Introduction/Problématisation
Le travail possède une connotation négative dans la mesure où il est lié à la contrainte sociale et où il reflète la soumission de l’homme à la nature du fait de sa nécessité vitale. Le travail engendre la peine et la fatigue du labeur. Par nécessité économique, l’homme doit assurer sa survie. Le travail est donc d’abord une dépense d’énergie en vue de transformer la nature pour l’humaniser, implanter sa marque, la réduire à son échelle. A priori, cet effort détourne l’homme de lui-même dans la mesure où il lui impose des contraintes et lui prend le temps dit « libre, c’est-à-dire le temps des loisirs que l’on consacre ordinairement à prendre soin de soi et à des activités permettant de réfléchir, de comprendre ce que nous sommes, ce à quoi nous aspirons dans la vie etc. Aussi, le travail paraît incompatible avec la conscience de soi conçue comme la capacité de s’interroger sur le sens de l’existence humaine en général et de la sienne en particulier. Mieux : les conditions de travail sont souvent dites aliénantes car, bien loin de favoriser la conscience de soi, elles nous aliènent, c’est-à-dire qu’elles nous rendent étrangers à nous-mêmes.
Cependant, l’homme qui ne travaille pas perd, paradoxalement, le contact avec lui-même. Le drame du chômage le montre bien : en plus d’être vecteur d’angoisse économique (de quoi sera fait demain ?), l’absence de travail engendre une désespérance existentielle. L’inactif ne sait plus qui il est, quelle est sa place, son rôle etc. Ceci rappelle que si, par le travail, l’homme transforme la nature, il se transforme aussi lui-même et fait advenir des facultés et des capacités dont il prend peu à peu conscience. L’homme prend conscience de lui-même au sens où il s’humanise par le travail. Autrement dit, il lui faut affronter et vaincre la résistance du monde (« tu travailleras à la sueur de ton front » dans la Bible) pour comprendre qui il est, de quoi il est capable et quelle est sa destination.
Première partie. Le travail ne permet pas à l’homme de prendre conscience de soi car il est aliénant.
Le travail m’impose des contraintes de temps, d’organisation, de mouvements, de méthodes, de hiérarchie etc. Je ne suis pas libre de travailler mais je ne suis pas libre aussi dans le travail. La contrainte, sous toutes ses formes, ne vient pas de moi mais de l’extérieur. C’est pourquoi le processus de travail m’est, dira-t-on, étranger : en ce sens, je suis aliéné (aliénation, du latin alienus, qui signifie « autre », « étranger », évoque la dépossession de l'individu qui vit les conditions de son activité comme quelque chose de subit et de totalement étranger, qui le prive d’autonomie et d’initiative.) L’homme ne peut alors prendre conscience de lui-même car il ne se reconnaît pas dans le produit de son travail : ce qu’il contribue à transformer, à produire et à améliorer (les biens, le processus de production, l’organisation sociale de la production etc.) se matérialise en de nouvelles conditions de travail qui s’imposeront de nouveau comme une contrainte venant d’ailleurs et prenant la forme de la volonté de l’employeur, des nécessités de la production ou des attentes du marché etc. L’homme transforme le monde par son travail mais il ne reconnait pas sa marque dans cette transformation puisqu’il va la subir comme une contrainte dont il n’a pas la conscience d’être à l’origine, un peu comme lorsque nous subissons un aléa climatique (tempête, pluie etc.)
Le travail est donc davantage facteur de dépossession de soi.
Deuxième partie. L’homme s’humanise par le travail.
Cependant, ne confondons pas le travail et les conditions de travail. Tous les travailleurs ne subissent pas nécessairement leurs conditions de travail. Prenons le cas d’un artisan qui est à son compte, un menuisier par exemple. Dans son activité de transformation et de fabrication, il développe des facultés intellectuelles et manuelles : sens de l’observation, de l’anticipation, de l’organisation, capacité à comparer, à raisonner pour savoir quelle technique est adéquate dans tel ou tel cas, à inventer, à imaginer etc. De plus, il entre en contact avec d’autres hommes par son activité et développe l’aptitude à la collaboration, à la discipline, à la rigueur etc. On comprend alors le sens de l’idée selon laquelle l’homme s’humanise dans le travail : il prend conscience de ce que signifie être un homme par rapport à l’animal et ce que ça implique : une perfectibilité et la finalité d’imprimer au monde sa marque, d’en faire son œuvre, dans la limite, bien sûr, des résistances que la nature opposera toujours à nos buts et à nos desseins. Comme le dit Hegel, la nature transformée par le travail manifeste l’Esprit : l’homme se reconnaît dans le produit de son travail qui porte la trace d’une activité intellectuelle. Face à un champ cultivé, devant un alignement d’épis de blé, c’est une nature transfigurée par l’activité de l’Esprit qui m’apparaît. Je prends alors conscience de la destination de l’homme, de sa singularité par rapport aux autres vivants et, partant, j’accède à une des formes de la conscience de soi ( conscience signifie « avec science » donc connaissance).
Troisième partie. La conscience de soi par le travail dépend de ses conditions sociales et politiques
Comment surmonter l’opposition entre ces deux constats : aliénation au travail/conscience de soi par le travail ? On l’a déjà évoqué : il faut distinguer travail et conditions de travail comme Marx nous invitait à le faire. Ce n’est pas, en soi, le travail qui est aliénant mais les conditions socio-économiques de son organisation. Pour que le travail soit réellement vecteur de la conscience de soi, il faut donc aussi développer la conscience de ce que nous faisons en travaillant, c’est-à-dire être conscient de la façon dont le fruit du travail, la production sont et doivent être utilisés. Autrement dit, comment faut-il répartir la richesse ainsi créée, à quoi faut-il destiner le surplus éventuellement dégagé : par exemple, réduction du temps de travail ou bien nouvel investissement pour accroître encore la productivité ? Ce constat autorise à dire que, par le travail, l’homme ne prend réellement conscient de lui-même que si, conjointement, il comprend que son activité comporte une dimension sociale et collective qui excède la simple dimension individuelle et dont la politique doit se charger. En résumé, par le travail, l’homme prend aussi conscience de soi en tant que sujet politique et que c’est à la seule condition de ne pas l’oublier qu’il luttera contre les effets aliénants du travail.
Conclusion
Ce n’est pas pour rien qu’à l’origine la syndicalisation des travailleurs correspondait aussi à l’éveil de leur conscience politique, ce qui est l’une des formes privilégiées de la conscience de soi. Prendre conscience de soi n’est pas se replier sur son for intérieur et pratiquer l’introspection seule dans son coin. La conscience de soi passe par la connaissance de sa place et de son rôle dans la marche du monde et de la société, en relation avec les autres, partenaires de travail ou pas !
matthias roux
source: https://www.philomag.com/bac-philo/serie-s-le-travail-permet-il-de-prendre-conscience-de-soi-7645
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