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Lévinas, "Ethique et infini", le visage

Publié le 17 Janvier 2019, 03:58am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

Lévinas, "Ethique et infini", le visage

"Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.  Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer. Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».

Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini (1982).

 

Dans un extrait de Ethique et infini , Emmanuel Lévinas s’interroge sur le sens de la relation avec autrui. Que se passe-t-il quand je rencontre autrui ? Que révèle l’expérience banale de la rencontre d’autrui ? Regarder le visage d’autrui ce n’est pas seulement, pas premièrement observer une réalité qu’on pourrait décrire comme lorsqu’on fait le portrait d’une personne. La relation avec ce que Lévinas appelle le visage de l’autre est décrite ici comme une relation éthique. Qu’entend-il exactement sous ces mots, « le visage » et « éthique » ? Qu’est-ce que le visage ? Qu’est-ce qu’une éthique ? Pourquoi peut-il affirmer que « l’accès au visage est d’emblée éthique » ? Dans cet extrait, la relation avec la personne de l’autre est placée sous l’horizon de la non-violence : le visage, explique Lévinas, interdit de tuer, m’adresse cette parole qui est un commandement : « Tu ne tueras point. » Le lecteur ne peut-être que déconcerté par cette thèse qui ne semble pas s’appuyer sur notre expérience quotidienne. En effet, quand nous rencontrons quelqu’un, nous ne percevons pas immédiatement que son visage signifie cet interdit fondamental. Nous voyons dans un visage un front, deux yeux, un nez une bouche. Or, Lévinas conteste que le visage puisse être réduit à une tête. Sa thèse est d’autant plus paradoxale qu’en plus de dire que le visage, en un sens, n’est pas « vu », il ajoute que tout en interdisant de tuer, le visage appelle à un acte de violence. Comment de telles affirmations sont-elles établies ? Dans un premier temps, qui correspond au premier paragraphe, Lévinas commence par écarter le sens que l’opinion commune peut donner à la notion de visage, et cette critique va permettre à l’auteur, dans un deuxième temps (le deuxième paragraphe), d’indiquer positivement ce qu’est le visage. Le dernier paragraphe renforce l’argumentation en exposant la distinction entre le personnage – le rôle social que nous jouons – et la personne, unique et irremplaçable, dont la valeur est absolue. La fin du texte réaffirme la thèse énoncée au début : « la relation au visage est d’emblée éthique. » Qu’entendre précisément par là ?

Dès le début de cet extrait d’Ethique et infini , Lévinas annonce sa thèse : « Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. » Le lecteur peut s’interroger sur ce que l’auteur entend par ce mot de la langue courante : le visage. Et il convient aussi de se demander ce que recouvre la notion d’éthique. C’est en s’interrogeant sur le sens de ce que Lévinas appelle le visage que l’on pourra préciser la signification du concept d’éthique. Indiquons provisoirement que le mot éthique, par son étymologie, s’applique à cette partie de la philosophie qui étudie les mœurs, et particulièrement la morale. Mais ici, il ne s’agit donc pas d’une morale qui nous prescrirait ce qu’il faut faire ou ne pas faire, mais plutôt d’une interrogation qui vise à élucider le sens de la relation avec autrui. Il ne s’agit pas ici de proposer une morale, avec ses règles et ses normes, mais de proposer une description de ce qui se passe lorsque nous rencontrons autrui, lorsque nous sommes face au visage de l’autre.

Lévinas commence par écarter une fausse signification du visage. Nous comprenons qu’un visage, selon la philosophie de Lévinas, ce n’est pas une tête, autrement dit « des yeux, un front, un menton », ce n’est pas cet objet que nous percevons par la vue, cet objet que l’on peut décrire. Lorsque nous rencontrons une personne et que nous en parlons, nous pouvons en faire le portrait, décrire les caractéristiques physiques de la personne, décrire la forme du visage, la couleur des cheveux, des yeux, etc. Mais faire cela, dit Lévinas, c’est se tourner vers autrui « comme vers un objet ». Ce regard objectivant c’est ce regard qui se pose sur moi de haut, qui me surplombe et me chosifie. Mais regarder ainsi en objectivant autrui, c’est, au mieux manquer ce qu’il y a de spécifique et de singulier dans cet événement qu’est la rencontre d’autrui, au pire nier la singularité de sa personne. Pourquoi en est-il ainsi ? Qu’est-ce qui différencie le regard que je pose sur les personnes du regard que je pose sur une chose que j’observe pour la connaître ? Du point de vue de la perception, y a-t-il une différence entre la perception que j’ai d’une chaise par exemple, et la perception que j’ai de votre visage ? En un sens on pourrait dire que non. La chaise a un dossier rouge, vous avez des yeux bleus. Je perçois l’une, je perçois l’autre. Dans un cas comme dans l’autre, j’accomplis le même acte : je dirige mon regard vers une réalité, la chaise, la table, ou vers une autre, le visage. Et pourtant regarder un visage, cela ne revient pas à regarder un objet. Pourquoi ? D’abord, très simplement, autrui n’est pas un objet, mais il est un sujet. Autrui est un moi – et en cela il est identique à ce que je suis, puisque je suis un moi – mais il est un moi qui n’est pas moi. L’autre n’est donc pas objet, mais sujet , et, parce qu’il n’est pas moi, il est un sujet absolument étranger au sujet que moi je suis. Il y a ainsi une énigme de l’autre. L’altérité d’autrui se manifeste d’abord par le fait que je ne peux pas comprendre l’autre au sens où comprendre c’est prendre avec, c’est-à-dire englober, assimiler, ramener au même. L’autre m’échappe, en raison de son altérité même, car il est mystère. On ne peut pas, au sens rigoureux de ce verbe, connaître autrui, car connaître revient toujours à objectiver. La conscience d’autrui, qui fait que l’autre est un sujet, est à jamais inaccessible à la mienne. En ce sens, une personne qui m’est proche m’est toujours plus ou moins étrangère. En revanche, les choses que je perçois ne m’échappent pas. Ma relation avec un objet se réduit à la perception que j’en ai : il s’agit d’une relation de connaissance, d’appropriation, d’usage. Les choses sont là, sous la main, je les utilise. A la différence des personnes, les choses sont en mon pouvoir. La relation avec autrui – relation qu’on appelle intersubjective – en revanche ne peut se réduire à une relation dominée par la perception et par la connaissance – laquelle implique un pouvoir. Mais si le sens du visage d’autrui ne se donne pas à moi par la perception que j’en ai – s’il n’est pas l’objet d’un savoir – qu’est-il donc ?

C’est à cette question que répond le deuxième paragraphe. Qu’est-ce qui est spécifiquement visage ? Après avoir écarté une fausse signification de ce qu’est le visage, Lévinas, dans un paragraphe bref et dense, expose les caractéristiques propres du visage.

« Il y a d’abord la droiture du visage, son exposition droite, sans défense. » Quatre traits distinctifs sont repérables : la droiture du visage (1), son exposition au regard (2) – et à la violence – donc sa vulnérabilité, sa nudité (3), qui est un dénuement, une pauvreté (4). Qu’entendre par cette analyse qui commence par souligner la droiture du visage ? On peut remarquer qu’il y a en effet une rectitude du visage de l’autre qui se tient droit face à moi et me regarde droit dans les yeux . La relation avec autrui est une relation de face à face – même si autrui n’est vu que de dos. Il y a une droiture parce que la relation avec autrui est directe, en ligne droite. Cette droiture est particulièrement visible dans les sculptures et les portraits d’Alberto Giacometti. Nous faisons l’expérience de la droiture du visage de l’autre lorsque nous le regardons en face. Le mot droiture n’indique pas seulement une verticalité et une hauteur. Il fait signe vers l’idée de dignité, de grandeur, d’élévation de la personne d’autrui. C’est peut-être pour cela que Giacometti a été amené à allonger ses statues d’où se dégage le sentiment tout ensemble d’une dignité et d’une fragilité. Précisément, Lévinas attire notre attention sur la vulnérabilité de l’autre : il y a droiture mais il y a aussi exposition du visage. Le visage est découvert – ou à découvert – et à ce titre vulnérable. Il est « sans défense », sans protection. Aucune armure ne vient protéger autrui. C’est pourquoi autrui m’appelle, demande ma protection. Mais avant que je réponde à son appel, je peux constater sa vulnérabilité. A quoi le visage est-il exposé ? Il est bien sûr exposé au regard de l’autre et on sait que le regard peut gêner, voire menacer. Nous cherchons souvent à nous soustraire aux regards des autres. Dans L’être et le néant , Jean-Paul Sartre analyse longuement l’expérience du regard afin de faire apparaître toute la dimension de violence qu’il peut y avoir dans un regard et d’abord dans le fait qu’un regard posé sur moi m’objective – et éventuellement me fusille. L’autre est donc exposé autant à mon regard qu’à ma violence. S’il en est ainsi, c’est parce que le visage est, au sens propre du terme, nu. Nous nous habillons non pas seulement pour des raisons thermiques, pour nous protéger du froid, mais d’abord pour cacher notre nudité, pour nous dérober au regard d’autrui. Se vêtir, c’est se cacher et c’est empêcher l’autre de m’atteindre dans mon intimité. Mais les seules parties du corps que nous laissons nues sont les mains et le visage. La peau du visage est nue mais, précise Lévinas, « d’une nudité décente » : cette remarque nous fait comprendre que nous ne sommes pas enclins à vêtir un visage qui peut rester nu, qui n’a pas de raison de se cacher puisqu’il n’y a pas lieu d’avoir honte de la nudité de son visage. Or, que révèle cette nudité ? Lévinas joue sur le mot nu. Cette nudité n’est pas seulement physique : il s’agit aussi d’un dénuement au sens d’une misère. « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle. » C’est en raison de cette pauvreté que nous pouvons être amenés à nous protéger en nous masquant. Assurément, cette pauvreté n’est pas économique. Même le visage du riche est caractérisé par son dénuement. Supposons un homme menacé par un autre. Que vont me dire ses yeux alors qu’il sent la lame de mon couteau ou qu’il sait que la balle de mon revolver peut l’atteindre à bout portant ? C’est bien sûr une détresse qui s’exprimera dans le regard effrayé et démuni de l’autre. S’il y a une pauvreté essentielle – inséparable de la personne d’autrui –, c’est d’abord parce que l’autre est mortel, et, on l’a dit, exposé à ma violence. Ce qui pour Lévinas atteste ce dénuement, cette fragilité, c’est le fait que nous nous efforçons de la cacher : on se donne des poses. Par cette remarque, Lévinas annonce la troisième partie. Le visage est nu, mais bien que dévêtu, nous le masquons. Pourquoi se masquer ? Bien sûr parce que nous sommes, en raison même de notre vulnérabilité, menacés. En ce point, Lévinas énonce un paradoxe qu’il nous faut éclaircir : le visage nous invite « comme à un acte de violence » et il est en même temps ce qui nous « interdit de tuer. » Comment expliquer cette ambivalence ? La tentation du meurtre existe. Le meurtre dit Lévinas dans Totalité et infini , est un acte banal. Or, la tentation du meurtre est d’autant plus forte que ce que l’autre me donne à voir de lui, c’est précisément sa pauvreté, son dénuement, sa détresse, sa mortalité. Mais surtout, si je peux être tenté de tuer autrui, c’est parce que le meurtre consiste à anéantir l’autre. Qu’est-ce que tuer et pourquoi chercher à tuer autrui ? Tuer, c’est détruire, c’est faire passer l’être vivant et mortel à l’état de cadavre, autrement dit de chose. Tuer, c’est absolument nier l’altérité de la personne d’autrui. Tant qu’autrui est vivant, je ne peux le dominer tout à fait : il échappe toujours à la tentation que je peux avoir de l’asservir. Je ne peux jamais complètement soumettre autrui à mon pouvoir. Pourquoi ? C’est précisément en raison même de son altérité qu’autrui échappe à mon pouvoir. Et c’est aussi pourquoi autrui est le seul être que je peux vouloir tuer. Toutefois, tuer ne permet même pas d’exercer vraiment un pouvoir sur autrui : tuer, ce n’est pas dominer, mais anéantir. « Le meurtre exerce un pouvoir sur ce qui échappe au pouvoir » (Totalité et infini , p. 216.) Toutefois, en tuant je détruis certes l’autre, mais je ne peux pas complètement l’anéantir car je ne peux pas faire en sorte qu’il n’ait jamais existé. Ainsi, par sa vulnérabilité, le visage s’expose à ma violence et tout ensemble m’ordonne : « tu ne commettras pas de meurtre. » Il est possible de chercher à vérifier ce que dit Lévinas à propos de l’interdit du meurtre que le visage signifierait. Bien des récits de guerre attestent qu’il est difficile de tuer quelqu’un qui vous regarde en face (Voir le livre d’Emilio Lussu, Des hommes contre ). On peut aussi prendre l’exemple de romans et de films comme La Bête humaine de Zola adapté au cinéma par Renoir puis par Fritz Lang sous le titre Désirs humains . Dans ces films, un meurtrier renonce à tuer sa victime, parce qu’il la voit chancelante, ivre, fragile. Ce n’est pas un sursaut de la conscience morale qui empêche de tuer, mais c’est la fragilité de l’autre qui, littéralement, désarme le meurtrier.

Afin d’examiner plus précisément cette signification du visage, il faut reprendre la distinction développée par Lévinas en troisième partie entre le visage et le personnage social.

« Le visage est signification, et signification sans contexte. » Par cette remarque, Lévinas suggère l’idée d’un absolu de la personne d’autrui. Qu’est-ce qu’une signification sans contexte ? Il ne peut s’agir que d’une signification qui s’impose indépendamment de toute autre signification, d’une signification qui n’est pas comprise en fonction d’une autre signification. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, nous rencontrons une personne qui est insérée dans la société, qui y occupe une place, qui exerce une fonction. Nous ne rencontrons donc non pas une personne dont la valeur serait absolue, mais ce que Lévinas appelle un « personnage », à savoir quelqu’un qui assume une fonction sociale, plus ou moins prestigieuse : professeur à la Sorbonne ou vice-président du conseil d’Etat. Qu’est-ce qu’un personnage ? Et qu’est-ce qui distingue le personnage de la personne d’autrui ? Les deux mots, personne et personnage, viennent du latin personna ; ce terme désigne le masque de théâtre au travers duquel résonne la voix de l’acteur. Mais bien que l’étymologie soit commune, les deux mots s’opposent. Le personnage dont parle ici Lévinas, c’est le rôle social. Le personnage se masque, il tend à occulter la personne qu’il est, de même que l’acteur de théâtre porte un masque. La signification du personnage n’est pas absolue, mais relative. Le professeur à la Sorbonne par exemple va revêtir des vêtements qui vont le différencier de ses étudiants. Par leur manière de se vêtir, les étudiants jouent aussi un rôle par rapport à leur professeur. Chacun, donc, dans la société, occupe une place correspondant à la fonction exercée. C’est en ce sens que la signification du personnage ne se déduit que du contexte social dans lequel il est inséré. On peut de plus noter que si les personnes que nous sommes sont uniques et irremplaçables, et ont une valeur absolue, il est en revanche toujours possible de remplacer les personnes en tant qu’elles exercent leurs fonctions. La personne est irremplaçable, mais la fonction qu’elle exerce, elle, peut être remplacée. La personne ne se réduit ainsi pas à sa fonction sociale. Lévinas montre dans ce passage que la personne d’autrui fait exception par rapport à toutes les autres réalités. « Le sens de quelque chose, écrit Lévinas, tient dans sa relation à autre chose ». Telle est la règle générale : une chose, ou une fonction sociale, tire son sens de sa situation par rapport à autre chose ou par rapport à une autre fonction sociale. Mais tel n’est pas le cas d’autrui. « Le visage d’autrui est sens à lui seul. » « Toi, c’est toi. » Par ces phrases très simples, Lévinas entend souligner l’absolu de la personne d’autrui . Nous savons depuis Kant que la personne, par différence avec les choses qui sont pour nous des moyens, est unique, est non-interchangeable et que son unicité constitue ce que Kant appelle sa dignité. Mais Lévinas ici va plus loin que Kant. Il indique que la personne d’autrui transcende le monde sensible : « on peut dire que le visage n’est pas “ vu ”. » Que veut-il dire par cette affirmation déconcertante ? A l’évidence, nous voyons le visage d’autrui puisqu’il apparaît dans le monde sensible. Mais ce n’est pas à partir de la perception visuelle qu’on peut découvrir sa signification. Voir, c’est déjà savoir et c’est s’approprier l’objet que l’on voit. Or, comme on l’a signalé, autrui ne peut être l’objet d’un savoir, et ce en raison de son altérité, de son étrangeté radicale. Autrui ne peut pas être une partie d’une totalité qu’un savoir pourrait englober : « la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. » Il y a donc d’un côté l’ensemble des réalités, des choses, des institutions, qui sont là et qui forment une totalité que le savoir peut englober, et, de l’autre côté, la personne d’autrui qui ne se laisse pas enfermer dans cette totalité. En quoi consiste donc la relation au visage, puisque cette relation n’est pas de même nature que la relation que nous entretenons avec toutes les autres réalités ? Cette relation avec autrui, répète Lévinas à la fin de ce passage, est une « relation d’emblée éthique ». Qu’entend-il par-là ? La relation avec autrui n’est ni de l’ordre d’un voir ni de l’ordre d’un savoir, mais elle est de l’ordre d’un entendre. Être en relation avec autrui c’est être interpellé par cette parole très ancienne qui se trouve être un commandement : « tu ne tueras point. » Ce commandement – le sixième du Décalogue (les dix paroles) – est fondateur de l’humanité. (Deutéronome , 5- 6-22) Il a été révélé à Moïse par Dieu sur le mont Sinaï. Mais selon Lévinas, ce n’est pas seulement Dieu qui m’ordonne de renoncer à ma violence, de résister à la tentation du meurtre, ce n’est pas une autorité supérieure à moi qui m’interdit de tuer. C’est autrui, dont le visage se caractérise, on l’a vu, par la nudité, le dénuement, la misère, la mortalité. Littéralement, le visage, c’est ce qui me désarme parce que c’est la réalité la plus désarmée qui soit. « Ce qu’il y a de plus faible est aussi ce qu’il y a de plus impératif. » (Salomon Malka, Lire Lévinas , éd. du Cerf, p. 22). Il y a donc une autorité qui provient de la personne d’autrui qui est infiniment démunie. Enfin, en m’adressant ce commandement, le visage me parle. Que faire face à cette parole, si ce n’est répondre ? Or, répondre à celui qui me parle, c’est déjà répondre de lui. La relation avec autrui est éthique car c’est une relation de dialogue, une parole m’est adressée, et lui répondre c’est déjà assumer ma responsabilité. L’expérience d’autrui est l’expérience d’une responsabilité infinie. Telle est finalement la définition de l’éthique : l’autre c’est celui qui m’oblige infiniment.

Emmanuel Lévinas propose dans cet extrait une phénoménologie de la relation avec autrui déroutante : nous découvrons que cette expérience banale, rencontrer autrui, est non seulement une expérience éthique, mais est de surcroît une expérience de la transcendance, puisque le commandement éthique que le visage manifeste est ce commandement infiniment plus ancien que moi. Il y a donc une hauteur de l’autre – ce qu’on peut appeler une transcendance – puisqu’il me commande comme un maître, et en même temps une pauvreté à laquelle je dois répondre. Ce n’est pas par sa force qu’autrui m’ordonne, mais au contraire en raison de sa fragilité. L’éthique n’est ainsi pas une morale, mais elle est d’abord la prise en compte de l’autre, qui m’oblige à me mettre en question l’éthique est ouverture à l’humanité de la personne d’autrui, et cette ouverture, qui prend la forme d’une responsabilité infinie, est constitutive de mon humanité.

Annexes:

- Jean Genet , in L’atelier d’Alberto Giacometti , Œuvres complètes , t. V, (Gallimard, 1979) p. 50-51.

  • Emile Zola , La bête humaine
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