Texte de Tocqueville sur le bonheur et la liberté, l'individualisme et le despotisme
"Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […]
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire , qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? "
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, 1835-1840
[Introduction]
Notre monde n’est-il pas le meilleur des mondes ? Grâce aux progrès techniques et à l’Etat providence, nous vivons dans un monde de plus en plus sûr, nous vivons de plus en plus longtemps et pouvons nous consacrer de plus en plus à nos loisirs.
Mais ce « meilleur des mondes » ne cache-t-il pas une profonde et dangereuse aliénation ? En obtenant le bonheur de l’Etat, l’homme ne risque-t-il pas de perdre sa liberté ? C’est l’intuition de ce danger qu’a eu Alexis de Tocqueville dès le début du XIXe siècle. Dans ce texte qui porte sur le thème de la société et de la politique, et plus précisément qui traite de l’opposition entre le bonheur et la liberté, il montre justement que l’individualisme contemporain rend possible l’émergence d’un totalitarisme doux, c’est-à-dire un pouvoir qui prive les hommes de leur liberté en leur apportant le bonheur.
Dans un premier temps, Tocqueville expose les conditions existentielles qui rendent possible l’émergence d’un tel pouvoir, à savoir le développement de l’individualisme et la disparition des valeurs autres que la recherche du bonheur. Ensuite, il montre comment un pouvoir doux mais oppressant peut s’édifier sur un tel peuple.
[I. Conditions sociales et existentielles]
« Je veux imaginer » : Tocqueville est clair dès le début, il s’agit ici d’imagination, de divination, de pronostic. C’est une spéculation intellectuelle et philosophique, au sens précis d’une tentative de deviner ce que l’avenir pourrait être.
Ce que Tocqueville veut imaginer, c’est « sous quels traits nouveaux » le despotisme pourrait se produire dans le monde. Le despotisme est un phénomène qui n’est pas nouveau ; mais sa forme peut changer, et Tocqueville imagine cette nouvelle forme. Qu’est-ce que le despotisme ? C’est la tyrannie, c’est-à-dire la dangereuse situation où un peuple se voit privé de ses libertés. Le despotisme du passé était le fait d’un despote ; il se pourrait que celui de l’avenir fonctionne tout autrement, et ne mette aucun homme au pouvoir mais une simple institution ou bureaucratie.
Mais ce que Tocqueville va commencer par décrire, c’est les conditions sociales, humaines et existentielles qui rendront ce despotisme possible. Car c’est là l’évolution majeure que Tocqueville pouvait constater dès le XIXe siècle : la tendance à la démocratie, c’est-à-dire à l’égalisation des conditions mais aussi à la disparition des valeurs et des hiérarchies, auxquelles se substituent une seule valeur, une seule tendance : la quête individualiste du bonheur.
C’est ce qu’exprime Tocqueville en décrivant des hommes « semblables et égaux » : l’égalisation des conditions s’accompagne de la disparition des différences (hiérarchiques notamment) entre les hommes. Bientôt on considérera qu’un parent n’est pas différent d’un enfant, ni un professeur d’un élève, ni un maître d’un apprenti, ni un plombier d’un avocat. Il n’y aura plus ni autorité, ni hiérarchie, ni différences symboliques entre les hommes et les conditions.
Ces hommes indiscernables ne s’occupent que d’une chose : obtenir le bonheur, ou plus exactement « de petits et vulgaires plaisirs » : ce n’est donc pas là le bonheur au sens noble et élevé du terme, bien au contraire. De ces plaisirs, les hommes « emplissent leur âme » : il n’y a plus de place en eux pour aucune autre considération – justice, liberté, responsabilité, dignité sont oubliées.
Enfin, chacun est « retiré », « à l’écart », « étranger » au sort des autres. C’est l’atomisation de la société, les hommes sont comme des atomes isolés et interchangeables. C’est aussi ce que les sociologues appelleront la déliquescence du lien social : désormais plus rien, plus aucune hiérarchie, autorité ou symbole, plus de dieu, plus d’amour commun de la patrie n’unit les hommes.
Ajoutons pour terminer la dimension purement démographique du phénomène : « une foule innombrable d’hommes » : par cette formule Tocqueville anticipe l’ère des masses et la psychologie des foules qui en découle, celle-ci étant d’ailleurs en partie à l’origine des mouvements fascistes et totalitaires du XXe siècle.
On peut songer également à l’analyse de Durkheim qui voit dans l’augmentation de la densité des sociétés humaines l’origine de la disparition du lien social, ou plus exactement le passage d’une solidarité mécanique (proximité des individus) à une solidarité organique (interdépendance liée à la division du travail). Le nombre des hommes n’est pas étranger à l’émergence de l’individualisme. Les poètes de la fin du XIXe siècle parleront d’un grand « désert d’hommes » pour désigner la ville.
[II. Le nouveau despotisme]
Cette nouvelle humanité rend possible l’émergence d’un nouveau type de pouvoir, « immense et tutélaire ». Tocqueville ne désigne pas un dictateur unique. On peut donc songer que le pouvoir est collectif, il peut être celui d’une institution (démocratie, bureaucratie, parti politique, technocratie) comme celui d’un individu unique (totalitarisme fasciste, nazi, soviétique).
Ce pouvoir est paradoxal : « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux ». Autrement dit, il ressemble étrangement au pouvoir sous lequel nous vivons actuellement, à cette société de surveillance et de contrôle qui est la nôtre. Aujourd’hui en effet, le pouvoir est doux, mais si « prévoyant » et sécuritaire qu’il en devient absolu. Jamais le contrôle des faits et gestes des citoyens n’a été tel. Le pouvoir bureaucratique est également détaillé et régulier.
Tocqueville en vient enfin au point essentiel : un tel pouvoir serait parfait s’il visait à l’émancipation de l’homme ; mais bien au contraire il ne vise qu’à maintenir l’homme dans l’enfance pour s’en assurer le contrôle. Et il utilise volontiers le bonheur pour cela. Ce pouvoir est comme un maire, un roi ou un président qui donne de somptueuses fêtes, « du pain et du cirque », pour distraire et amuser les citoyens et mieux conserver le pouvoir. On peut penser aux divers « cadeaux » démagogiques faits par les dirigeants, en démocratie, à l’approche de nouvelles élections.
On peut également songer aux réflexions de Kant sur les Lumières, et l’aliénation des hommes par des « directeurs de conscience » qui entretiennent la paresse et la lâcheté naturelles des hommes pour mieux penser à leur place et garder le pouvoir pour eux-mêmes.
Finalement, au terme d’une longue énumération – qui correspond d’ailleurs point par point à notre société actuelle – Tocqueville en vient, par une formule ironique, à montrer que ce pouvoir, s’il le pouvait, aimerait même ôter aux hommes « le trouble de penser et la peine de vivre » : rien de plus sûr en effet que des hommes qui ne pensent plus ! Ainsi on peut être certain qu’ils ne se révolteront pas.
Par ce texte prophétique, Tocqueville nous offre donc une critique extrêmement pertinente de la société démocratique, égalitaire, bourgeoise, hédoniste et individualiste actuelle. Et cette grille de lecture est féconde pour analyser le pouvoir : son but n’est-il pas, dans la mesure du possible, d’ôter aux citoyens « le trouble de penser » ?
[III. Application à notre société et critique]
A ceci on peut répondre que malgré sa pertinence, cette critique connaît également des limites. Il peut sembler notamment que l’école vise avant tout à éduquer les citoyens, à les faire accéder à l’exercice du jugement critique, etc. (D’ailleurs l’école a été introduite non pas pour préparer les hommes au monde du travail, comme on a tendance à le croire aujourd’hui, mais pour les préparer à la démocratie, pour leur donner la culture de base nécessaire à l’exercice des droits politiques. Elle est obligatoire, car comme disait Rousseau : « on les forcera à être libres ».)
Pourtant, d’un point de vue plus profond on pourrait dire aussi que l’école vise à ancrer en chaque enfant les règles de base de la société : se tenir droit, écouter les autres, discuter, et surtout : obéir au professeur, accepter l’idée d’être jugé, évalué, noté sur la base de critères qu’il n’a pas choisi et recevoir une place dans la hiérarchie sociale à partir de cette évaluation. L’école est le lieu où l’on fabrique, à partir d’enfants sauvages, les citoyens et donc la société de demain…
Toute la difficulté de cette évolution historique est qu’elle semble à la fois dangereuse et nécessaire, inéluctable et inévitable. Le développement perpétuel du pouvoir, des exigences sécuritaires, la judiciarisation de la société et de la bureaucratie sont à la fois effrayants et quasi impossibles à refuser, ils semblent s’imposer de façon nécessaire. Il en va de même du système scolaire décrit ci-dessus : en somme le pouvoir devient « parfait », c’est-à-dire à la fois absolu et incontestable…
[Conclusion]
L’analyse prophétique présentée par Tocqueville dans ce texte ne doit donc pas être écartée d’un revers de main : elle s’est parfaitement réalisée, de sorte que ce texte parle bien de nous et de notre société. Il est en revanche très difficile de savoir que penser de cette situation, qui semble à la fois extrêmement dangereuse (le danger de la bureaucratie, pressenti en littérature par Kafka, a donné lieu à des conséquences tragiques qu’illustre le parcours d’un fonctionnaire nazi comme Eichmann) et nécessaire. En effet, l’homme est bien privé de liberté, mais parce qu’il obéit de plus en plus, via des dispositifs technique, à la « raison » collective de l’humanité.
C’est ce qui fait la force oppressante du pouvoir actuel. Cela permet peut-être de comprendre que les dernières révoltes possibles sont les actes purement irrationnels, que ce soient ceux des kamikazes ou ceux d’hommes qui sortent un jour dans la rue et abattent une dizaine de personnes avant de se donner la mort.
Cette analyse doit nous inviter à la sagesse et à la méditation. Il ne s’agit pas de se révolter absurdement contre cette tendance historique de fond, mais de la comprendre au mieux pour en écarter les dangers et en saisir les bienfaits.
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