintes pour lui : ce dernier cherche à susciter, par ses écrits tous les possibles.
Du microcosme au macrocosme
L’autre relation récurrente dans ce recueil est celle entre le « un » et « l’infini ». La nouvelle « L’Aleph » illustre la quête d’un homme pour saisir, à travers un point de l’univers, la totalité de l’univers. L’Aleph désigne la première lettre de l’alphabet hébreu et renvoie, pour la cabale, à la divinité illimitée et pure. Dans cette nouvelle, le personnage central est convaincu d’avoir eu accès à l’Aleph : sorte de point, de lumière dans l’espace contenant l’ensemble de l’univers. Le narrateur est invité à partager cette expérience : il nous livre sa vision : « J’en arrive maintenant au point essentiel, ineffable de mon récit ; ici commence mon désespoir d’écrivain. » Il est bien incapable de décrire, de raconter ce qu‘il a vu : « Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c‘est ainsi qu‘est le langage ». Le narrateur nous explique que tout ce qui s’est produit, se produira, en tous les lieux, par tous les temps au sein de l’univers est visible dans ce point de l‘espace qu’est l’Aleph. Comment ne pas comprendre le désespoir du narrateur : « j‘eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu‘aucun homme n‘a regardé : l‘inconcevable univers ». Comme on le voit une fois de plus, les personnages de Borges sont ici aux prises avec la compréhension de l‘univers : ils ne se résolvent pas à ne pas pouvoir saisir la totalité du temps, de l‘espace qui les entoure.
Dans « L’écriture de Dieu », le personnage principal est confronté à la même difficulté. Sur quoi s’appuyer pour appréhender l’univers ? Le narrateur nous décrit une cellule coupée en deux : le narrateur se trouve d’un côté, un jaguar se trouve de l’autre. Pour passer le temps et pour ne pas devenir fou, le personnage enfermé essaie de se souvenir de tout ce qu’il sait. Mais il se rend rapidement compte que c’est insuffisant. Le personnage se rappelle alors que le jaguar est une des entités créés par Dieu, un de ses attributs. De fait, il se met à déchiffrer les taches qui couvrent la peau du jaguar. Il prend conscience que cette analyse va lui permettre de comprendre l‘ensemble de l‘univers : autrement dit le macrocosme n‘est que le miroir du microcosme : comprendre l‘un, c‘est comprendre l‘autre.
Le personnage explique l‘aboutissement de cette quête : « Alors arriva mon union avec la divinité, avec l’univers » (...) « Qui a entrevu l’univers, qui a entrevu les ardents desseins de l’univers ne peut plus penser à un homme, à ses banales félicités ou à ses bonheurs médiocres, même si c’est lui cet homme. » Il y a donc, pour Borges, un danger à connaître l’univers : l’on risque ainsi d’abolir sa propre existence.
Dans « Le Zahir », on retrouve ce lien entre le microcosme et le macrocosme : « Tennyson a dit que si nous pouvions comprendre une seule fleur nous saurions qui nous sommes et ce qu’est le monde. Il a peut être voulu dire qu’il n’y a aucun fait, si humble soit-il, qui n’implique l’histoire universelle et son enchaînement infini d’effets et de causes. »
Borges cherche donc systématiquement à décrypter le fonctionnement, l’ordre de l’univers. La métaphore qu’il utilise le plus souvent pour décrire la complexité de l’univers est sans aucun doute celle du labyrinthe.
Le labyrinthe
Le labyrinthe est un motif central dans plusieurs nouvelles : notamment dans « L’histoire d’Astérion » mais aussi dans « Les immortels » ou « Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe ».
Dans « Les deux rois et les deux labyrinthes », le narrateur nous rappelle une querelle qui avait opposé jadis deux rois. L’un, roi de Babylonie avait mis au défi le roi arabe de se sortir du labyrinthe le plus élaboré qu’il ait fait faire par ses architectes les plus ingénieux. Le roi arabe ne parvient à s’en sortir que grâce à l’aide de Dieu.
Pour se venger de cet affront, le roi arabe envoie donc le roi de Babylonie dans le désert arabe en lui disant : « Le Tout-puissant a voulu que je te montre mon labyrinthe, où il n’y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer. »
Le labyrinthe le plus efficace reste donc le désert : autrement dit celui imaginé par Dieu.
Borges s’amuse à produire une narration qui relève elle aussi du labyrinthe. Il incombe ainsi au lecteur de démêler l’écheveau de la narration borgésienne.
La paternité des textes
Les nouvelles de Borges présentent souvent une trame narrative singulière : les mises en abyme sont systématiques. Le narrateur émet toujours des doutes sur la véracité de ce qu’il nous présente : dans « Emma Zunz » le narrateur nous précise : « Rapporter d’une façon relativement conforme à la réalité les faits de cet après-midi serait difficile et peut-être inopportun. » On trouve le même détachement dans « La Mort » : « J’ignore les détails de son aventure ; quand ils me seront révélés, je rectifierai et développerai ces pages ».
Tout se passe comme si le narrateur refusait d’assumer toute responsabilité par rapport à ce qu’il nous raconte. Il établit une remise en question récurrente de tout ce qui est écrit : c’est soit faux, soit incomplet. Ces précautions oratoires sont surtout le signe que, pour Borges, un texte demande toujours à être réécrit, relu, modifié. On ne peut fixer de texte de façon définitive : tout texte est par essence « ouvert ». Cette ouverture se manifeste par le brouillage de la frontière entre la fiction et la réalité.
Porosité fiction/réalité. Au moins deux fois dans le recueil, le personnage Borges apparaît.
Dans « Le Zahir », « Je suis encore Borges, au moins en partie. » C’est aussi le cas dans la nouvelle « Histoire du guerrier et de la captive » dans laquelle intervient une « grand-mère anglaise Borges ». L’écrivain Borges se met littéralement en scène : il devient son propre personnage (un peu comme Hitchcock aimait à apparaître dans ses films).
Les exemples si nombreux de brouillage entre fiction et réalité prouvent que, pour Borges, il n’y a pas de frontière nette entre les deux. Borges travaille sans cesse à s’interroger sur ce qui réunit ces deux univers. Sa conception de la circularité du temps, de l’immortalité l’amène de toute façon à penser que, à un moment ou à un autre, la fiction deviendra réalité et vice-versa.
Pourquoi Borges recourt-il à la nouvelle ?
Borges était très attaché à des auteurs anglosaxons qui ont affectionné le genre de la nouvelle : Edgar Allan Poe, Chesterton. Par ailleurs, Borges se plaît à s’exprimer avec concision : toute idée, quelle que soit sa portée (et souvent, nous avons vu que ce sont des idées qui remettent en question la rationalité, la conception établie de la temporalité, par conséquent des dogmes scientifiques), est traitée de façon très synthétique. En quelques pages, Borges bouscule toute une vision rationaliste, maîtrisée du monde. Il peut ainsi proposer à son lecteur une réflexion sur l’univers.
Ses nouvelles respectent néanmoins certaines conventions propres au genre de la nouvelle : la briéveté tout d’abord mais aussi le fait qu’elles comportent des chutes qui donnent un sens à l’histoire. À la fin des nouvelles policières « Emma Zunz » et « Abenhacan el Bokhari », les clefs sont données au lecteur. Mais c’est également le cas dans l’ensemble des nouvelles.
En conclusion, nous pouvons donc affirmer que Borges confronte toujours son lecteur à des interrogations sur l’infinité de l’espace, du temps, de la réalité. Il va systématiquement à l’encontre de la rationalité cartésienne en repoussant toute certitude sur l’ordre de l’univers. Par la multiplicité des questions qui sont soulevées, les nouvelles du recueil se répondent les unes aux autres. Elles abordent toutes les mêmes thématiques mais sous des angles différents. Chaque nouvelle forme donc un tout parfaitement autonome. Pour autant, leur confrontation avec le reste du recueil permet d’améliorer leur compréhension et de prolonger la réflexion. Le choix de telles thématiques témoignage d’une inquiétude réelle par rapport à la position de l’homme sur terre. Pourtant, nous dit Borges, il y a un véritable danger à comprendre l’univers : l’on risque d’abolir sa propre existence.
Alexis
Jorge Luis BORGES
L’Aleph
Titre original : El Aleph
Traduction française :
Roger Caillois et René L.-F. Durand
Gallimard, L'Imaginaire, 1967
source : http://littexpress.over-blog.net/article-jorge-luis-borges-l-aleph-61695060.html
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