Pharmacologie ?
Dans le domaine de la biologie, la pharmacologie étudie l’interaction entre un organisme vivant et un produit afin d’obtenir une composition « adéquate » selon un terme emprunté à Spinoza, c'est-à-dire, un dosage approprié, ajusté, pour aboutir à une thérapeutique dépassant une possible toxicité. Le pharmakon est possiblement vénéneux mais le poison peut s’inverser en remède, l’inverse étant tout aussi possible. N’y aurait-il que cette tension dialectique entre deux pôles à envisager ?Le philosophe Bernard Stiegler étend considérablement la signification des termes pharmakon et pharmacologie : il en fait un outil conceptuel pour approcher tout ce qui intervient dans le corps social, contribuant à le modifier d’une façon ou d’une autre, selon l’ambivalence suggérée par le mot pharmakon ; mais il complexifie cette ambivalence, la débordant par une approche de ses effets interactifs dans le réseau social. Derrida déjà, dans « La pharmacie de Platon », avait amorcé un tel dépassement.
Le pharmakon est précisément représenté, dès l’Antiquité, par le caducée d’Hermès, dieu de la sagesse et celui d’Esculape, dieu de la médecine. Sur un bâton, deux serpents se font face, forces antagonistes à tenter d’équilibrer, entre bienfait et toxicité. La vie est toujours en fragilité et renversements au cœur de cette opposition, toujours à chercher une précaire et impossible stabilité, pivotant d’un serpent à l’autre. Étendant cette réalité à la vie sociale et politique, Bernard Stiegler a publié, en se servant du pharmakon comme d’un outil conceptuel, « Pharmacologie du Front National », ouvrage au titre volontairement troublant, dans lequel il tente de « discerner » (dans la proximité de ce verbe avec la « critique » au sens kantien), les éléments qui ont pu conduire aux défaillances de notre époque ; l’un de ses buts est de montrer que notre évolution culturelle a contribué à cette idéologie extrême (toxique), qu’il faudrait renverser (remède).Pour lui, il y a, d’autre part, dans une sorte d’intrication avec ce phénomène socioculturel, une pharmacologie de l’écriture numérique à envisager ; dans ce but, il remonte aux sources. Pour mettre en perspective l’écriture traditionnelle et sa forme numérique, il analyse la notion de pharmakon associée à l’écriture dans le « Phèdre », dialogue de Platon où ce mot, traduit par « drogue », apparaît en plusieurs occurrences, constituant une sorte de fil conducteur.
Derrida, dans « La Pharmacie de Platon » s’était intéressé au même dialogue, faisant œuvre maïeutique en montrant que le pharmakon n’est qu’à échapper à toute circonscription conceptuelle. Son approche met en effet en avant l’indécidable du pharmakon, aussi indécidable que les impacts de l’écriture, à laquelle Socrate, selon Platon, l’associe. Pour Derrida, la lecture/ écriture, ayant à voir avec l’interprétation, relève de l’herméneutique, rendue nécessaire par l’aspect caché que recèle tout texte. Comment donc, en lien avec cette conviction, aborde-t-il le « Phèdre » ? Il faudra remonter jusqu’à ce dialogue pour se faire une idée personnelle, se familiariser avec la lecture de Derrida et s’interroger ensuite sur cette forme particulière qu’est l’écriture numérique, dont Derrida ne pouvait pas connaître tous les aspects, même s’il les entrevoyait. On pourra peut-être alors se poser avec Nicholas Carr la question « Internet rend-t-il bête ? » et interroger la différance dans le sens derridien de ce qui, en différant évolue, c'est-à-dire, ici, va de la « trace » du Pharmakon dans le Phèdre, jusqu’au concept stieglerien de pharmacologie, après un détour par « La pharmacie de Platon ».
Phèdre
Dans le dialogue de Platon, les deux athéniens Socrate et Phèdre posent la question du « bien parler » et du « bien écrire ». Lorsque Socrate interpelle Phèdre, « Mon ami, où vas-tu donc ? D’où viens-tu ? », ce dernier vient de quitter le cours de rhétorique donné par le sophiste Lysias. Il tient sous son manteau un discours de Lysias sur le thème de l’amour. Socrate se montre impatient de l’entendre et entraîne Phèdre dans le lit de l’Illissos pour y marcher les pieds dans l’eau. Ils s’assoient ensuite à l’ombre d’un platane qui les protège de la chaleur estivale à l’heure de midi. Phèdre apprécie le lieu, disant qu’il doit être agréable pour les jeunes filles de s’y divertir Socrate répond qu’en effet, la jeune Pharmacée fille du roi Mégassarès, est venue se reposer là. Pharmacée, évoquée avant la lecture du discours, se trouve dans un voisinage étymologique avec le mot pharmakon. L’annonce du discours sur le thème de l’amour en ce lieu bucolique, suggère plus encore le lien entre l’écriture et le pharmakon, quand Socrate attribue au rouleau de papyrus que tient Lysias, le qualificatif de drogue (pharmakon) dont il a faim, ce qui le conduit à s’écarter, avec Phèdre, de la cité, pour une écoute tranquille. Phèdre ayant résumé le discours de Lysias, Socrate n’en apprécie que la forme car il s’agit, selon lui, d’un morceau de rhétorique, en tant que tel vide d’un authentique contenu. Phèdre lui demande alors de parler à son tour de l’amour. S’ensuivent les deux discours de Socrate. Pris par une sorte de « honte », Socrate s’encapuchonne la tête. Dès son premier discours évoquant l’amour. Il s’interrompt car son daimon se manifeste soudain pour souligner la sécheresse de ses premiers propos : « le signal divin, celui dont j’ai l’habitude, s’est manifesté en moi » : il aurait commis une faute d’impiété à l’égard d’Eros dont le discours de Lysias, comme ce qu’il vient, à son tour, d’énoncer, sous estimerait le pouvoir, ne disant, sur un ton solennel, rien de vrai. Lui-même vient de commettre cette faute dans sa première tentative. Son daimon l’ayant alerté, il improvise un deuxième discours et en revient, comme dans « Le Banquet » à la nécessité de la transe érotique pour accéder au beau et à la connaissance. Ce sont des aèdes et des prêtresses qui ouvrent cet accès. Leur art de la divination serait en même temps un art de la folie, qui, dit Socrate, doit l’emporter sur le bon sens pour donner accès à la connaissance. Il évoque alors la possession de l’âme par les Muses, inspiratrices d’odes et poésies. L’âme ailée, dit-il, chemine dans les hauteurs et perd ses ailes quand elle s’incarne dans un corps mortel. Cette âme, devenue mortelle, peut être représentée par un attelage : deux chevaux, l’un représentant le bien et le beau, l’autre le contraire et un cocher qui tente, bon an mal an, de stabiliser l’ensemble alors qu’un cheval tire à hue et l’autre à dia. Une nouvelle image du pharmakon s’esquisse là, renvoyant aux deux serpents antagonistes du caducée.
Phèdre, convaincu par ce second discours, suggère alors que les sophistes, écrivant, comme Lysias, des discours superficiels, devraient en ressentir de la honte. Ils personnifieraient en quelque sorte l’écriture comme mauvais cheval ; il s’agit de l’aspect toxique du pharmakon. Il semble là qu’une supériorité soit accordée à la parole (improvisation de Socrate) sur l’écriture (discours de Lysias). L’une élèverait l’âme ( qui se souvient de ses ailes) ; l’autre la rabaisserait (ailes perdues). Une réserve apparaît pourtant plus loin quand sont associés parler et écrire, l’importance, dans les deux cas, étant de le faire « bien », or l’écriture, en tant que rhétorique, celle des sophistes, est, selon Socrate, néfaste, dans la mesure où elle ne veut qu’influencer, voire duper quelqu’un.
Le thème de l’écriture est plus spécifiquement abordé dans ce qu’il est habituel de désigner sous le nom de « mythe de Thot », par l’intermédiaire duquel Socrate aborde la question « convient-il ou ne convient-il pas d’écrire ? ». Thot, nom grec de Theuth, est, en Egypte, le dieu de l’écriture et Socrate imagine son entretien avec Thamous, autre nom du dieu Ammon, roi solaire et père des dieux. Socrate rappelle que Thot a découvert « le nombre et le calcul et la géométrie et l’astronomie, et encore le trictrac et les dés, et enfin et surtout l’écriture ». Présentant ces arts à Thamous, il en vient à l’écriture qui, dit-il, fournira aux Egyptiens, plus de savoir, plus de science et plus de mémoire ». Thamous répond que chaque art comporte « son lot de dommage et d’utilité » et là encore, à l’arrière plan, c’est la bivalence du pharmakon qui s’évoque. Quant à l’écriture, Thamous ne lui voit que des inconvénients : cet art produira « l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire ». Ils ne rechercheront plus la remémoration en eux. D’autre part, elle les conduira à se croire savants et ils en deviendront insupportables. Platon fait sienne cette réponse : « l’écriture serait un moyen de rappeler à celui qui les connaît déjà, les choses traitées » D’autre part, un écrit ira dans toutes les directions et s’il est injustement décrié, il aura toujours besoin de son « père », c'est-à-dire de son auteur pour le défendre.
Commentant le verdict de Thamous, Platon/Socrate amalgame alors deux sortes d’écritures. L’une d’elle, celle des aèdes et poètes - qu’il associe, dans sa réprobation, avec l’écriture rhétorique dont le but n’est que de persuader -, Socrate la considère, en ce point du "Phèdre" comme toxique. L’écriture n’est pour lui légitime que si son but est didactique. L’on voit se dessiner ce qui est le sujet de « La République » : il faut « écrire dans les âmes » et non « sur l’eau ». Cet objectif sera celui des « gardiens » (les philosophes). Ainsi se précise la promotion faite par Platon d’une écriture composée d’analyses et de synthèses, une écriture exclusivement dialectique.qui orientera le lecteur vers le juste et le beau. Notre culture est encore influencée, voire partiellement paralysée, par cette conception platonicienne dont ce dialogue met pourtant en lumière la contradiction, car Socrate, dans son deuxième discours sur l’amour, désigne les aèdes et les prêtresses comme des initiateurs, des passeurs de la connaissance alors qu’à la fin du dialogue, il considère leur écriture comme illégitime. Et dans « La République » il estime indispensable d’exclure les poètes de la cité.
Une interprétation herméneutique du « Phèdre » : « La pharmacie de Platon » de Jacques Derrida.
Que la lecture d’un texte relève de l’herméneutique, c’est ce que Derrida nous fait savoir dès son introduction. Selon lui, un texte n’est à considérer comme tel, que si l’on peut approcher ce qui s’y cache, non parce que s’y affirmerait une culture du secret mais parce qu’il ne peut jamais être accessible « au présent » ; il faut parfois des siècles, dit Derrida, « pour en défaire la toile ». Entrer dans la lecture, c’est donc prendre le risque, assumer ce supplément que l’on introduit en interprétant et, pour cela, il faudrait, d’un double geste, lire/écrire. C’est ce double geste que réalise Derrida interprétant le « Phèdre » et le supplémentant. Déjà le titre « La pharmacie de Platon » est un supplément car si Platon utilise à plusieurs reprises le mot pharmakon, dans le sens de drogue, ainsi que l’indique la traduction, l’idée de multiplication que comporte le mot pharmacie n’apparaît pas dans le « Phèdre » qui n’approche que l’effet bénéfique ou maléfique du discours parlé ou écrit. Ce terme de pharmacie, Derrida le tire (il le « fait naître »), de l’évocation de Pharmacée, la jeune fille évoquée au début du « Phèdre », sur les rives de l’Illissos. « Pharmacée (Pharmakeia), est aussi un nom commun qui signifie l’administration du pharmakon, de la drogue, remède et/ou poison. Le passage du nom propre au nom commun a dicté à Derrida le titre de son essai et, du même coup, une complexification du pharmakon.
Derrida lit et décrit de très près la scène évoquée par Platon entre Thamous et Thot, dieu de l’écriture. Thot offre l’écriture/pharmakon à Thamous, roi des dieux, qui la déprécie, l’assimilant à un savoir mort, dont l’effet serait, rappelons ce point, la destruction de la mémoire et l’illusion d’un savoir qui peut rendre insupportablement prétentieux. Derrida précise que le dieu de l’écriture est un subalterne du roi-père dont il accepte la sentence. Imaginer anachroniquement, (mais toute lecture, si l’on écoute Derrida est anachronique, puisque c’est une lecture au présent), une argumentation de Thot en faveur de l’écriture comme savoir vivant serait un geste transgressif en direction de Thamous. C’est ce fil que tire Derrida vers l’idée de l’écriture/pharmakon comme parricide. Ce serait « le Père » ou « l’Ecriture ». L’un(e) ne serait vivant(e) que si l’autre meurt. Or Thot reste dans le silence, n’ose pas le geste de révolte contre le père. Que, pour Derrida, l’écriture soit, ici comme de façon générale, parricide l’on peut en effet l’entendre dans son insistance sur le silence de Thot devant le verdict de Thamous, mais aussi dans son rappel des définitions que donne Socrate : Les textes seraient des fils qui auraient besoin s’ils sont réfutés, du soutien de leurs pères (auteurs), ce qui, selon Platon/Socrate, témoigne de leur faiblesse. L’on comprend bien, que, selon Derrida, au contraire, ils ont à se détacher, suivre leur libre cours. Sortant de la dramaturgie inhérente au mot « parricide », on pourrait dire qu’ils ne sont qu’à faire fi (et non fils) du père, ne plus s’en soucier en quelque sorte. Est-ce parce qu’il abonde dans le sens de Thamous que Socrate/Platon se met à repousser le bien fondé de l’écriture, sauf si son objectif est d « écrire dans l’âme » (objectif didactique) ? Le danger, selon Socrate/Platon serait qu’elle se contente d’ « écrire sur l’eau » (sophistique et poésie) : bivalence du pharmakon, remède et/ou poison.
A plusieurs reprises, Derrida relève l’utilisation du mot pharmakon ou l’évocation de ses effets, considérant que la séduction des feuillets d’écriture détenus par Phèdre a un effet pharmacologique (de drogue) qui entraîne Socrate dans le cadre bucolique : Socrate, en effet, dit à Phèdre : « Toi, pourtant, tu m’as l’air d’avoir découvert la drogue (pharmakon) pour me faire sortir ». Ce que Phèdre tenait caché sous son manteau, un texte écrit, est ici identifié à un pharmakon. L’on doit à Derrida d’avoir approché au plus près cette drogue/pharmakon dans le « Phèdre », éclairant, ce faisant, que c’est Platon/Socrate qui a, le premier, développé cette notion. Il en relève de nombreuses occurrences et montre aussi comment des interprétations en ont occulté la portée, traduisant le mot par « remède », « poison », « drogue », « philtre », le circonscrivant dans des formules simplistes..
Selon Derrida, la réduction du pharmakon à un couple oppositionnel, fait perdre de vue ce que ce mot contient de supplément par rapport à une pure bivalence remède/poison. Ce supplément, Derrida tente de le théoriser. Il montre que la logique platonicienne d’opposition pure et simple entre deux effets, interrompt « le passage entre des valeurs contraires » : « Platon avance la décision d’une logique intolérante à ce passage entre les deux sens contraires d’un même mot, d’autant plus qu’un tel passage se révélera tout autre qu’une simple confusion, alternance, ou dialectique des contraires. » On peut penser qu’il éclaire ce point de vue lorsqu’il en réalise une sorte d’incarnation dans le conflit opposant Platon et les sophistes. Il y a identité dans la réciprocité violente ; voilà qui fait écho à cette paire oppositionnelle représentée par le pharmakon et les deux serpents, toxique à la puissance deux si rien ne vient ouvrir un passage au-delà de la paire. L’idée que le « passage » est détruit par la logique d’opposition fait naître l’image d’une nécessaire déconstruction de cette logique pour qu’une brèche puisse faire effraction.
Est-ce un geste parricide que veut réaliser Derrida se démarquant de Platon, afin qu’une différance, au sens derridien de ce qui va s’inaugurant d’une différence, puisse initier un progrès dans un dépassement ? Avec cette conception très derridienne d’une logique et d’une écriture-parricide, d’où découle la nécessité de fendre violemment la logique binaire du pharmakon pour y tracer un chemin et un cheminement, le philosophe nous oriente vers son affirmation de l’écriture comme « dissémination », semence qui a vocation de s’éparpiller pour inquiéter et interroger la pensée. La lecture/ écriture du texte de Derrida nécessiterait une sorte de corps à corps plus étroit pour en dégager bien d’autres aspects intéressants. Il est en effet le premier, à ma connaissance, à mettre en lumière que dans la famille étymologique du pharmakon, telle que Platon l’utilise, une absence interroge, celle du pharmakos, le bouc émissaire. Or, selon Derrida, le pharmakos apparaît dès qu’il y a une symétrie d’opposition telle qu’entre Platon et les sophistes ou dans le pharmakon. Ce dernier, réduit à une symétrie logique, polarise la violence sur un exclu arbitrairement expulsé de la cité philosophique. Dans la « République », le pharmakos ce sera le poète. Bernard Stiegler prolongera la question du pharmakos en interrogeant la place et la fonction du bouc émissaire dans une idéologie telle que celle du F.N.
Dans sa conclusion, Derrida imagine un Platon se retirant dans sa pharmacie, ne distinguant plus nettement la nature du pharmakon, cherchant à séparer la vraie de la fausse...mais elles se répètent l’une en l’autre, se substituent l’une à l’autre. Platon monologue et « la parole emmurée se cogne aux encoignures ». « Mais c’est peut-être un reste, un rêve, un morceau de rêve, un écho de la nuit »...Cette mise en scène d’une sorte d’accès de folie, produit une dissémination de la pensée platonicienne. Platon nous en devient plus proche et vivant dans ce moment de confusion onirique que lui prête Derrida. C’est une façon aussi de dire que les contradictions, les hésitations que contient le « Phèdre », permettent la déconstruction derridienne, mettant en lumière la part d’indécidable quant au pharmakon une part d’indécidable qui déborde la nécessité didactique attachée selon Platon/Socrate à l’écriture. C’est à évoquer cet indécidable que s’est attaché le texte de Derrida.
Du pharmakon platonicien, associé à l’écriture, toxique et/ou bienfait, à la notion derridienne de pharmacie, une étape est donc franchie. Derrida conteste le couple oppositionnel poison/toxique montrant qu’il exclut tout passage qui fendrait violemment l’amalgame antagonique et produirait tout un spectre de pharmaka, inclassables mais non sans effets significatifs. Pour résumer, dans sa lecture/écriture du « Phèdre », Derrida supplémente le texte, en fait surgir sa propre conception de l’écriture, disséminée et disséminatrice. Il y décrypte aussi l’exclusion du pharmakos, le bouc émissaire, inévitablement produit par les symétries oppositionnelles.
De la pharmacie à la pharmacologie, l’approche de Bernard Stiegler
Le passage de la « pharmacie » selon Derrida à la pharmacologie selon Stiegler qui s’interroge sur les bouleversements produits par l’écriture numérique, initie une nouvelle étape dans l’élaboration conceptuelle de l’écriture pharmakon. Le terme de pharmacologie est à relier, dans la pensée de ce philosophe, à celui d’organologie. Par ce mot venu de organon, l’outil, il entend l’ensemble des outils, techniques, corporels, politiques, sociaux que nous pouvons utiliser de façon adéquate pour produire des effets d’individuation, de coindividuation, transindividuation, transduction termes qu’il emprunte à Simondon, les utilisant, les prolongeant dans une lecture-supplément, à la manière de Derrida. Tout un réseau d’influences s’en dessine alors. L’écriture/ pharmakon fait partie de ce réseau
Remontant, lui aussi au texte de Platon et disant combien Derrida l’a accompagné dans ce retour aux sources, il s’interroge à son tour sur l’écriture/pharmakon. Il constate que l’on peut faire et l’on fait à l’écriture numérique les mêmes reproches que ceux de Thamous à Thot à propos de l’écriture livresque : destruction de la mémoire, illusion du savoir, prétention.
Selon lui, le danger lié à l’écriture numérique réside en ce qu’elle donne l’information à une vitesse approchant celle de la lumière : elle écrase donc le long terme, détruisant par là même la capacité de concentration. Nous renseignant de façon quasi immédiate, elle rend secondaire le travail de recherche. Nous familiarisant avec les hyperliens, elle nous habitue à une sorte de zapping intellectuel en lequel la pensée se dilue. En outre, des groupes de pression, en particulier le marketing, se l’approprient à l’aide d’outils techniques et scientifiques à la pointe, (comme ce qui, dans les neurosciences permet l’accès au cerveau), pour produire des automatismes, des courts-circuits flattant le consumérisme. Le corollaire en est la production, dans la société, d’une avidité pulsionnelle, la quête d’une jouissance dans un assèchement de nos désirs et une perte de nos capacités attentionnelles. Ces groupes de pression cherchent à écrire dans notre cerveau ; On pense à Platon qui voulait que l’on puisse « écrire dans l’âme, ». Écrire dans le cerveau ... Rappelons ce que disait Le Lay alors P.D.G de TF1: « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (...).Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise ». Nous sommes bien loin de l’idée qu’une forme de « folie poétique », selon Socrate, ouvre à la connaissance. Nous basculons dans une autre folie, une folie d’emprise. Dans ce mouvement pour devancer ou produire nos appétits, on peut faire le rapprochement avec des parents qui, comblant l’enfant, l’inscrivent dans cette souffrance liée à l’impossibilité de désirer puisque leurs attentes sont devancées. C’est cette évolution qui, selon Stiegler, est à l’origine d’un désajustement générateur de souffrance pour tout le corps social. Il écrit dans « Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » que, finalement, si elle permet à l’homme de perfectionner ses organes, « au cours de ce perfectionnement, la technique vient sans cesse compenser un défaut d’être (dont parle aussi Valéry) en provoquant à chaque fois un nouveau défaut – toujours plus grand, toujours plus complexe et toujours moins maîtrisable que le précédent. Ce désajustement constant induit frustrations, blessures narcissiques et mélancolie. » L’on ne peut être heureux, en effet, quand, dans ce désajustement, on perd la concentration, la mémoire, le désir. Si l’écriture/pharmakon, devient, dans un mésusage du numérique, un produit toxique, le corps social répond par l’expression de souffrances diverses et par la désignation de pharmakos, de boucs émissaires. C’est ce qu’illustre l’idéologie du Front National : il fait de ceux qui en souffrent plus que quiconque, les immigrés, la cause de la souffrance sociale.
Quand un poison détruit un corps, il faut chercher une thérapeutique.
Revenant à Platon, Stiegler rappelle que son Académie a joué comme rempart contre le mésusage sophistique de l’écriture. C’est pourquoi, selon lui, l’école n’est pas seulement le lieu d’accès à l’écriture mais celui d’une thérapeutique de l’écriture. Là serait l’antidote au poison quand les supports de mémoire, dont l’écriture manuscrite et imprimée est un cas, se transforment et sont principalement pilotés par le marketing et les industries de programmation. L’école, à tous les échelons, jusqu’à l’université, doit s’emparer des nouveaux moyens proposés par le numérique pour en faire outils favorisant pensée, culture et individuation, « ce qui suppose, précise le philosophe, d’intégrer ces techniques et leur étude dans la base même de la formation du corps enseignant, et à tous les niveaux du système scolaire En réalité, il faut comprendre que l’industrialisation consumériste à l’œuvre depuis le XXe siècle a mis le principe du court-circuit des savoirs au cœur même du processus industriel. Et non seulement les consommateurs mais aussi les savants et les ingénieurs sont touchés par ce processus de prolétarisation, c’est-à-dire de perte de savoir. (...) ».Pour pallier les effets toxiques des usages dominants des nouvelles technologies, et tenter d’en faire des instruments d’autonomie et d’individuation, il faut inscrire selon Bernard Stiegler, l’histoire des supports hypomnésiques, pouvant engendrer la prolétarisation comme la déprolétarisation, dans la formation fondamentale de tous les enseignants et à tous les niveaux. Il s’agit de rendre possible l’appropriation par chacun, de l’écriture numérique tout autant que de l’écriture livresque.
Chacun serait-il alors mieux à même de forger, ciseler sa pensée grâce à un accès à la lecture ? C’est peut-être une utopie, une idéalisation de la transmission limitée à l’enseignement et à un partage de la pensée élitiste, qui n’est sans doute pas le seul moyen de favoriser un esprit critique, même s’il contribue en partie à le fonder. On peut même remarquer qu’il le détruit s’il reste enclos dans des « chapelles » spécialisées Peut-être faudrait-il faire confiance à chacun pour s’intellectualiser en dehors de l’image d’un maître intellectuel, non dans l’enfance évidemment, mais à l’âge adulte ; admettre que l’on peut glaner son bien, en autodidacte, dans toute cette pensée disséminée qui nous est proposée. Tous « intellectuels » en quelque sorte. Quoiqu’il en soit, pour revenir à la lecture, « nous sommes les livres que nous lisons » écrit la neuropsychologue Maryanne Wolf. Il faudrait en déduire que nous devenons aussi ce que la lecture numérique fait de nous. Après le cerveau- lecteur, un cerveau informatisé et pas pour autant informé ?
« Internet rend-il bête » ?
A plusieurs reprises, Bernard Stiegler évoque l’expérience de Nicholas Carr, auteur de « Internet rend-il bête ? ». Dans un article, consultable sur Google, il pose de façon presque semblable, la même question : « Google rend-il stupide ? » Il communique son expérience d’utilisateur constant de la Toile depuis dix ans et s’inquiète pour lui-même : il est devenu incapable de lire un livre ou un long article. Il tente d’analyser ce qui lui arrive : « Ces dernières années, j’ai eu la désagréable impression que quelqu’un, ou quelque chose, bricolait mon cerveau, en reconnectait les circuits neuronaux, reprogrammait ma mémoire. Mon esprit ne disparaît pas, je n’irai pas jusque là, mais il est en train de changer. Je ne pense plus de la même façon qu’avant. » Il évoque les recherches de Maryanne Wolf, déjà nommée, chercheuse à l’université Tufts, auteure de « Proust et le calamar » et de « l’histoire et la science du cerveau qui lit. » « Nous ne sommes pas seulement ce que nous lisons, écrit-elle. Nous sommes définis par notre façon de lire. » Selon Nicholas Carr « Wolf s’inquiète que le style de lecture promu par le Net, un style qui place « l’efficacité » et « l’immédiateté » au-dessus de tout, puisse fragiliser notre capacité à un style de lecture profonde liée à une technologie plus ancienne, l’imprimerie, qui a permis de rendre banals des ouvrages longs et complexes. Lorsque nous lisons en ligne, dit-elle, nous avons tendance à devenir de « simples décodeurs de l’information ». Notre capacité à interpréter le texte, à réaliser les riches connexions mentales qui se produisent lorsque nous lisons profondément et sans distraction, reste largement inutilisée ». Maryanne Wolf indique que notre cerveau, s’il est équipé pour la parole, ne l’est pas pour la lecture : «Nous devons apprendre à nos esprits comment traduire les caractères symboliques que nous voyons dans un langage que nous comprenons. Et le médium ou toute autre technologie que nous utilisons pour apprendre et exercer la lecture joue un rôle important dans la façon dont les circuits neuronaux sont modelés dans nos cerveaux. Les variations s’étendent à travers de nombreuses régions du cerveau, incluant celles qui gouvernent des fonctions cognitives essentielles [...]. Nous pouvons nous attendre à ce que les circuits tissés par notre utilisation du Net seront différents de ceux tissés par notre lecture des livres. »
Lecture/écriture et dé couvertes
Utiliser la Toile facilite la recherche. Mais l’apparition de la lecture numérique pourrait supprimer notre appétence pour la lecture livresque. Quand une nouvelle acquisition se propose, il paraît essentiel de ne pas tout perdre de la précédente et de nous défier d’une religion de la nouveauté. Pourtant, si Platon, dans son « Phèdre », a pu faire à la technique de l’écriture qui se vulgarisait, les mêmes reproches que ceux adressés, de nos jours, au numérique, alors, il faut sans doute garder une relative confiance en notre aptitude à discerner suffisamment les risques de manipulation, d’addiction et de perte du savoir comme du désir, pour tenter de les éviter, donc préserver assez de « culture », au sens large, assez de sensibilité et de créativité pour continuer à inventer. L’art fait figure de pionnier dans cette perspective.
En ce qui concerne l’écrit, le double geste lecture/écriture que propose Derrida paraît précieux : dé couvrir le détail qui, dans un texte, se dérobe, comme un motif dans un tapis ; dé couvrir sa propre pensée quand, ce texte, on tente, par l’interprétation, de le supplémenter... et le croisement avec d’autres interprétations sera un enrichissement. Il s’agit d’une aventure dont il me paraîtrait dommage de perdre le goût car elle représente pour moi un des éléments essentiels qui font « la vie digne d’être vécue » et partagée. Sans doute faudrait-il tenter, non de s’adapter au numérique, mais de l’adopter, pour reprendre des termes de Stiegler : l’utiliser à ses propres fins tout en tâchant de le tenir en respect car nous restons partiellement à sa merci c'est-à-dire dépendants de lui, avec un risque d’addiction et de dé subjectivation, bien repéré et répertorié aujourd’hui, dans de nombreuses approches et interrogations qui laissent la question ouverte.
noelle combet, 2004
source : http://noellecombet.blogspot.com/2014/01/une-pharmacologie-de-lecriture-stiegler.html
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