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"Faut-il se libérer du désir, ou libérer le désir ?"

Publié le 25 Février 2019, 15:32pm

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

"Faut-il se libérer du désir, ou libérer le désir ?"

Un plan en deux parties seulement ? Pourquoi pas. Le sujet suggère une construction en miroir, cédons à cette invitation. L’argumentation permet, ici, de proposer une conception du désir nettement plus intéressante en seconde partie, ce qui permet de redéfinir la liberté elle même. Dès lors, la fin de la seconde partie permet de conclure, car elle n’est pas la simple contradiction de la première, mais bien son dépassement. Le contrat est alors assez bien rempli (même si l’exerice d’auto-évaluation est toujours un peu délicat).

Introduction

Par sa proximité apparente avec la passion, on peut avoir le sentiment que le désir constitue une aliénation qui se présenterait, comme beaucoup d’aliénations, sous les traits positifs d’une réalisation personnelle libre et plaisante. Mais alors, comme pour toute aliénation, la seule attitude cohérente serait de tenter de s’en libérer pour reprendre son autonomie et n’agir que conformément à sa volonté. Pourtant, avant de tracer ainsi un trait sur le désir, il semble nécessaire de se demander pourquoi on le conçoit ainsi comme une aliénation car, après tout, il peut aussi être conçu comme cette énergie qui permet de dépasser la simple évidence de comportements uniquement dictés par la raison, dont on sait qu’elle peut facilement avoir la vue basse. Aussi pourrait on soupçonner que derrière la condamnation du désir se cache peut être une certaine tendance à ne pas vouloir franchir certains caps, et à demeurer dans un périmètre suffisamment défini pour qu’on puisse s’y sentir en sécurité. Ainsi, deux options semblent s’offrir à nous : soit on tente de se libérer du désir parce qu’il pèse sur nous et nous contraint, soit on considère au contraire que c’est le désir qu’il s’agit de libérer, car ce serait les valeurs mêmes qui le condamnent qui constituent la plus grande aliénation. Deux options qui semblent diamétralement opposées, qui ont chacune un ensemble de raisons qui semblent les justifier, et qu’il nous faut examiner pour tenter de discerner ce qui permettra, en dernier lieu, de définir la liberté.

1 – Le désir conçu comme une aliénation dont il faudrait se libérer

A – Si le désir est un manque, peut on imaginer s’en débarrasser en le comblant ?

On peut penser que si le désir exprime le manque d’un objet, il suffise d’obtenir cet objet pour que le manque disparaisse. C’est après tout ce genre de traitement du manque que semble proposer, si on la considère de manière un peu superficielle la philosophie cynique. En effet, les diverses anecdotes qui nous sont parvenues concernant la vie rocambolesque de Diogène, l’un des plus illustres représentant de ce courant de pensée, peuvent laisser penser que la liberté passe par la satisfaction des manques, quels qu’ils soient. C’est ainsi qu’on voit Diogène voler pour se procurer de la nourriture, réclamer à l’empereur Alexandre de se pousser car il lui fait de l’ombre en se tenant entre lui et le soleil, satisfaire même ses besoins sexuels « en solitaire », se plaignant publiquement qu’on ne puisse satisfaire la faim en se frottant ainsi le ventre. En somme, le meilleur moyen de ne pas être esclave du manque, c’est de le combler, immédiatement, en s’affranchissant surtout de la première raison pour laquelle généralement on ne le fait pas : les convenances sociales, dont il montre le caractère artificiel par l’action, en ne les respectant pas. Et cela dépassait les simples besoins physiques, puisque cela portait aussi sur la nécessité de dire ce qui doit être dit, même s’il faut pour cela sembler irrespectueux, incongru ou semer le scandale sur son passage : se retenir serait entretenir en soi le manque d’expression, alors qu’il est si simple de le satisfaire et de relâcher en soi cette tension incommodante. Ainsi, la libération du désir passerait elle tout simplement par sa satisfaction la plus immédiate possible, même si pour cela il faut heurter les conventions et la morale. On se libérerait alors du désir en le faisant disparaître par la satiété.

B – La régulation du désir par sa simple remise en place

Cependant, tous ceux qui ont cherché à débarrasser l’homme de la tyrannie du désir n’ont pas toujours été dans cette voie aventureuse. La première raison d’une voie qui peut sembler plus « sage » dans la gestion des désirs, c’est tout d’abord leur multiplicité : nous semblons en effet être sujets non pas à un désir, mais à une quantité infinie de désirs qui, loin de diminuer quand on les satisfait, semble au contraire s’alimenter et entrer dans une effervescence dont on a vite perdu le contrôle. D’ailleurs, derrière une attitude qui semble recommander la jouissance comme mode de vie, les cyniques prônaient parallèlement une vie ascétique qui s’éloigne des tentations artificielles. Ainsi, même chez les cyniques, il y a une reconnaissance du fait que si le manque est un trouble, alors, si on l’éprouve, il faut le calmer en le satisfaisant, mais le mieux serait de ne pas l’éprouver, et pour cela, l’exercice quotidien qui consiste à ne pas se soumettre aux tentations s’impose. Ce sera l’attitude souvent recommandée par les sagesses antiques, qui du stoïcisme à l’épicurisme, affirmeront que si la condition de la sagesse est de se maîtriser soi même, alors il ne faut pas laisser le désir le faire à notre place. En effet, ce manque semble ne pas venir de nous même : il n’est pas le fruit de notre volonté, il s’impose pour ainsi dire de l’extérieur, comme une possession. Dans ces conditions, il semble plus sage de le maintenir à distance en cherchant, au moins, à ne pas l’entretenir pour ne pas en souffrir et conserver tout son empire sur soi même.

C – Se libérer du désir, c’est reprendre en mains notre représentation du monde

En définitive, on pourrait considérer le désir comme un trouble de nos représentations. En effet, se représenter le monde ne consiste pas à simplement en avoir une image ; pour un être humain, cette représentation implique aussi des valeurs : le monde est en quelque sorte un ensemble d’objets au sein duquel nous reconnaissons certains comme valables, et nous nous dirigeons vers ceux-ci, et d’autres non, dont nous nous écartons. La valorisation du monde trace donc une carte nous permettant de nous repérer et de nous diriger vers ce qui vaut la peine que nous nous en approchions. Mais le désir vient brouiller cette belle cartographie, en venant donner de la valeur à ce qui objectivement n’en a pas. C’est ainsi que le désir peut porter sur absolument tout et n’importe quoi, puisque la valeur de ce qui est désiré ne vient pas d’une juste prise en considération des qualités de l’objet, mais du simple fait que, pour des raisons qui semblent nous être tout à fait étrangères, cet objet du désir s’est soudainement installé au centre du paysage de nos représentations. Sphère de la pure subjectivité, le désir est ce sur quoi nous ne pouvons nous mettre d’accord pour la simple raison que nous n’avons justement pas de raisons à invoquer pour justifier notre désir. Il s’impose, en dehors de tout contrôle. Dès lors, la plus juste attitude pour reprendre le contrôle sur soi même, c’est sans cesse confronter le désir à la réalité, et considérer le désir lui-même pour ce qu’il est : un moment d’égarement, qu’il faut surmonter en redonnant aux objets leur juste valeur. Ainsi, pour prendre un exemple frappant, le désir que nos proches soient éternels, même s’il semble bien intentionné, doit être combattu, car il consiste à nier l’évidence : nos proches, comme tous les être humains, sont mortels, et à ce titre, nous ne devons pas nous attacher à eux comme s’ils ne l’étaient pas, car ce serait devenir l’esclave d’une situation fictive, qui nous rendre nécessairement malheureux. Il faut donc se reprendre, et regarder les choses telles qu’elles sont : la relation que nous entretenons avec nos proches prendra nécessairement fin, et il est vain de faire comme si le contraire était possible. Or la seule cause d’un tel aveuglement, c’est précisément le désir, dont il est alors nécessaire de se libérer.

Transition :

L’affaire semble donc être entendue : si la liberté consiste à échapper à toute contrainte, et à être maître de soi même, alors le désir est une aliénation dont il est nécessaire de se débarrasser. Et comme la satisfaction de tous les désirs semble impossible, à moins d’avoir réussi à empêcher leur multiplication, ce qui revient aussi à les éliminer « à la racine », il parait nécessaire d’affirmer qu’il faille se libérer de l’emprise du désir. Pour autant, nous avons ici envisagé le désir comme une puissance échappant à tout contrôle, œuvrant contre nos intérêts, conception qui peut être remise en question, tout d’abord parce qu’on pourrait se demander pour quelles raisons existerait une telle tendance en nous, qui n’aurait pour seul but que de nous perdre, ensuite parce qu’on peut, aussi concevoir le désir comme la puissance nous poussant, au-delà des exigences apparemment raisonnables, à notre propre accomplissement.

2 – Libérer le désir

A – Est-il si raisonnable de condamner le désir comme aliénant ?

La première observation consistera à se demander ce qui peut ainsi motiver des penseurs à dénigrer le désir et à en recommander la quasi suppression. Si on observe avec un peu de recul les discours qui, les uns après les autres, ont condamné le désir, ou recommandé de lui enfiler une camisole permettant de le contenir ont toujours justifié cette position en référence à une valeur supérieure qu’on pourrait désigner sous le nom commun d’ « ordre ». Si le désir est stigmatisé, c’est parce qu’il constitue une puissance de désorganisation, une énergie qui brise l’harmonie du monde, empêchant d’avoir sur celui-ci le plein contrôle que promet la raison. Or, on peut s’interroger à propos d’une telle volonté de faire plier le réel à la seule législation de la raison : ne s’agit il pas, finalement, là aussi, d’un désir, mieux déguisé que les autres, qui œuvre en se trompant lui aussi sur la nature profonde du monde en général, et de la nature humaine en particulier ? Il y a là aussi une valorisation d’un élément unique du monde, qui trouve sa justification uniquement dans le simple fait de le désigner comme valeur suprême. On retrouve donc dans la condamnation du désir une forme qui est celle du désir lui-même.

B – N’y a-t-il pas, dès lors, une libération dont le désir est le principal acteur ?

Au-delà de ce qui peut sembler n’être qu’un artifice logique (mais il faut, en philosophie, savoir reconnaître ces stratégies comme étant davantage qu’un simple trucage du raisonnement : si l’opération logique est possible, c’est bien parce que les concepts que nous utilisons le permettent, et comme ceux-ci constituent notre représentation du monde, et que nous n’avons pas d’autre contact avec le monde que ces représentations, il semble cohérent d’affirmer que là où il y a une possibilité logique, il y a, aussi, une possibilité « réelle »), l’expérience que nous avons du désir montre qu’il n’est pas un simple égarement, dans la mesure où il est beaucoup moins arbitraire qu’il ne le semble. En effet, à bien y regarder, le désir ne porte pas sur n’importe quoi. Surtout, il ne semble pas aller dans le sens des satisfactions les plus simples. En effet, si on veut bien se donner la peine de le distinguer de la simple envie, qui est finalement laissée au désordre des sollicitations et incitations sociales, le désir est, lui, plus profondément enraciné dans les hommes, et semble constituer une tendance plus fondamentale, quelque chose à quoi on ne renoncerait pas si facilement, quelque chose qui pourrait même, paradoxalement, se présenter comme tellement impérieux qu’on pourrait en venir à le craindre et essayer d’y échapper. Ainsi, si on considère le désir comme un profond appétit de réalisation de soi, alors vouloir lui échapper semblerait bel et bien constituer une considérable perte de liberté, puisque cela reviendrait à soumettre sa propre existence à une raison qui, bien qu’ordonnée, constituerait un obstacle à notre plein accomplissement. Or la liberté semble bien devoir être, au-delà même de la possibilité de faire tout ce qu’il est possible de faire, ou même du droit à faire tout ce qu’on veut, la possibilité d’être tout simplement ce qu’on doit être, c’est-à-dire de se réaliser. Le désir semble bien être la seule puissance qui, sans tomber dans l’arbitraire de l’envie et des caprices, ni s’élever artificiellement dans les idéaux de la raison, hors d’atteinte de toutes façons, et tellement communs qu’ils en deviendraient totalitaires, nous permette de nous construire sans céder à la tentation de nous considérer à aucun moment comme achevés. En effet, comme nous l’avons noté en première partie, le désir est en fait insatiable. C’est bien la raison pour laquelle tenter de le faire taire en le comblant est une stratégie perdue d’avance. Mais à l’opposé, c’est une énergie suffisamment impérieuse pour que toute tentative d’en débarrasser l’être humain doive être considéré comme une amputation.

C – On peut ne pas considérer le désir comme un manque

Finalement, l’erreur consiste à vouloir voir dans le désir un manque, même si on le distingue des autres manques que sont le besoin ou l’envie. Cette nuance ne suffit pas, car effectivement, les manques constituent une aliénation dès lors qu’ils ne sont pas satisfaits, et constituent dès lors des obstacles à la liberté. Mais dans le cas du désir, plutôt que de manque, il faudrait parler d’inachèvement, ou d’appétit : cette tension se situe moins entre nous et des objets qu’il s’agirait de se procurer qu’entre soi et soi. Comme l’affirmait Sartre, dans le désir, il s’agit moins d’un manque d’avoir que d’un manque d’être, et c’est bien pour cela que le désir est insatiable, puisque dans la logique sartrienne, nous ne sommes que néant, ouverture à l’être, à jamais inachevés, parce que perpétuellement existants, ce qui ne se réduit jamais à simplement « être ». Ainsi, si on comprend bien que la condamnation du désir puisse permettre de s’installer dans l’ordre rassurant de l’être immuable, stable, installé, une telle entreprise constituerait néanmoins une aliénation, puisqu’elle s’appuierait sur un mensonge, celui d’une définition de l’homme comme une créature qui pourrait s’installer dans le repos de l’être. L’observation de l’homme montre qu’il n’en est rien, et que toutes les pensées qui soutiennent cette position essentialiste finissent, tôt ou tard et malgré leurs éventuelles bonnes intentions vis-à-vis de l’homme, à dicter à celui-ci ce qu’il doit être, le fixant dans un idéal dont seule la raison peut être l’auteur, car elle seule peut se prétendre suffisamment universelle pour imposer ainsi sa propre forme à l’être humain. Mais la forme humaine n’est pas réductible à un calcul parfaitement effectué, ni à un programme qui s’accomplirait à la perfection, et le désir est justement cette puissance qui rappelle à l’homme qu’il a encore à être, qu’il n’est donc pas tout ce qu’il peut être, et qu’il lui faut encore considérer cet appétit qui le propulse vers plus que lui-même. Une telle redéfinition du désir n’est pas sans conséquences, puisqu’elle constitue, aussi, une nouvelle conception de la liberté : si on avait pu la concevoir comme l’absence de contrainte, on voit ici que cette conception présente une lacune, c’est qu’à trop vouloir ne dépendre que de soi, on en vient à fermer les portes du « moi » à tout appel hors de lui-même, y compris quand cet appel vient de nous-mêmes. Libérer le désir consiste avant tout à le considérer pour ce qu’il est : une voix, une vocation interne qui tente de nous propulser à l’extérieur de nous-mêmes, de l’enfermement de l’être à l’ouverture de l’existant. Et d’une certaine manière, dès lors, être libre doit consister à se laisser faire par le désir sans confondre ce « lâcher prise » avec un « laisser aller ».

Conclusion

Ainsi, si on avait pu penser que le désir était une aliénation, c’est parce qu’on en avait construit une représentation limitée, tronquée, et qu’on avait vu en lui le symptôme du manque alors que c’est une réalité beaucoup plus souterraine, plus essentielle aussi qui, si elle se manifeste sous la forme apparente d’un manque, répond en fait beaucoup mieux à la définition d’une projection. En effet, comme on l’a vu, désirer ne consiste pas à faire venir à soi des objets en nombre toujours plus grand, laissant libre cours à une soif de consommation toujours plus grande. Si c’était là le désir, on aurait vite montré qu’il ne s’agirait que de la forme la plus simple, et dès lors la plus critiquable de liberté. Mais si on voit dans le désir cette puissance qui nous rappelle en permanence que nous ne pouvons pas nous contenter de ce que nous sommes, et que la position de « parvenu » n’est pas celle dans laquelle nous pouvons nous installer, alors il ne s’agit plus de ramener égocentriquement le monde à soi, comme on remonterait la couverture sur soi pour mieux se protéger du monde, mais au contraire de se projeter vers le monde, c’est-à-dire se tenir hors de soi même, dans ce déséquilibre qui nous met en mouvement, tel un véhicule, un tramway par exemple, dont la destination nous serait nécessairement inconnue, puisqu’il est sans terminus, dans lequel on sentirait qu’il faut grimper tout en craignant de le faire, et auquel on peut difficilement donner un autre nom que « désir ».

Illustrations extraites du film d’Elia Kazan « Un tramway nommé désir« (1951), lui même adaptation de la célèbre pièce de Tennessee Williams. Ce film est considéré comme l’entrée du désir sur les écrans de cinéma. Le T-shirt de Marlon Brando sera comme un écran dans l’écran, subissant toute la tension des rapports humains. Marlon Brando y gagnera ses galons de « sex-symbol », bien que finalement, son personnage soit surtout marqué par ses tentatives pour se libérer du désir, et non de se libérer par celui-ci.

source : http://www.harrystaut.fr/2009/01/faut-il-se-liberer-du-desir-ou-liberer-le-desir/

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