Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit ».
J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
Dans ce texte, Sartre s’interroge sur la prise de conscience du sujet. On l’a vu, elle n’est pas immédiate mais nécessite de passer par exemple par le langage, l’art ou la révolte. Ici, Sartre considère que la conscience de soi ne s’acquiert pas de manière solipsiste (c’est-à-dire pas le sujet par et vis à vis de lui-même) mais via autrui.
Il illustre cette thèse avec l’expérience d’un « geste maladroit ou vulgaire » qui est vécu de manière neutre pour le sujet; il ne se rapporte pas à lui de manière réflexive. C’est l’apparition d’autrui me voyant réaliser ce geste qui provoque la honte, que Sartre désigne comme « reconnaissance » de soi : je reconnais que je suis comme autrui me voit.
Si je refusais cette image, je ressentirais de la colère ou de l’agacement devant « un mauvais portrait de soi qui nous prête des bassesses que je n’ai pas. » En revanche, la honte est l’indice d’un dévoilement de ce que je suis dans et par le regard d’autrui.
Autrui me permet alors de me connaitre objectivement (car autrui me voit d’un point de vue externe) mais aussi parce qu’il m’objective, il me fige dans une essence, un « être maladroit ou vulgaire ».
Autrui est donc une condition de la connaissance de soi. Cependant je ne peux me réduire à ce regard car je suis plus, autre que cette essence dans laquelle il voudrait me figer. Je suis libre d’être autre chose, « j’ai à être » quelqu’un d’autre.
C’est ce qui fera dire « L’enfer c’est les autres » non qu’ils soient méchants, qu’ils me critiquent ou que la société soit aliénante mais que ce regard est nécessaire et réducteur.
La connaissance de soi nécessite donc la somme de deux regards : celui que je porte sur moi et celui qu’autrui porte sur moi. Se réduire à l’un comme à l’autre me prive d’une réelle connaissance de moi-même.
Au passage, notez que la conscience morale surgit médiatement, par la présence réelle ou imaginaire d’autrui.
source :https://lewebpedagogique.com/charlierenard/2015/10/11/autrui-mediateur-entre-moi-et-moi-meme/
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