Le devoir de mémoire confère une portée morale à la mémoire collective. Il s’agit en effet de l’obligation morale de rappeler un événement historique tragique, en reconnaissant les souffrances des victimes, afin de prévenir la reproduction des mêmes crimes. Sur le plan sémantique, l’expression « devoir de mémoire » ne faisait cependant pas partie du vocabulaire des associations d’anciens déportés.
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Le devoir de mémoire est un concept né après la Seconde Guerre mondiale. L’idée sous-jacente était alors que la chance d’avoir survécu engendre, pour le rescapé, un impératif moral auquel il lui est impossible de se soustraire : son expérience tragique unique est porteuse d’enseignements pour la société. En pratique, les déportés les plus politisés de Buchenwald et Mauthausen ont par exemple pris l’initiative, à leur libération, de prononcer des serments visant à entretenir la solidarité née dans les camps et à poursuivre la lutte contre le fascisme. À sa création en 1945, le mouvement déporté rassemblant les survivants des camps s’est ainsi donné une finalité à la fois commémorative, qui relève du culte des morts, et politique : « 1° honorer la mémoire des Français assassinés et de maintenir présents, à l’esprit de tous les Français et Françaises, les actes de barbarie dont se sont rendus coupables les assassins nazis et leurs collaborateurs […] 2° empêcher par cette propagande et ce rayonnement le retour des conditions politiques et sociales qui ont permis l’instauration des régimes partisans de ces méthodes d’autorité[1] » (Statuts de l’Amicale de Mauthausen, 1947). Dans les premiers temps, les associations ont fait ériger des monuments commémoratifs en même temps qu’elles organisaient des pèlerinages pour le recueillement des familles de déportés.
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Le devoir de mémoire a été popularisé dans les années 1990. Si des occurrences anodines ont été trouvées dans les années 1970, à la fin desquelles la mémoire est devenue un objet d’étude historiographique[2], la formule n’a véritablement émergé qu’à partir des années 1980. En 1983, Pierre Nora l’utilise pour caractériser la volonté diffuse, dans la société française, de revenir au passé afin de remédier au déracinement provoqué par l’industrialisation. Le ministre des Anciens Combattants (de 1981 à 1986) et ancien résistant Jean Laurain donne parallèlement au terme « mémoire » une valeur institutionnelle. C’est à partir de la fin des années 1980 que le concept de « devoir de mémoire » se recentre sur la Shoah, à l’égard de laquelle il exprime les nécessités d’un impératif moral général ; de la dénonciation de l’impunité des criminels impliqués ; de la redéfinition de la judaïté après le génocide ; et de la lutte contre le négationnisme de l’extrême droite. L’expression accède à la lumière au début des années 1990 à mesure qu’est davantage soulignée la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs. En 1993, trois semaines après être donnée au bac L de philosophie (« Pourquoi y a-t-il un devoir de mémoire ? »), elle est reprise dans l’émission de débat La marche du siècle par les historiens Éric Conan et Henri Rousso ; puis donnée comme titre, en 1995, à un livre posthume du rescapé d’Auschwitz Primo Lévi.
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Le devoir de mémoire a pris une ampleur qui pose question. Le concept a intégré le langage courant à partir de la fin des années 1990. Les médias l’ont vulgarisé ; les hommes politiques, les associations, et les responsables religieux s’en sont saisis, en conséquence de quoi il a subi une double évolution. Tout d’abord, son sens s’est étendu à l’expérience des résistants, à la mémoire de la Première Guerre mondiale, au génocide arménien (1915-1917), à l’esclavage et à la traite négrière, au génocide des Tutsis au Rwanda (1994), ou encore aux mémoires dites postcoloniales comme celle de la guerre d’Algérie. En France, quatre lois mémorielles en ont découlé : la loi Gayssot de 1990, la loi du 29 janvier 2001, la loi Taubira de 2001, et la loi Alliot-Marie de 2005. Or, des historiens ont craint que la victimisation et la judiciarisation du débat ne nuisent à la compréhension du passé[3]. Le devoir de mémoire a donc été remis en question dans un second temps. En décembre 2005, la pétition Liberté pour l’histoire publiée dans Libération par 19 historiens a demandé le retrait des lois mémorielles et l’indépendance de l’histoire à l’égard des pouvoirs publics et des médias. La baisse de ses occurrences a ensuite révélé une forme de défiance des milieux institutionnels et universitaires à l’égard de l’expression « devoir de mémoire », désormais associée à un risque d’instrumentalisation et au développement du communautarisme.
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[1] La numérotation a été ajoutée par Romain Treffel.
[2] Depuis l’article Mémoire collective (1978) de Pierre Nora.
[3] En 1996, déjà, Antoine Prost appelait de ses vœux un « devoir d’histoire » : « Rappeler un événement ne sert à rien, même pas éviter qu’ils ne se reproduise, si on ne l’explique pas (…) Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire » (Douze leçons sur l’histoire).
source : https://1000-idees-de-culture-generale.fr/devoir-de-memoire/
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