"On pense que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage et la liberté n’est qu’à celui qui, de son entier consentement, vit sous la seule conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur le champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même; au contraire dans un Etat et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave, inutile en tout à lui-même, mais un sujet. Ainsi, cet Etat est le plus libre, dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet Etat, chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c’est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison."
Spinoza, Traité Théologico-politique, 1670.
Conseils pour l’explication de texte
L’introduction : son but est 1) d’amener la question examinée dans le texte ; 2) d’énoncer la réponse (si réponse il y a) donnée par l’auteur à cette question ( = thèse du texte) ; 3) d’indiquer le plan (= étapes de l’argumentation).
Le développement : d’abord une consigne générale. Il faut expliquer le texte à partir de lui-même. (Le meilleur interprète du texte, c’est le texte). Il faut donc être capable de montrer qu’à telle question que l’on peut se poser à propos de tel passage, tel autre passage répond, etc. Inutile, dès lors, de chercher à expliquer le texte à partir d’une connaissance de la "doctrine philosophique" de son auteur. La consigne officielle est d’ailleurs sans ambiguïté, la voici :
« La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question ».
Le but de l’explication est d’amener au discours ce que le texte ne fait que dire implicitement. Il convient notamment de faire ressortir la logique implicite du propos de l’auteur, ou la façon dont il passe d’une idée à l’autre ; il faut également donner du relief à ses affirmations en dégageant ce qu’a de spécifique la façon dont il dit les choses (choix de telle option parmi différentes solutions possibles à un problème donné, éventuellement choix de tel mot plutôt que de tel autre, etc.). Il faut également montrer ce que chaque partie du texte apporte de neuf par rapport à la précédente et ce qu’elle ne fait que développer ou répéter.
Enfin, il faut penser à expliquer certains points de vocabulaire, mais en dégageant le sens que les mots ont dans le texte et non en recopiant une définition de dictionnaire ou une définition du cours (car une fois sur deux elles ne conviennent pas exactement, voire pas du tout).
Trouver "quoi dire" sur le texte.
a. Il faut poser des questions au texte en vue de le faire parler : En quoi ce que l’auteur dit à tel moment du texte est-il une conséquence logique de ce qu’il a dit avant ? Ou encore qu’est-ce qui l’annonçait dans ses propos antérieurs ? ; Comment l’auteur peut-il passer de telle affirmation à telle autre, quelles sont les étapes qui permettent de le faire ? Quelles étapes a-t-il explicitées, lesquelles a-t-il sous-entendues ? Les étapes qu’il a sous-entendues vont-elles de soi, comme l’auteur semble le présupposer ? ; Quels autres mots l’auteur aurait-il pu employer pour exprimer la même idée ? Quelle nuance de sens le choix de tel mot plutôt que de tel autre introduit-il ? ; Quelles expressions de cette partie du texte renvoient à des idées qui ont déjà été exprimées, lesquelles constituent au contraire un apport original ? Quelle est l’idée nouvelle, qu’apprend-on de neuf, dans cette partie du texte ?
b. Il faut faire des hypothèses de lecture, et chercher à les vérifier grâce aux indices fournis par le texte : A tel endroit l’auteur dit ceci. Comment une telle affirmation est-elle possible ? Hypothèse : il y a a priori deux solutions… Dans la suite du texte, on découvre qu’en fait c’est la seconde solution la bonne, à cause de telle affirmation explicite, ou de tels et tels indices…
A tel endroit l’auteur dit ceci. Cette affirmation est ambiguë : on peut l’interpréter comme ceci ou comme cela. Laquelle des deux interprétations est la bonne ? Le texte ne donne pas explicitement la réponse, mais tels et tels indices permettent de trancher, etc.
Plan du développement : il est vivement recommandé de faire une explication linéaire : elle doit donc suivre l’ordre du texte : autant de parties dans le texte, autant de parties dans le développement. Mais dans la mesure où il faut avoir le souci de montrer l’unité du texte , il doit être bien clair qu’aucune partie du développement ne peut ignorer les parties du texte qui précèdent ou qui suivent celle qu’elle explique. Il est donc normal de trouver dans chaque partie du développement des références aux parties du texte qu’elle n’a pas pour objet principal d’expliquer.
La conclusion : au terme de l’explication, il faut faire un bilan de ce qui a été acquis grâce au travail sur le texte.
Recommandations importantes : 1) évitez absolument les articulations et transitions du type "Ensuite l’auteur dit que… Puis il dit que…" ; 2) l’explication doit être "enracinée" dans le texte. Il faut toujours citer les mots ou les groupes de mots qui autorisent vos affirmations ; 3) il ne faut pas hésiter à signaler les difficultés. (Passage difficile à comprendre, absence d’indices pour lever une ambiguïté ou répondre à une question, etc.)
Explication
[A. Introduction]
[Introduction du problème] Spontanément, nous tendons à définir la liberté comme l’absence de contraintes, soit encore comme la possibilité de faire tout ce que nous voulons, quand nous le voulons et où nous le voulons. Dans une telle perspective, l’obligation d’avoir à obéir à des règles de conduite ne peut apparaître que comme une atteinte à la liberté. Il ne saurait notamment pas y avoir de liberté pour ceux qui vivent au sein d’un Etat, dans la mesure où l’Etat est une institution dont le but est précisément d’édicter des règles de conduite (=les lois) et de les faire respecter par la force. Mais cette vision des choses est-elle recevable?
[Thèse du texte] Si l’on en croit le texte que nous allons étudier, c’est loin d’être le cas. Spinoza, en effet, s’y emploie à réfuter l’idée que vivre au sein d’un Etat soit nécessairement renoncer à la liberté. Il montre au contraire que vivre au sein d’un Etat, c’est être libre, à condition, toutefois, que les lois édictées par cet Etat soient l’expression même de la Raison, et que ceux qui y vivent aient par ailleurs une juste conception de ce qu’est la liberté véritable.
[Plan du texte (et du devoir)] Spinoza établit cette thèse dans un développement où l’on peut distinguer quatre parties. Des lignes 1 à 2, il rapporte une double opinion sur la liberté et l’obéissance, double opinion qui correspond à ce que nous avons présenté comme la conception spontanée de la liberté. Des lignes 2 à 4, il réfute la première partie de cette double opinion, en lui opposant la vraie conception de la liberté. Des lignes 4 à 10, il en réfute la deuxième partie, en distinguant deux types d’obéissance. Enfin, des lignes 10 à 12, il tire les conséquences de ce qui précède et établit donc la thèse que nous avons précédemment dégagée, à savoir que pourvu que certaines conditions soient respectées, vivre dans l’Etat, c’est être libre.
[B. Développement]
[Commentaire de la première partie du texte]
[Analyse de la teneur de cette première partie] Comme le signale le syntagme «on pense que…», le texte s’ouvre sur l’expression d’une opinion que Spinoza ne fait que rapporter, et dont la suite du texte montre qu’il ne la partage pas, mais qu’il s’emploie au contraire à la réfuter. Cette opinion comporte deux idées dont l’une est la conséquence de l’autre. Première idée : «être libre, c’est agir selon son bon plaisir», autrement dit, c’est faire ce que l’on veut, quand on le veut, au gré de ses désirs et de ses envies.
Conséquence, et deuxième idée donc : agir «par commandement», c’est-à-dire agir en obéissant à la volonté de quelqu’un d’autre (notamment celle de l’Etat), c’est être esclave.
[Explication] Nous avons affaire ici à une vision des choses assez courante, vision des choses que l’on pourrait qualifier de “spontanéiste”, et qui aboutit à cette conséquence — suggérée par l’emploi du terme «esclave» — qu’il n’y aurait pas lieu de faire de différence entre les esclaves de l’Antiquité ou de l’époque coloniale, et les hommes vivant dans des Etats. Les uns comme les autres seraient privés de toute liberté, dans la mesure où ils seraient tenus d’obéir à une volonté étrangère à la leur, volonté des maîtres dans un cas, et volonté de l’Etat (exprimée par les lois) dans l’autre.
[Commentaire de la deuxième partie du texte].
[Transition] Après avoir rapporté ces deux idées courantes, Spinoza entreprend de les réfuter. [Analyse de l’argumentation.] À l’idée qu’être libre, c’est agir selon son bon plaisir, il oppose d‘abord deux arguments, à savoir qu’agir ainsi, c’est : 1) «être captif de son plaisir» ; 2) «être incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile», d’où cette conclusion qui constitue un véritable renversement dialectique : «c’est le pire esclavage». À cette même idée, il oppose ensuite la vraie conception de la liberté, laquelle consiste «de son entier consentement, [à vivre] sous la seule conduite de la Raison.» Comment comprendre ces deux arguments et cette conception de la liberté véritable ?
[Explication] On doit d’abord comprendre qu’agir selon son bon plaisir, ça n’est pas “faire ce que l’on veut”, comme on le croit souvent, mais faire ce que “veulent” nos envies et nos désirs, ainsi que le suggère l’expression «être captif de son plaisir». Mais en quoi est-ce être privé de liberté ? Ne puis-je vouloir ce que “veulent” mes désirs ? Comme le montre la suite du texte (trois autres occurrences du mot) la notion d’utilité est ici capitale. Il n’y a de liberté, ou du moins de possibilité de liberté, que pour l’homme qui est «vraiment utile» à lui-même, c’est-à-dire pour l’homme qui agit dans son intérêt véritable. Dans le cas contraire, il n’y a pas de liberté. Ceci étant dit, reste à comprendre pourquoi, quand on agit selon son bon plaisir, on n’agit pas dans son intérêt véritable, voire contre lui. Un exemple tiré de l’expérience ordinaire suffira à l‘expliquer. On admettra qu’un fumeur invétéré agit selon son bon plaisir à chaque fois qu’il prend une nouvelle cigarette. En même temps, on sait aujourd’hui qu’à long terme, son comportement risque d’avoir des conséquences nuisibles pour sa santé.
Maintenant, si nous admettons que tout homme a intérêt à ne pas exposer sa santé, alors il apparaît clairement qu’en agissant selon son bon plaisir, le fumeur invétéré agit contre son intérêt véritable. Et qu’il s’agisse d’une absence de liberté, en témoigne le repentir de certains fumeurs qui disent “si j’avais su, j’aurais agi autrement”. Ils ont certes eu le sentiment d’agir comme ils le souhaitaient avant leur repentir, mais, a posteriori, ils jugent qu’ils ont agi à l’encontre de ce qu’ils auraient souhaité s’ils avaient été mieux informés. À l’inverse, vivre sous la conduite de la «Raison» c’est, comme le suggère la suite du texte, vivre dans un Etat dont toutes les lois sont l’expression de la Raison. Or la Raison est, entre autres choses, la faculté d‘anticiper les conséquences de nos actes à court, moyen et long terme. Elle est donc la faculté qui nous éclaire sur ce qui nous est vraiment utile.
Aussi la liberté véritable consiste-t-elle à vivre dans un Etat dont les lois sont l’expression de cette faculté, à condition toutefois, précise Spinoza, que nous y vivions «de [notre] entier consentement». Dans la mesure où la dernière partie du texte reviendra sur cette condition, nous n’en dirons pas plus pour le moment.
[Ultime problème et ébauche de solution] Reste à présent à élucider un dernier point : même si l’on admet que vivre au gré de ses envies et de ses désirs, au lieu de vivre sous la conduite de la Raison, c’est être privé de liberté, en quoi est-ce «le pire esclavage» ? N’est-il pas pire encore d’être esclave, au sens antique ou colonialiste du mot ? Une réponse possible à cette objection est d’invoquer l‘exemple du philosophe stoïcien Epictète, qui a été esclave durant une période de sa vie. Nul doute que Spinoza aurait considéré qu’en dépit des apparences, Epictète était plus libre que ses maîtres, dans la mesure où, contrairement à ces derniers, il vivait entièrement sous la conduite de la raison et contrôlait ses désirs et ses passions.
[Commentaire de la troisième partie]
[Transition et énoncé de la thèse de la troisième partie] À présent que se trouve réfutée l’idée qu’être libre, c’est agir selon son bon plaisir, Spinoza en arrive à la réfutation de sa conséquence, à savoir que tout commandement rendrait l’homme esclave. [Analyse de l’argumentation] L’argument qu’il utilise consiste à distinguer deux types de commandements : 1) Celui qui contraint l’homme à agir dans l’intérêt du donneur d’ordre ; 2) Celui qui contraint l’homme à agir dans son propre intérêt.
[Poursuite de l’analyse et explication] Spinoza reconnaît que dans le cas du premier type de commandement, «l’agent» (=l’homme qui agit conformément à l’ordre reçu) est effectivement esclave. C’était la situation des esclaves au sens antique ou colonialiste du mot. Ce serait, plus généralement, la situation de tout être humain soumis à un régime d’oppression et d‘exploitation absolus. Dans le cas du deuxième type de commandement, en revanche, les choses sont plus ambiguës. Certes, dans ce deuxième cas, l’agent est «en quelque manière» privé de liberté, comme l’a d’emblée reconnu Spinoza au début de cette troisième partie du texte. Mais en même temps, c’est dans son propre intérêt qu’il est contraint d’agir. De sorte que, malgré lui, il se rend service à lui-même, à la grande différence de l’esclave. C’est la situation des hommes qui vivent dans un Etat dont «la loi suprême est le salut de tout le peuple, et non l’intérêt de celui qui commande». Comprenons : un Etat où toutes les lois découlent de cet unique principe : préserver l’intérêt véritable de chacun, et non un Etat tyrannique. Dans un tel Etat, l’homme est dans une situation intermédiaire entre l’absence de liberté et la liberté : absence de liberté, car il est contraint d’obéir aux lois ; liberté, car en obéissant aux lois, il agit dans son intérêt véritable. Il a donc un statut intermédiaire entre celui d’esclave et celui d’homme libre. Cet état intermédiaire, Spinoza le nomme l’état de «sujet».
[Commentaire de la quatrième partie]
[Transition] Au point où nous en sommes de l’explication, nous savons quelle est la pire forme d’esclavage, nous savons aussi en quoi consistent l’esclavage proprement dit et la sujétion. La question qui se pose alors est la suivante : en quoi consiste la liberté ? La deuxième partie du texte a déjà amplement anticipé sur la réponse à cette question. Nous y avons vu, en effet, qu’une des conditions nécessaires pour être libre, c’était de vivre sous la conduite de la Raison. Spinoza revient sur cette idée dans la dernière partie.
[Thèse de la quatrième partie et formulation du problème qu’elle pose.] Il confirme, en effet, que c’est dans un Etat «dont les lois sont fondées en droite Raison» que l’homme a la possibilité, «dès qu’il le veut», d’être libre. Mais dans la mesure où un tel Etat n’est pas autre chose que l’Etat dont «la loi suprême est le salut de tout le peuple» (3e partie), la question qui se pose encore est alors de savoir ce qui fait la différence entre le «sujet» et l’homme libre.
[Solution du problème.] C’est ici qu’intervient le deuxième facteur constitutif de la liberté. Deuxième facteur déjà évoqué dans la deuxième partie du texte et que Spinoza évoque à nouveau ici : à la différence du «sujet», c’est «de son entier consentement» que l’homme libre vit sous la conduite de la Raison. En d’autres termes, il est d’accord avec les lois de l‘Etat. Il ne peut donc plus les vivre comme une contrainte. En obéissant aux lois, il obéit aux mêmes règles que celles qu’il se donnerait à lui-même si l‘Etat n’existait pas. Bref, la volonté de l’Etat est identique à sa propre volonté. Tout se passe donc comme si en lui obéissant, il s’obéissait à lui-même : il est autonome. [Formulation d’un ultime problème et solution] Mais, objectera-t-on encore, par quel “miracle” l’homme libre arrive-t-il à un tel résultat ? Et pourquoi Spinoza écrit-il que chacun, «dès qu’il le veut», peut y parvenir ? La réponse n’est pas dans le texte.
Mais on peut facilement deviner qu’elle consiste à dire que l’homme libre fait usage de la Raison qui est en lui. Or, les lois de l’Etat dans lequel il vit étant elles aussi l’expression de la Raison, il ne peut que reconnaître qu’elles servent ses intérêts véritables et les approuver. Et on admettra encore que faire usage de sa Raison, chacun le peut «dès qu’il le veut».
[Conclusion]
Au terme de cette explication, trois points ressortent clairement :
1. La conception spontanéiste de la liberté paraît bien naïve et superficielle. Difficile, en effet, de ne pas être d’accord avec Spinoza quand il distingue l’action qui nous est vraiment utile, et l’action qui nous fait simplement plaisir. Difficile encore, de ne pas le suivre quand il distingue les commandements qui servent les intérêts du donneur d’ordre et les commandements qui servent les intérêts de celui qui les reçoit. Dirait-on d’un enfant que ses parents empêchent de sauter du dixième étage qu’il est leur esclave ?
2. L’opposition de la liberté à l’absence de liberté est trop grossière pour rendre compte de la réalité. En effet, il y a au moins deux degrés dans l’esclavage, le pire étant l’esclavage de qui vit au gré de ses désirs, en l’absence de tout contrôle de la Raison. Pareillement, il y au moins deux degrés dans la liberté, la sujétion étant son degré le plus bas.
3. La liberté pleine et entière (son degré maximal) est probablement quelque chose de rare et difficile. Car il n’est déjà pas facile pour l’être humain de faire usage de la Raison. Mais il est peut-être plus difficile encore d’instaurer un Etat dont toutes les lois soient l’expression de cette même Raison.
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