« Cette histoire de l’homme et de sa femme est de nulle part et de partout. On peut l’entendre n’importe où et n’importe quand. Car partout où le soleil se lève et se couche, dans le tourbillon fou de la ville comme à la ferme, avec le ciel en guise de toit, la vie est toujours la même, parfois amère, parfois douce. »
« Le plus beau film du monde », selon François Truffaut. La consécration de L’Aurore dans l’histoire du cinéma date de 1958, l’année de l’Exposition Universelle de Bruxelles et de la « Confrontation des Meilleurs Films de tous les Temps », où cent dix-sept « personnalités» avaient établi une liste « académique », du moins jugée telle, entre autres, par les Cahiers du cinéma, mais également par de nombreux jeunes critiques. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de liste « bâtarde », composée d’œuvres majeures, mais qui ne sont pas nécessairement les plus grandes de chaque auteur au regard de l’histoire : La Grande Illusion, plutôt que La Règle du jeu, Le Voleur de bicyclette, plutôt que Sciuscia ou Umberto D...
La revendication des jeunes critiques de 1958 est tout simplement la prééminence des « auteurs» sur les « œuvres» : lorsque la critique traditionnelle préfère Le Dernier des hommes à L’Aurore ou Tabou, ce n’est pas capital, sinon que ce choix est symptomatique d’une approche du cinéma. Le Dernier des hommes innove sur le plan technique en technique en raison de la fameuse mobilité de la caméra. Dans l’esprit d’un historien comme Jean Mitry, la novation « visible », « affichée », qui met en évidence un élément de langage – le montage chez Eisenstein, le rythme mécanique chez René Clair -, fait d’un film une œuvre d’art… Mais admire-t-on Picasso parce que ses figures humaines s’éloignaient de la figuration traditionnelle, Monet parce que sa vision est un peu « floue », Degas parce qu’il décadre (ou « cadre mal ») ses danseuses, Cézanne parce qu’il « aplatit» la profondeur de l’espace et la perspective ? Il s’agit bien plus de trouver les moyens d’exprimer, de décrire, de faire voir ce qu’eux seuls ont à dire, faire découvrir, sentir, leur univers, leur « vision du monde».
Après avoir vu un premier montage de L’Aurore, John Ford déclarait en février 1927 que c’était «le plus grand film jamais produit» et qu’il doutait « qu’un meilleur film puisse être réalisé dans les dix années à venir ». Il est inutile d’accumuler les citations des plus grands. Si l’étude des classiques nous apprend à admirer les « classiques » et leur modestie, l’étude de L’Aurore peut aussi nous aider à comprendre les ambitions de cinéastes qui font du « style » – à tort, à raison, avec talent ou non – une valeur capitale face à un cinéma stylistiquement souvent bien pauvre… [Joël Magny – « L’Aurore, un paysage mental » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Parmi les grands tableaux américains du Metropolitan Museum of Art de New York, il est un paysage peint en 1887 par George Inness et intitulé « Aurore ». S’il est peu probable que les décorateurs hollywoodiens chargés de la préparation de L’Aurore de F.W. Murnau aient pensé à ce tableau, il n’en reste pas moins qu’à quarante ans de distance l’œuvre picturale et le film témoignent d’une même attention à la lumière pour traduire l’essence même de l’espace et du paysage américains.
Alors que les racines culturelles de Murnau sont celles du mouvement expressionniste, qui se développa en Allemagne au début du siècle et toucha toutes les formes d’art, les références esthétiques d’un film comme L’Aurore doivent être cherchées plutôt du côté de l’impressionnisme. Cette référence peut sembler abusive. Mais on doit reconnaître que L’Aurore est un film à propos duquel les problèmes de lumière jouent un rôle essentiel. L’intrigue n’est qu’un canevas plutôt lâche, simple support aux recherches esthétiques de Murnau, destiné à rendre celles-ci accessibles au grand public en les lui présentant sous forme de mélodrame. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1982)]
Les personnages de L’Aurore ne sont ni des anonymes représentants de l’Américain moyen ni des «hommes et femmes de la rue» voués à passer de l’anonymat au statut de représentant du rêve américain, du fameux « american way of life ». Les cartons initiaux, de même que le générique, ne mentionnent que « the Man », « his Wife », plus tard, ce sera « the Woman of [from] the City» [« la Femme de la Ville»], tandis que le titre complet du film ne se contente pas de l’instantané « sunrise », « lever du jour », « aube », « aurore » (titre choisi pour la distribution en France), mais parle d’un bien plus universel « Song of Two Humans », avec l’article indéfini « a » (« un ») : un chant à la gloire de deux êtres humains non définis, quelconques. Mais un chant, un acte quasi religieux, au moins sacré, une « célébration », qui fait de deux êtres humains les représentants de l’humanité, humanité à la fois ordinaire et tout entière, bref, exemplaire.
Les cartons apportent d’autres précisions sur les lieux de l’action. « No place and every place… » Une ville un village un lac sont les seules précisions géographiques. Les spécialistes peuvent reconnaître le lac Arrowhead au bord duquel a été construit le village. La ville est entièrement créée dans les studios de la Fox, à Fox Hills Peu importe, dans le film, l’espace géographique n’est pas nommé, ne renvoie pas à des lieux identifiables. En outre, la Fox ne voulait pas que la ville se nomme Tillsit, comme dans le récit de Sudermann, et Murnau et Mayer que ce soit une ville américaine. C’est seulement une ville moderne, avec sa grande place, son Luna Park, sa brasserie…
L’architecture du village fait songer à celle de maisons germaniques anciennes, rustiques ou hérités du Moyen Age, telles qu’on les voit également dans Nosferatu ou encore dans les premiers tableaux expressionnistes de Kandinsky, peignant les rues de la ville de Murnau. Du point de vue américain, qui s’exprime encore de cette manière de nos jours, c’est l’opposition entre l’Amérique du présent et de l’avenir et de la vieille et nostalgique Europe, si charmante, mais dépassée. D’ailleurs, les touristes de la ville s’y rendent comme aujourd’hui d’autres dans les parcs d’attraction, type Disneyland. Murnau filme l’arrivée des bateaux sur le lac comme l’apparition d’un monde ancien, perdu dans les tréfonds des souvenirs ou de l’imaginaire collectif, l’île enchantée.
La situation de ce « Song of Two Humans » dans le temps paraît plus précise. La place de la ville évoque une architecture contemporaine (années vingt), la gare, une recherche qui paraît inspirée du Bauhaus, à quoi s’oppose la rusticité passéiste du village. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
La première apparition de la « Femme de la Ville » nous la montre parfaitement à l’aise dans l’espace de sa chambre, en tenue légère, préoccupée de son apparence, hésitant entre plusieurs robes, tandis qu’Ansass est immobile, à la table du repas familial, tourmenté. Au contraire, le couple de paysans paraît paisible, mangeant sa soupe sans manifester ni joie ni tristesse. Le lien social est cruellement marqué par l’intrusion de la « Femme de la Ville », qui, à peine entrée, désigne ses chaussures : la paysanne se précipite pour les nettoyer… Mais ces indications psychologiques et sociales paraissent des explications bien faibles pour rendre compte de l’effet produit. Murnau les relie par deux éléments. Les paysans mangent leur soupe, sinon avec appétit, mais avec le respect dû à la nourriture que Dieu, la nature ou leur travail leur procure. Ansass est, lui, trop tourmenté pour manger. Quant à la « Femme de la Ville », alors que c’est l’heure du repas pour tout le village, la nourriture ne la concerne pas, remplacée par quelques bouffées de cigarette. Chacun est ainsi défini par sa relation à la matière la plus élémentaire, celle qui leur permet de vivre ou survivre.
L’autre élément récurrent dans ces trois tableaux est la source lumineuse. Le couple de paysans est éclairé par une lampe sous un globe qui occupe une large partie de l’écran, tandis qu’au fond, derrière eux, quelques bûches jettent une lueur faible mais chaleureuse. Au contraire, la table d’Ansass est éclairée par une simple lampe, qu’il va quitter pour l’obscurité à l’approche et l’appel de la « Femme de la Ville ». Cette dernière ne fuit pas la lumière, mais se nourrit directement du feu de la bougie, seule source d’éclairage de sa chambre. Trois attitudes différentes à l’égard de la lumière, du moins celle dont la source est présente à l’écran : la fuir, la considérer comme un bienfait naturel, puis puiser son énergie. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
L’écriture cinématographique donne sens à ce qui pourrait n’être que données statiques. « La Femme de la Ville » est filmée dans un cadrage fixe qu’elle anime de son mouvement incessant, sans effet d’angle de prise de vue, parfaitement à l’aise dans son cadre, qu’elle habite et domine parfaitement, contredisant le carton qui précède (« Après plusieurs semaines, elle se morfond toujours… »). Ansass, d’abord filmé en légère plongée, ne cesse de se déplacer, quittant le cadre et la lumière pour la fenêtre et l’obscurité, pour quitter enfin à la fois le cadre du film et le cadre familial lorsque Indre apporte une soupe qui renvoie à celle des paysans, symbole de calme et d’équilibre. Le plan qui montrait ces derniers et ouvrait la séquence relève d’une construction déséquilibrée : plongée sensible vers le couple, caméra filmant de biais la table, dont l’arête est ainsi en diagonale par rapport au cadre. L’homme apparaît bien plus grand que la femme, l’abat-jour prend une importance démesurée, vu de haut, surplombant la scène sans raison particulière… Le foyer qui éclaire la cheminée paraît alors bien lointain. Or, et ce sera le propos même du film, c’est précisément cet univers de paix et d’équilibre qui est menacé par ce qui est en train de commencer à se jouer entre Ansass et la « Femme de la Ville », puis entre Ansass et Indre. À quoi il faut ajouter la table vide, nature morte qui évoque tout autant Chardin que Cézanne, symbolisant la désertion du foyer conjugal tout autant que le désert de l’amour. [Joël Magny – « A song of two humans… » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Cette scène anthologique introduit l’idée de Mal et de transgression en impliquant le spectateur. Cette implication est obtenue par l’étrange trajet de la caméra et l’utilisation du plan-séquence, qui provoque ce passage du spectateur, auparavant ému par l’image maternelle et souffrante d’Indre, dans un implacable glissement.
Ansass vient de quitter maison et épouse à l’appel de la « Femme de la Ville » qu’il va rejoindre dans les marais. On le découvre face à la lune (associée à la « Femme de la Ville »), dans un climat de brouillard (qui correspond à l’état de son esprit). Il marche lentement, un peu lourdement mais en prenant un air décontracté, les mains dans les poches, le pantalon dans les bottes. Il marche comme attiré par une force irrésistible, résolu après ses hésitations dans la salle à manger où Indre préparait le repas. L’idée de cette force aveugle est insinuée par le fait qu’on le suit de dos (comme ce sera plusieurs fois le cas jusqu’à l’arrivée à la ville). Le paysage qui l’entoure est encore flou. Après avoir franchi un pont (une frontière entre le bien et le mal, le masculin et le féminin), longé une de ces nombreuses barrières (en fait le parapet) qui parsèment le film, il se dirige vers la droite, qui symbolise traditionnellement le Bien. On devine qu’il sait où il va, mais il semble s’éloigner de son premier objectif. Alors qu’il revient vers la gauche – le Mal, "Sinistra", dans la tradition symbolique classique -, en passant sous les branches d’un arbre (autre frontière-barrière en quelque sorte, franchie dans l’autre sens), la caméra cesse de le suivre de dos et accompagne sa marche de profil, s’en éloignant légèrement. Cette fois il franchit carrément une barrière et fait face à la caméra.
La rupture entre caméra-spectateur et Ansass est consommée. La caméra le quitte, prend son indépendance pour précéder la marche d’Ansass en traversant des feuilles et des branchages. Ce procédé d’une caméra indépendante n’est pas exceptionnel, mais ici, l’étrangeté vient de ce que l’on distingue encore à peine la silhouette de la femme. En traversant ce modeste obstacle au lieu de le contourner comme Ansass, nous sommes à notre tour attirés, aimantés, vampirisés par cette créature étrange, au comportement sophistiqué au milieu des marais, dont la silhouette de vamp apparaît progressivement : elle joue avec une fleur, se remet du rouge à lèvres, se repoudre. Nous prenons en charge, précédons la transgression d’Ansass. Alors qu’Ansass effectue un trajet complexe face à un désir dont il sait qu’il le porte vers le Mal, nous, caméra-spectateur, nous nous précipitons. Nous ne nous identifions plus à Ansass, d’ailleurs Murnau le fait surgir de façon inattendue à gauche du cadre : la caméra l’avait quitté alors qu’il se dirigeait vers la droite et la femme, l’entendant, avait regardé vers la caméra et non vers cette gauche (en face d’elle). Nous pouvons alors assister à la transgression absolue : les amours d’Ansass et de la Femme de la Ville, le baiser qui fait songer à celui d’Edward Munch. [ Joël Magny – La transgression en continu – [L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
Le film fut un fiasco ; comme il s’agissait de la première œuvre américaine de Murnau – qui avait derrière lui une carrière fulgurante en Allemagne -, cet échec compromit l’avenir du réalisateur au sein de la Fox. Par ailleurs, les critiques de l’époque qui perçurent le génie de L’Aurore furent très peu nombreux. On citera entre autres mérites de la mise en scène comment le cinéaste arrive à conférer un contenu métaphysique à une série d’«extérieurs» éclairés naturellement et d’ «intérieurs» éclairés par les lampes à arc des studios, l’opposition des lumières symbolisant l’antagonisme de deux mondes : la ville et la campagne. Il faut aussi souligner que presque toute l’équipe chargée de la production du film était composée d’émigrés allemands (le scénariste Carl Mayer, le décorateur Rochus Gliese, assisté d’Edgar G. Ulmer) ou d’Américains d’origine allemande (l’assistant à la réalisation Hermann Bing, le co-opérateur Karl Struss). [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1982)]
En quelques images apparemment purement informatives, Murnau nous donne affectivement, sensuellement, l’explication du drame. La « Femme de la Ville » incarne peut-être le Mal, mais le mal est déjà dans le couple de paysans, voire dans le mode de vie du village, par opposition à ce que proposera la ville : une vie plus intense, une vie qui laisse place aux forces obscures présentes en chacun. Ansass a besoin de l’obscurité alors qu’Indre ne peut lui apporter que la Lumière, divine, maternelle, familiale, peu importe. D’où le sentiment de lumière terne (éteinte ?) que donne l’image d’Indre effondrée à la table familiale. Mais l’image la plus terrifiante de cette séquence n’est-elle pas celle de cette table, vue par Ansass, qui semble déclencher sa décision de répondre à la tentation, où attendent le couvert dressé et le pain déjà coupé ? La lumière a beau inonder la nappe et les assiettes, le glacis et le glacé remplacent la chaleur du foyer … Quelques scènes plus tard, après la rencontre avec la « Femme de la Ville » et le projet de noyer Indre insinué dans la tête (et le corps) d’Ansass, une image condense plus encore le drame à venir : dans l’ombre de la maison, il s’approche de la porte où Indre est en train, dans la belle lumière du jour – celui, précisément – pour lequel sa mort est programmée – nourrit les poules…
Ansass n’est guère ému par cette scène champêtre : il vient de se lever en songeant aux suggestions de la « Femme de la Ville ». En un seul gros plan sur le visage d’Indre se joue alors tout le film. Frappée par l’attitude perturbée d’Ansass, qui lui tend lentement les mains, effrayée, son regard inquiet indique qu’elle va accepter la promenade en barque tout en doutant des intentions de son mari… Sa bouche s’entrouvre, sa respiration s’accélère… Le désir physique s’éveille ou se réveille. Elle prend les mains d’Ansass… On n’en saura ou n’en verra pas plus. Murnau coupe la scène par un plan de la servante s’occupant de l’enfant où surgit Indre, joyeuse… C’est ce plan d’Indre angoissée puis acceptant, désirant la violence d’Ansass qui va alors se déployer lentement lors du voyage en barque puis à la ville…
[Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – [L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
…De son côté, la « Femme de la Ville » n’est pas mécaniquement associée au monde des ténèbres. Elle l’est surtout à la lune. La lune ne produit ni énergie ni lumière propre : elle reflète la lumière du soleil. Comme le vampire, elle a besoin de l’énergie produite par d’autres. Lorsqu’elle traverse le village pour « siffler» Ansass, la Femme marche dans la nuit et se nourrit, se « repaît» des lumières venues des maisons, des couples paisibles, comme celui d’Ansass et d’Indre. Si pour le fermier, elle est une image de la femme en tant que corps, séparé de toute idée de famille, de procréation, de religion même, pour elle il incarne aussi une image de l’Homme, viril, voire bestial : l’image d’Ansass est liée aux animaux – bœufs, vaches, cheval de l’écurie, cochon du Luna Park…
Murnau a accentué la lourdeur quasi animale de la démarche de George O’Brien en lui faisant mettre vingt livres de plomb dans ses bottes. Rien à voir avec le bel éphèbe qui surgit de l’eau dans les premières images touristiques du film… Les relations de cette femme avec Ansass sont clairement placées sous le signe du physique, voire de la violence, dès la première étreinte, où les corps se précipitent l’un vers l’autre, après ce long et lent mouvement de camera suivant Ansass et les préparatifs (poudre, rouge à lèvres) de fa Femme. Violence qui contraste avec les images douceâtres d’Indre et son bébé qui suivent immédiatement. Malgré l’horreur qu’affecte Ansass devant la proposition de noyer cette dernière, l’étreinte qui suit avec la tentatrice est la plus violemment physique du film, comme redoublée par l’idée même du meurtre.
Si Ansass et la « Femme de la Ville » fonctionnent ainsi à partir d’images, des représentations de la Femme, de l’Homme viril, Murnau ne place pourtant pas son propos sur le simple plan du fantasme : les images mentales naissent toujours d’une sensation physique que le film illustre littéralement pour les sens du spectateur. À son réveil dans la chambre, Ansass ressent, revit (par des surimpressions) les caresses de la « Femme de la Ville » après avoir vu concrètement les roseaux prévus pour la noyade d’Indre. De même, les images de la ville et sa vitalité apparaissent dans la campagne après l’étreinte des deux personnages. Au milieu de la nuit, la tentatrice réveille les sens de l’homme diurne, de l’homme de la terre, le paysan. – [Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
« Cette histoire de l’homme et de sa femme est de partout et de nulle part… » Les habitants de la ville partent en train, en bateau, vers le village de pêcheurs et de paysans au bord du lac. Plusieurs semaines plus tard, une « Femme de la Ville » est restée et se morfond… Elle a séduit Ansass, un paysan, et lui suggère de simuler la noyade accidentelle d’Indre pour vendre sa ferme et partir avec elle à la ville. Ansass emmène Indre pour une promenade sur le lac, mais renonce à son projet au dernier moment. Indre s’enfuit dans un tramway vers la ville. Ansass la suit, la protège de la circulation automobile, l’entraîne vers un café-restaurant : il est honteux, elle demeure effrayée.
Dans une église, ils assistent à une cérémonie de mariage, où, impressionné par les propos du prêtre sur l’aide et la fidélité dues à l’épouse, Ansass tombe à genoux et implore le pardon d’Indre. Dans un salon de coiffure, Ansass repousse une manucure qui ressemble à la Femme de la Ville, Indre refuse que l’on touche à son impeccable coiffure paysanne et refuse les avances d’un dragueur qu’Ansass met en fuite. Au sortir de chez le photographe, ils se retrouvent avec une photo osée : ils y échangent un baiser passionné.
Au Luna Park de la ville, Indre entraîne Ansass vers un dancing où ce dernier récupère un cochonnet évadé. La foule réclame une danse paysanne. Indre pousse Ansass à accepter. Au retour, Indre et Ansass sont pleinement réconciliés, mais un orage éclate. Ansass attache autour de la taille d’Indre les roseaux qu’il avait emmenés, sur les conseils de la « Femme de la Ville », pour se sauver après le meurtre d’Indre. Le calme revenu, cette dernière a disparu. Les villageois, avec Ansass, sous regard inquiet de la Femme de la Ville, cherchent Indre. Alors qu’Ansass est près d’étrangler celle-ci, Indre est retrouvée et rejoint Indre, les cheveux défaits, qui lui sourit et l’embrasse. – [Joël Magny – «Un (mélo) drame de la renaissance» – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
"Comment avez-vous travaillé avec les opérateurs Charles Rosher et Karl Struss ?
Rochus Gliese (chef décorateur) : N’oubliez pas que les opérateurs d’alors n’avaient pas le même amour-propre que maintenant. Aujourd’hui ce sont eux qui font l’image. Ce n’était pas ainsi à l’époque. Le peintre, l’« architecte-décorateur », en collaboration avec l’opérateur, faisait l’image. Le cadreur regardait, le décorateur vérifiait le cadre avec précision, le réalisateur contrôlait et demandait encore ceci ou cela. C’était autre chose. Tout cela se faisait en tenant compte des focales …
Pour le trajet du tramway de la campagne au centre de la ville nous disposions d’une petite partie de la colline de la Fox. Il n’y avait pas de place car les terrains du studio étaient déjà remplis de décors. Juste derrière, Tom Mix tournait un western. Alors je me suis mis à construire mon décor autour de ceux de Tom Mix, qui étaient utilisés continuellement et que, pour cette raison, on ne pouvait toucher. Je dessinai un trajet en zigzag couvrant tout l’espace disponible de façon à l’utiliser au maximum. C’est pour cette seule raison que le tramway avance continuellement en courbes. A chaque position successive de la caméra, nous nous arrêtions, je regardais par le viseur et je peignais le décor sur la vitre. Ensuite on le construisait. Tout était déterminé par les angles de prise de vues : on ne pouvait placer la caméra que comme je l’avais prévu parce que tout était construit en fonction de la place de cette caméra… " [Propos extraits d’entretiens de Rochus Gliese avec Erika et Ulrich Gregor « Kinemathek 40 », Berlin, 1968]
Dans le récit de Sudermann, l’opposition entre ville et campagne est moins décisive que la différence de classe sociale entre le héros, Ansass Balczus, riche paysan, et une jeune servante attirante et démoniaque, Busza. Le beau-père pousse Ansass à la congédier, mais cela ne l’empêche pas de rejoindre la tentatrice. Celle-ci suggère à Ansass de noyer son épouse Indre. Il propose donc à celle-ci un voyage à Tilsit, où tous deux s’amusent de façon enfantine. Ils reviennent en barque au clair de lune, réconciliés et s’endorment dans la barque. Au retour, ils subissent la violence du fleuve. Des voisins retrouvent Indre : Ansass s’est sacrifié en lui attachant les roseaux qui devaient, sur les conseils de Busza, le sauver une fois son forfait accompli. C’est Ansass que l’on retrouve noyé… Neuf mois plus tard, Indre donne naissance à un fils, conçu lors de cette nuit tragique.
L’Aurore adapte assez fidèlement le récit de Sudermann, mais avec deux nuances de taille. La tentatrice n’était qu’une simple servante attirante et désireuse de détourner Ansass en se débarrassant de l’épouse légitime. Mayer et Murnau inventent pratiquement l’opposition ville/ campagne et font de la « Femme de la Ville » l’étrangère, la « vamp» destructrice. Dans la nouvelle, ensuite, Ansass rachète sa faute par sa mort et son sacrifice.
Pour Murnau et Mayer, il s’agit d’une renaissance liée à l’ordre du monde, au cosmos, à travers les éléments, eau, feu de l’orage, lune et soleil levant de l’aurore. Happy end façon Hollywood contre le tragique germanique, romantique ou expressionniste ? Bien au contraire. Le tragique de la nouvelle est bien dans la perspective moralisante de l’œuvre de Sudermann : alors même qu’Ansass, n’a rien tenté lors du voyage vers Tilsit, il est puni de mort par le destin. Si l’aspect religieux est présent dans le film, il l’est bien plus dans la nouvelle où, dès le début, Indre est comparée, par sa beauté et sa gentillesse avec ses trois enfants, à une madone, « belle et pâle », tandis que l’intrusion de la servante se fait sous le signe du Malin (Teufel). Dans les dernières lignes, Sudermann explique que l’un des fils d’Indre est devenu pasteur, apprécié de sa communauté, et que, lorsqu’elle se rend à l’église, « elle sait qu’elle sera bientôt unie au ciel avec Ansass, car Dieu est miséricordieux à l’égard des pêcheurs ». Et « il le sera aussi avec nous », conclut l’auteur. D’ailleurs, la réconciliation entre Ansass et Indre, dans la barque, lors de la nuit tragique, a été sanctifiée par la naissance d’un fils.
De cette leçon du destin ou de Dieu, Mayer et Murnau font un véritable roman d’apprentissage, dans la lignée des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, de Goethe (1796), ou d’initiation, tel que le définit Schiller en 1795 dans ses Lettres sur l’éducation esthétique :« Tout homme en tant qu’individu porte en lui, en vertu de sa nature et de sa destination, un homme idéalement pur, et la grande tâche de son existence est de se trouver, au milieu de tous ces changements, en harmonie avec l’unité immuable de cet homme-là. » – [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
On ignore quelle fut réellement la collaboration entre Murnau et Carl Mayer travaillant depuis Berlin. Dans le scénario publié, les ajouts de Murnau sont souvent purement techniques : lieu de tournage (Arrowhead), ordre des scènes, figurants ou accessoires (beaucoup de détails sur les vêtements). (…) C’est Murnau qui met en forme l’arrivée du couple et tout particulièrement d’Indre dans la ville : « Ansass tend ses deux bras vers elle. Mais Indre, comme horrifiée, semble reculer. Alors, il baisse les bras, recule d’un pas. Elle dévale alors les marches, comme aux abois, et descend au milieu des voitures (la caméra suit). À cet instant, une voiture manque l’écraser. Ansass se précipite dans l’image, la rejette en arrière, puis la conduit de l’autre côté. Ensuite, vue sur le café. ». La réalisation exécute point par point ces détails. Murnau ajoute lui-même, dès le scénario, – ce qui indique qu’il ne s’agit guère d’une concession commerciale comme on l’a parfois suggéré – les éléments comiques, qu’il développera au tournage. (…)
Murnau n’annote pas la scène chez le photographe, mais il la transformera au tournage, avec la recherche de la tête de la statuette représentant la «Victoire de Samothrace», insistant sur le décalage culturel avec ce photographe de noces et banquets qui affiche des allures d’artiste. Mais alors que dans le script de Mayer l’« artiste» refusait l’argent du couple (« Je suis payé par mon plaisir artistique»), Murnau choisit l’espièglerie plus «osée» – du moins pour nos campagnards – du photographe qui appuie sur la poire au moment où le couple s’embrasse… L’inversion de l’image dans l’appareil photographique est évidemment une invention du cinéaste, de même que le merveilleux regard d’homme amoureux que pose un instant O’Brien sur Janet Gaynor, un des plus beaux que le cinéma nous ait jamais donné : un peu niais, gêné dans sa virilité, mais reprenant vite contenance. Ici, Murnau rejoint le propos de Sudermann, en mettant dans la bouche du photographe : « Félicitations ! C’est la plus douce épouse que j’ai vue cette année ! » : c’est la gentillesse, la douceur que les étrangers perçoivent chez Indre qui séduit à nouveau Ansass. (…)
On doit en revanche à Mayer la construction générale du film, bien plus nette et subtile que celle de la nouvelle de Sudermann. Construction d’abord évidente en deux parties. Après la mise en place des lieux et des personnages, la tentation et la conception du meurtre, suivies du premier voyage sur le lac, avec son drame avorté, puis en tramway, soldée par la réconciliation dans les lieux de plaisir et de tentation (Luna Park).
Second volet : le retour sur le lac, l’orage, le drame apparemment accompli, soldé par l’ultime réconciliation et le départ de la tentatrice. Cette construction efficace en trois parties, si l’on considère l’épisode de la ville comme une charnière entre les deux voyages, serait banale si Mayer n’avait joué de scènes qui font écho. (…) – [Joël Magny – « Un auteur à Hollywood » – L’Aurore de Murnau – Cahiers du Cinéma (Les petits cahiers) 2005]
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