L’AURORE, de Murnau (1927)
Clarté et obscurité de l’Aurore. Elle et lui vivent dans une petite communauté villageoise. On nous montre qu’il y a encore des boeufs pour tirer les charrues. S’ils ont un enfant on nous dit qu’ils sont eux-mêmes heureux comme des enfants. Ils rient tout le temps. Paradis et innocence. Puis l’autre, la citadine, tout de noir vêtu arrive. Lui est dévoré de désir, partagé entre son amour d’enfance et celui pour la Dame de la ville. Celle-ci, qui veut en réalité s’emparer des fermes – une fois qu’elles sont abandonnées par des familles détruites – suggère à l’Homme de tuer sa femme en la noyant au cours d’une promenade en bateau sur le lac. Hagard, il prépare son coup. Murnau nous montre comment il s’arrache à son univers, comment il finit par être projeté hors de lui. Mais il échouera : il ne pourra pas précipiter dans le lac celle qui l’aime et a confiance en lui. Un tramway magique, silencieux comme on sait parfois l’être au temps du muet, vient alors les chercher soudés l’un à l’autre par une force obscure, pour les conduire au coeur du « crime » : la ville. Peu à peu, et par le truchement d’une cérémonie de mariage bourgeois au cours de laquelle ils se marient enfin « pour de vrai », ils conquièrent et révolutionnent la ville. Ils arrêtent les automobiles aux carrefours. S’embrassent sensuellement devant l’appareil photographique d’un studio. Transforment involontairement une statuette à la tête brisée en oeuvre dada. Lui, avec un couteau, menacera celui qui drague sa femme. Mais c’est surtout pour lui faire sentir combien il est devenu comme un être empaillé dépourvu de véritable chair et passant son temps à faire presque machinalement des petites dragues. Ils danseront, surtout, de manière très enlevée et dionysiaque devant un public précisément transformé en spectateur. De retour au village, en barque, ils affronteront la tempête. L’embarcation chavirera et Il se retrouvera seul sur la berge, émergeant de l’eau comme un homme à la naissance du monde. Elle sera d’abord tenue pour morte. Il connaîtra alors de nouveau l’envie de meurtre. Ce sera l’autre, la Dame en noir que, cette fois, il saisira à la gorge comme pour faire taire définitivement sa voix de serpent. Cette alors qu’une villageoise arrive criant qu’Elle est sauvée. L’amour et la solidarité ont fait leur oeuvre. Un vieux pêcheur, ne pouvant abondonner les recherches, finit par la retrouver flottant un bras noué autour d’une gerbe de joncs. Elle et Lui s’embrassent sous les auspices de l’annonce de l’Aurore.
Que s’est-il passé ? Et le film est l’allégorie de quoi ?
Tout ressemble à un mélodrame sur fond de l’opposition entre la campagne et la ville conquérante. La Dame en noir est aguicheuse, provocante, présente extérieurement en tous cas les signes de la sexualité libérée. Aujourd’hui le fait qu’elle fume abondamment renforce le caractère sombre de la description. Elle fait des affaires et achète les fermes plus ou moins désertées par les campagnards. La grande ville moderne avance et détruit les anciennes cultures fondées sur les solidarités villageoises. Le calcul se substitue peu à peu aux liens d’humanité.
C’est A… qui, au cours d’une discussion sur le film, attire mon attention sur le regard critique que Murnau pose sur la ville moderne. Elle est tout apparence et tromperie. Ses habitants vont dans les Temples du loisir autant pour tuer l’ennui que pour essayer de croire et de faire croire qu’ils vivent. Ils sont « empaillés ».
Le couple de l’Aurore subit comme une épreuve initiatique. Le film est un conte pour adultes-enfants. La Dame en noir est semblable à une sorcière. Le sort qu’elle jette à l’Homme doit son efficacité à ce que ce dernier vit son rapport à lui-même à travers le mythe de l’innocence. Il ignore toute la puissance qui est en lui ne l’ayant pour ainsi dire exercée que dans le cadre du couple tout à la fois paradisiaque, fraternel et juvénile qu’il forme avec sa femme. C’est sur cette part de lui-même mise « hors champ » par le mythe que la Dame en noir s’appuie pour accomplir son oeuvre de destruction. Il ne peut concevoir, son désir étant étroitement fondu à l’expérience qu’il a, dans la communauté villageoise, de l’humanité, qu’il est possible d’en abuser pour tromper, pour corrompre, pour détruire, pour nier l’humanité même.
L’épreuve consiste, en faisant l’expérience amère du fait que le désir peut devenir, par manipulation, une énergie purement destructrice, à reconquérir le sens de l’humain qui était voilé par le mythe de l’innocence. C’est sans doute là le sens de la séquence du mariage. Les paroles sacramentelles entendues lors du mariage bourgeois dans l’église agissent comme un révélateur de l’expérience d’humanité dont le couple est porteur. Ce faisant l’homme retrouve non seulement pleinement sa dimension désirante mais aussi la fierté d’être dépositaire d’un éthos que la ville moderne, en tous cas en l’espèce de la Dame en noir, s’acharne à mépriser.
source : http://skildy.blog.lemonde.fr/2005/10/07/2005_10_cinephilo_ltran/
voir le film en entier en ligne
voir le film avec une autre proposition de musique
- L'AURORE de F.W. Murnau, 1927 -
(de 0'00 à 1'27 dans la vidéo ci-dessus) Le tout premier plan-séquence de l'Histoire du Cinéma, en tout cas le premier véritablement imposant et étudié à mes yeux et à ceux de quelques spécialistes, c'est celui réalisé par Murnau dans L'AURORE. On y suit le protagoniste principal qui, après s'être disputé avec sa femme, se ballade au sein des marais. Pour un film de 1927, l'exploit visuel est total, la caméra bouge avec une fluidité déconcertante pour l'époque et traverse des éléments comme des branches ou une barrière - du jamais vu pour l'époque. Mais le "jamais vu" atteint son apogée lors de ce passage où l'acteur se rapproche de la caméra, lorsque cette dernière vire alors dans un panoramique et passe en un seul plan d'un point de vue objetcif à un point de vue subjectif. Un plan absolument remarquable pour l'époque et qui fait encore et toujours son effet aujourd'hui.
source : http://cineredemption.canalblog.com/archives/2011/02/27/20498607.html
L'Aurore
(Sunrise). Sous-titré "Un chant à propos de deux êtres". Avec : George O’Brien (Ansass), Janet Gaynor (Indre), Margaret Livingston (la fille de la ville), Bodil Rosing (la servante). 11 bobines.
Synopsis
L’action se passe à n’importe quelle époque en n’importe quel pays. C’est l’été le temps des vacances et du tourisme dans un village situé au bord d’un lac. Un paysan délaisse sa femme et son bébé. Il est attiré par une touriste, une vamp venue de la ville. Elle veut l’emmener là-bas, faire en sorte qu’il se débarrasse de sa femme. "Ne pourrait-on la noyer ?" Le paysan bondit pour étrangler sa maîtresse qui a eu cette idée. La tentative d’étranglement se transforme en étreinte passionnée... Le mari invite Indre pour une promenade en barque. Il ébauche son dessein criminel mais il n’a pas la volonté d’aller jusqu’au bout.
Indre, épouvantée par le geste de son mari, se réfugie dans un tramway qui va vers la ville. Ansass la rejoint et ne sait comment se faire pardonner. La visite de la ville est, pour eux, le départ d’une vie conjugale nouvelle. Un salon de coiffure, un restaurant, l’ambiance de Luna Park, un atelier de photographe, un dancing sont autant de lieux privilégiés où le couple redécouvre le bonheur avec les yeux émerveillés de l’amour soudain renaissant.
Le retour en barque est perturbé par un violent orage. Indre tombe à l’eau accidentellement. Les paysans du village organisent une recherche à la lueur des lanternes. Alors qu’Ansass désespère de retrouver sa femme vivante, on vient lui annoncer qu’elle est sauvée. A l’aurore, la femme de la ville quitte le village.
Accueil de la critique
Pour Jacques Lourcelles, "L’œuvre la plus symphonique, la plus synthétique, la plus cosmique et en définitive la plus lumineuse de Murnau. Sur l’invitation de William Fox, qu’avait enthousiasmé Le dernier des hommes, Murnau part travailler en Amérique. Il bénéficiera là-bas d’une liberté totale et d’un budget plus vaste que tout ce qu’il avait connu jusque là."
Le film obtient trois Oscars. Celui de la meilleure actrice pour Janet Gaynor, celui de la photographie pour Charles Roscher déjà chef opérateur sur Faust avec ses les effets de lumière et Karl Struss au cadre et celui du meilleur film pour la Fox. Gliese obtient également une mention "honorable" pour le décor. Succès critique incontestable, le film ne fait cependant pas les entrées attendues et déçoit son producteur. William Fox n’hésitera ainsi pas à mutiler les oeuvres suivantes de Murnau pour les adapter au parlant où à ce qu’il croit être les goûts du public.
Adapté d’une nouvelle de Sudermann (qui finissait mal), le film comporte quatre mouvements. La première partie va jusqu’à la tentative de meurtre, la seconde commence avec la fuite de l’épouse du bateau vers le tram et s’achève par le pardon à la sortie de l’église et la vision champêtre au milieu des voitures. Puis vient la peinture comique du bonheur retrouvé des deux époux dans ce paradis irréel, ludique et exotique de la ville ; enfin, le retour vers le village oblige le héros à subir les conséquences de son intention, non exécutée, de meurtre.
Remarques sur l’expressionnisme
- E Munch
- Le Cri
Les caractéristiques esthétiques majeures de l’expressionnisme en peinture sont la déformation de la ligne et des couleurs au profit d’une affirmation exacerbée mais aussi visible et assumée du sentiment du peintre. Il va de soi que l’on ne recherchera qu’exceptionnellement de telles caractéristiques dans les films regroupés sous ce terme. Les décors en studio abstraits, bizarres et sombres ne valent que pour les tous débuts de l’expressionnisme et Le cabinet du docteur Caligari, malgré son importance historique, n’est pas un chef-d’œuvre.
Des rapprochements fondés sur la ressemblance peinture-photogramme peuvent ici être facilement trouvés. Il y a bien une ressemblance entre le tableau de Munch et la situation juste avant le crime projetté. C’est tout autant l’homme que la femme qui crieront d’effroi.
Comme caractéristiques formelles majeures de l’expressionnisme au cinéma nous retiendrons le jeu typé des acteurs et surtout, l’opposition de l’ombre et de la lumière lorsqu’elle provient du sentiment de l’esprit perdu dans les ténèbres qui s’oppose à l’envahissement d’une vie marécageuse qui ignore la sagesse. L’expressionnisme met ainsi en jeu une dialectique du bien et du mal, une confrontation qui se joue au sein du plan.
L’aurore est ainsi beaucoup plus allemand qu’américain car l’expressionnisme y est encore très présent, dramatiquement dans les trois jeux d’oppositions qu’il met en scène et dans son utilisation du cadre et de la profondeur de champ.
Une triple thématique expressionniste
Le film raconte l’histoire d’un homme déchiré entre l’amour et le sexe. D’un côté l’objet aimé, l’éternelle jeune fille pure et parfaite ; de l’autre l’objet sexuel, l’amante, irrésistible magicienne, envoûtante et possessive.
A ce déchirement entre la noblesse de l’amour et la violence des plus obscures pulsions s’ajoute l’opposition entre, d’une part, la pureté et la vertu de la campagne et, d’autre part, la corruption pernicieuse de la ville tentaculaire.
Troisième opposition qui englobe les deux autres, le face à face occulte du jour et de la nuit. Au visage naturel, clair de la femme s’opposent les artifices de la lumière nocturne ; complice de la mort, la lune ne réfléchit que l’astre diurne. C’est la dimension fantastique du film. La ville et la nuit envoient leur messagère voler ce qu’il y a de plus précieux dans le monde du jour. La ville et la nuit s’emparent de l’âme et de l’esprit de l’homme, lui proposent agitation, désordre, perpétuelle excitation.
Le crime ou la mort ne peuvent avoir lieu de jour. Malgré les semelles de plomb pour évoquer le côté Frankenstein, le jour réveille la conscience et empêche le crime dans le bateau lors de la première partie.
Pour que l’amour renaisse, il faut que la nuit et la ville soient vaincus sur leur territoire propre. Le tram, anti-naturel au possible, vient chercher le couple pour effacer le traumatisme d’une terreur violente et de la culpabilité, pour permettre cette réconciliation. Après le passage du lac, no man’s land qui sépare les domaines du jour et de la nuit, le parcours sinueux du train évoque un parcourt tourmenté comme l’âme du couple. Par une série de victoires, la ville et la nuit vont intensifier l’amour du couple.
Arrivée dans une ville à la circulation terrible, l’homme évite de justesse à la femme d’être renversée par les voitures. Ils s’installent dans un immense salon de thé où ils ne sont pas à leur place dans cette mégalopole transparente. Le geste lent et pénible du simple pain offert, mouvement de crainte et de tendresse pour effacer les frayeurs, atténuer la honte, implorer le pardon épuiser la culpabilité est le premier espoir du retour d’un bonheur que l’on croyait perdu à jamais.
La séquence suivante dans l’église avec les lumières divines, peintes à la main sur le fond du décor, renvoie au mythe de l’union sacrée de l’homme et de la femme avec un remariage par procuration.
Les plaisirs de la ville sont manifestes dès la sortie de l’église. Ce sont eux les nouveaux mariés. La ville n’est plus dangereuse. Les transparences ostentatoires indiquent une traversée des apparences. Par un fondu, ils se retrouvent dans une campagne fleurie, nimbée par la lumière solaire. Ce droit chemin est récompensé par un baiser de happy-end.
La ville présente ensuite sa réalité comique, son univers frivole. Le montage alterné avec les plans de la femme fatale indique de nouvelles épreuves. Le soleil artificiel et le travelling suspendu engloutissent le couple. Avec la danse de la moisson, le couple affirme sa noblesse face aux moqueries des bourgeois. Le couple se croit au paradis mais de noires créatures annoncent l’épreuve ultime du retour.
La tempête est l’ultime instrument de la puissance maléfique de la nuit. La dernière violence à résoudre. La dernière image indique que l’aurore a dissipé les angoisses et fantômes de la nuit mais qu’elle en a aussi reçu les bienfaits. Indre, les cheveux défaits est redevenue la femme de Ansass.
L’expressionnisme allemand se résout en drame organique à l’américaine. C’est en effet à une véritable opération de dessillement que s’est livré le film : la brune vient de la ville où, comme nous le montrent les premières séquences, règne la publicité. Elle veut vendre à l’homme l’image d’une ville faite de bruits, de lumières et de plaisirs entêtants. Or la ville est faite de plaisirs et de dangers beaucoup plus terrestres : un photographe farceur, un cochon de foire d’un côté et des automobiles ou des hommes un peu trop empressés de l’autre. Pour renouer avec sa femme, l’homme devra d’abord voir l’image d’un vrai mariage pour comprendre le sien, accepter de ne pas poser de manière figée et profiter du baiser impulsif que lui demande sa compagne et enfin et surtout accepter la danse paysanne.
L’expressionnisme au travers d’une conception physique du cadre
L’expressionnisme de Caligari ou celui de Fritz Lang développent des diagonales et des contre-diagonales. Les portes, les fenêtres, les guichets, les lucarnes, les vitres de voiture, les miroirs sont autant de cadres dans le cadre. A cette conception géométrique du cadre, Murnau va, selon Gille Deleuze, opposer une conception physique qui induit des ensembles flous qui ne se divisent plus qu’en zones ou plages.
Le cadre n’est plus l’objet de divisions géométriques, mais de graduations physiques. C’est l’heure où l’on ne peut plus distinguer l’aurore et le crépuscule, ni l’air ni l’eau, l’eau et la terre, dans le grand mélange d’un marais ou d’une tempête. C’est par les degrés du mélange que les parties se distinguent et se confondent dans une transformation continue des valeurs.
C’est probablement ce à quoi avait pensé Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves, lorsque dans son quatrième chapitre consacré aux eaux composées il écrivait :
"L’imagination matérielle, l’imagination des quatre éléments, même si elle favorise un élément aime à jouer avec les images et leurs combinaisons. Elle veut que son élément favori imprègne tout, elle veut qu’il soit la substance de tout un monde. (...). Comme l’eau est la substance qui s’offre le mieux aux mélanges, la nuit va pénétrer les eaux, elle va tenir le lac dans ses profondeurs, elle va imprégner l’étang. (...) L’union de l’eau et la terre donne la pâte, pâte non formée sans les divers reposoirs des ébauches successives."
Autre manifestation de l’expressionnisme au sein du plan, l’utilisation virtuose du plan séquence avec profondeur de champ :
avec vision déformante du grand angle : première sortie de la vamp qui demande à ce qu’on lui cire ses chaussures.
avec mouvement d’appareil : l’homme franchissant la barrière, la caméra file alors à travers les arbres pour saisir la vamp se maquillant au bord de l’eau et regarder l’homme venir à sa rencontre par le côté gauche du cadre
avec gros plan sur la nuque des vieillards lorsqu’elle sort.
avec utilisation symbolique, l’opposition bien/mal : au premier plan, l’homme sur son lit au réveil, décidé à tuer sa femme alors que celle-ci, dehors dans la profondeur de champ, est l’image d’un ange au milieu des oiseaux. A l’inverse, à la fin du film, la vamp sur la branche, regardant au loin les paysans revenir sans la femme, figure une panthère prédatrice.
Video- Bibliographie :
Jacques Lourcelles : dictionnaire du cinéma
Jean Douchet.
Gilles Deleuze : L’image mouvement, chapitre 3 : montage, p. 75
Gaston Bachelard : L’eau et les rêves
source:
http://www.m2navarre.net/spip.php?article567
Commenter cet article