Introduction
Analyse de l’énoncé: Le « ne…que… » sous-entend que ce serait réducteur de tenir l’inconscient pour seulement un moindre degré de la conscience, et donc qu’il doit être autre chose que cela.
Dire ce que signifie l’expression: l’inconscient serait seulement de la conscience, mais moins éveillée, plus endormie… Par exemple les choses qu’on a appris avec beaucoup d’attention consciente, comme marcher ou tenir sur un vélo, ou nager, ou conduire une auto, deviennent peu à peu si machinales et automatiques qu’elles ne demandent plus d’effort ce qui permet de les effectuer sans s’en apercevoir, inconsciemment. Bref ce seraient des actes de conscience explicites qui seraient devenus implicites une fois le corps éduqué à les pratiquer, si bien qu’on les ferait sans conscience. On peut aussi à la manière des petites perceptions de Leibniz considérer que la conscience n’est qu’une certaine quantité d’inconscient: nous percevons inconsciemment le bruit de chaque goutte d’eau mais il est trop faible pour franchir le seuil quantitatif de la conscience, tandis que toutes les gouttes additionnées dépassent un certain seuil et devient le bruit consciemment audible des vagues. Dans ce schéma leibnizien, l’inconscient est aussi un degré moindre de conscience, il est de la perception, il a les mêmes caractéristiques, mais en plus faible.
A cette vision on peut opposer l’idée que l’inconscient serait autre chose que de la conscience. Si la conscience est une vue, l’évidence de l’intuition, l’inconscient serait une force, une dynamique qui opère sans avoir besoin de conscience. Pour montrer qu’il serait autre chose, on peut s’appuyer sur les notions de refoulement et de sublimation, de conflit entre la conscience et l’inconscient, pour montrer que l’inconscient est autre chose que de la conscience endormie puisqu’il devient un véritable adversaire. Cette adversité peut avoir des effets désastreux ou créatifs mais c’est une adversité et non un sédiment passif de l’activité de la conscience. Il y aurait une activité propre de l’inconscient, qui n’aurait jamais été consciente, et dont une partie aurait donné naissance à la conscience tandis que l’autre partie aurait toujours été refoulée. Il y aurait ainsi deux moi, l’un conscient et l’autre inconscient, qui ne se connaissent pas mais cohabitent de façon plus ou moins conflictuelle et plus ou moins complémentaire.
Le problème: Si l’inconscient n’est en rien un degré moindre de la conscience, comment la conscience pourra-t-elle avoir relation avec lui, voire l’explorer, ou sortir de lui? D’où vient-elle alors? De quel ailleurs? Si l’inconscient n’est qu’un degré moindre de conscience, pourquoi résisterait-il activement à être connu de la conscience? Comment penser le refoulement, la sublimation, les déguisements de l’inconscient, la nécessité pour lui de se satisfaire en cachette de la conscience, voire contre elle? Sans doute faut-il que l’inconscient soit en un certain sens un degré de conscience moindre, mais s’y réduit-il? Suffit-il de penser de la conscience amoindrie pour comprendre l’inconscient et son rapport à la conscience ou faut-il aussi le penser autrement que comme un degré plus faible de conscience?
I/ Hypothèse que l’inconscient n’est en rien un degré plus faible de conscience mais tout autre chose, en réfutant un certain aspect de la pensée de Descartes qui sous-estime l’indépendance de l’inconscient et son influence sur la conscience.
partie I: l’inconscient moindre degré de la conscience, la conscience reste souveraine.
partie II: l’inconscient a sa dynamique propre qui échappe à la conscience et peut l’illusionner. (Là la distinction entre autonomie et hétéronomie pouvait aider, mais elle n’intervient qu’après avoir analysé l’énoncé.)
Il existe un traitement classique de cette question, qui consiste à placer Descartes contre Freud, en disant que Descartes réduit l’inconscient à n’être qu’un moindre degré de conscience, et en disant que Freud a révélé à l’humanité que l’inconscient est bien autre chose que cela, à la suite de Schopenhauer et Nietzsche.
Ce traitement est, pour l’essentiel, exact, même si en réalité il néglige certains détails qui, vus attentivement, ouvrent des perspectives fortes. Il est exact si l’on prend certains textes et certaines citations célèbres de Descartes, d’une part. Il est exact d’autre part si l’on s’en tient à l’impact de la pensée cartésienne sur la communauté savante puis, plus largement, sur le grand public, et qu’on le compare à l’impact des textes de Freud sur la communauté savante puis sur le grand public.
Le Descartes connu, c’est celui qui dit que la conscience, c’est-à-dire l’âme, ou l’esprit, car Descartes confond les trois termes, est la chose la plus aisée à connaître qui soit, est la chose la plus claire du monde, et qu’elle est toute la pensée, de sorte qu’il n’y a pas de pensée inconsciente. Cette pensée parfaitement claire serait une substance transparente à soi, simple et claire, dénuée d’obscurité. La seule obscurité de la pensée lui viendrait de son union au corps, mais cette union n’est qu’un fait accidentel et pas du tout une nécessité essentielle. [Substance ne veut pas dire matière, mais source première, d’où tout jaillit, principe d’action.]
Le texte le plus souvent cité à l’appui de ce Descartes là, est le suivant: « Par ce mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes. » Si une chose se fait en moi, mais de telle sorte que je ne m’en aperçois pas immédiatement par moi-même, alors ce n’est pas de la pensée. Battements du coeur, circulation sanguine, se font en moi sans que je m’en aperçoive immédiatement par moi-même, donc il ne sont pas de la pensée, pas psychologiques, mais des mouvements corporels, physiologiques. L’intuition est immédiate et est déjà par elle-même, dans son immédiateté, une connaissance.
Il y a bien de l’inconscient chez Descartes, mais il n’y a pas d’inconscient psychologique, seulement de l’inconscient physiologique. Du coup pour l’inconscient psychologique, il faut aller voir ailleurs, chez Nietzsche ou chez Freud.
Les tics, les tocs, les lapsi dont je ne m’aperçois pas toujours immédiatement par moi-même, sont donc de l’inconscient qui ne saurait se réduire à du physiologique, ils ont une signification psychologique indiscutable, dira Freud, et cela réfute l’immédiateté cartésienne non seulement du psychique, mais même de la conscience. Les illusions consécutives aux mouvements de refoulement-sublimation montrent que la conscience n’est pas immédiate, elle est médiatisée par l’inconscient qui opère des refoulements et des déguisements qui trompent ou illusionnent la conscience. Ces illusions sont autre chose que des degrés moindre de conscience, et ne peuvent s’y réduire. Avoir peur d’être mordu par un cheval n’est pas un degré de conscience amoindri, car Hans est très conscient d’avoir peur d’être mordu par un cheval, mais ce fort degré de conscience est illusoire, car il a en réalité peur d’être puni par son père. L’inconscient n’est pas seulement une sorte d’inconscience hypnotique ou somnambulique, mais bien un ensemble de forces psychiques et de significations qui résistent à devenir conscientes et qui peuvent illusionner la conscience.
II/ La conscience n’est pas elle-même obscure, non parce qu’elle serait habitée par de l’inconscient qui échappe, mais parce qu’elle contiendrait en elle-même, dans le fait d’être conscience, une énigme étonnante: qu’une lumière soit, voilà qui serait merveilleux, en raison d’une ouverture sur l’infini ou sur l’universel qui dépasse ce dont nous pouvons rendre raison par nos simples moyens humains maîtrisés par nous.
D’abord, le côté réducteur consisterait à sous-estimer l’opacité de l’inconscient, à croire qu’il n’est que de la clarté qui se serait sédimentée. Cela suppose que l’inconscient soit obscur, que la conscience soit claire, et que la réduction réduirait injustement l’obscur au clair. Or si l’inconscient est obscur, cela n’implique pas que la conscience en elle-même n’est rien d’obscur. Même chez Descartes, l’auteur toujours cité pour sa théorie de la transparence et de l’immédiateté de la conscience, la situation n’est pas si simple. Que lit-on en effet lorsqu’on s’aventure dans la troisième méditation métaphysique? « J’ai d’abord en moi l’idée de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de moi-même. » Cette phrase est rapidement suivie de celle-ci: « Car il est de la nature de l’infini que ma nature, qui est finie, ne le puisse comprendre. »
Je suis fini, je ne puis comprendre l’infini qui me dépasse totalement, qui me transcende complètement. Mais cet infini incompréhensible, j’en ai en moi l’idée avant d’avoir l’idée de moi-même. Bref Dieu mystérieux est plus intime à moi-même que moi-même, dirait Saint Augustin. Autrement dit, si je suis conscient, si je peux identifier consciemment le fini, c’est parce que je suis ouvert sur l’infini qui me dépasse. Si j’identifie explicitement chaque nombre entier fini, c’est parce que j’ai implicitement présent à l’esprit qu’il en existe une infinité ouverte. J’identifie parce que je suis ouvert, et cette ouverture me dépasse, est une énigme, qui est plus proche de moi-même que moi-même. La raison en moi suppose l’ouverture sur l’infini, qui est un mystère impénétrable pour ma finitude. Je suis fini ouvert sur l’infini qui me dépasse, et cela fait de moi un être ouvert sur des horizons d’universalité et de science qui dépassent le contenu fini actuel de ma conscience. Les contenus de ma conscience sont tous finis, mais ma conscience est un champ ouvert au-delà de soi-même, ouvert non par moi mais par un Autre en moi, plus proche de moi que moi. Où est ici la transparence du cogito? Où est son immédiateté si c’est un autre en moi qui est source de cette ouverture qui me dépasse?
En réalité, cet infini est à la fois proche et lointain, médiat et immédiat, clair et obscur ;
Vue ainsi, la conscience est étonnante, elle est une figure exemplaire du mystère et non la chose la mieux connue et la plus claire. Sa familiarité extrême est une face de sa tout aussi extrême singularité. Cette étrangeté n’est pas un accident qu’on pourrait supprimer, mais un composant essentiel de la conscience: il faut qu’il y ait du tout autre pour que quelque chose apparaisse dans l’évidence d’un voir conscient sur fond de réalité unique. Heidegger le redira en tentant une approche renouvelée, lorsqu’il dira la nécessité du secret dans la lumière même de toute évidence. Il ne s’agit pas là de l’inconscient dans la conscience, mais de l’altérité dans l’identité, ce qui est nettement différent.
Si la conscience n’est rien de clair, penser l’inconscient comme un moindre degré de conscience n’implique pas qu’on sous-estime les obscurités de l’inconscient.
III/ Si la conscience est le paradoxe d’une individualité ouverte au-delà d’elle-même, l’inconscient n’est-il pas déjà de l’individualité ouverte au-delà d’elle-même mais sur un mode plus faible, un moindre degré d’ouverture, lui aussi, comme l’individu conscient, attaché à son individualité?
N’est-ce pas parce qu’il est attaché à l’individualité des plaisirs qu’il a ressentis que l’inconscient se dissimule? (L’attachement à la fusion éprouvée avant la naissance.) Ne sent-il pas que la conscience, en éclairant certains plaisirs, va les transformer, les faire changer? Or changer c’est devenir autre: le plaisir qui s’attache à soi-même n’a-t-il pas peur, en devenant autre, de mourir? Ne sent-il pas confusément que le changement va lui faire perdre un type d’être auquel il est attaché? Notre peur de la nouveauté n’est-elle pas une peur de devenir autre et donc de mourir d’une certaine manière? S’il y a conflit entre la conscience et l’inconscient, c’est donc qu’il n’y a pas indifférence, il faut donc qu’il y ait une identité commune qui soit en jeu: le moi. Le moi conscient et le moi inconscient ne sont pas le même moi puisque l’un ignore l’autre et que l’autre n’appréhende le conscient que confusément, mais ils sont bien le même moi puisque c’est moi qui suis ce corps dans lequel il existe des degrés d’organisation et d’échanges, c’est bien le même moi qui est tantôt unifié et tantôt divisé en lui-même.
La conscience contient non seulement de l’évidence, de l’intuition, du voir, mais aussi de la signification, du discours, et encore une force motrice, un acte de viser quelque chose, elle n’est pas seulement intuition mais aussi signification et opération. Le sujet n’est jamais la conscience seule mais aussi un dire et un vouloir. Or l’inconscient est lui aussi à la fois une force motrice, aspect auquel on est attentif en parlant de pulsions et de désirs, mais aussi une signification, ce qu’on saisit dans les jeux de mots et les contra-dictions qu’il s’agit d’assumer, mais encore une sorte d’intuition obscure, ce qu’on désigne par un rapport à des images, qu’on appelle fantasmes.
La tentation de la conscience de se replier sur sa réflexion et de négliger la relation risquée ou ouverte à autrui, au temps, au monde donné, existe dans l’inconscient sous forme de tentation de se recentrer totalement sur le désir de fusion, de retrouver la fusion passée, et de ne plus exister comme désir d’altérité. Ou bien la conscience en nous est première et substantielle, elle n’a alors nul besoin d’inconscient, ou bien c’est l’inconscient qui est substantiel, mais il est capable de donner naissance à la conscience y compris sous sa forme rationnelle, ouverte aux paradoxes de l’infini, aux paradoxes du temps, aux paradoxes de l’altérité dans l’identité. Si l’inconscient peut se dépasser ainsi jusqu’à devenir conscience, quelle est sa nature profonde?
On peut imaginer que notre conscience finie, tout comme notre inconscient fini, tout comme toute chose finie, ont en eux quelque relation secrète à l’infini qui les habite et leur donne des propriétés qu’ils n’auraient pas sans lui, s’ils étaient livrés à leurs seules limites.
Conclusion
Si la conscience est une chose parfaitement claire, il est difficile de réduire l’inconscient à n’être qu’un degré affaibli de cette conscience qui se connaît parfaitement elle-même, car il montre des symptômes trop complexes dont le sens n’est pas réductible à de la conscience: le plaisir n’est pas de la conscience, de même le refoulement ou les traumatismes psychiques ne sont pas de la conscience, même affaiblie. Il ne s’agit pas simplement de clarté moindre, mais de forces dont la signification ne peut se découvrir par la réflexion. Il faut être sexué pour comprendre ce qu’est la sexualité, en particulier le plaisir sexuel, ce qu’une pure conscience seulement intellectuelle ne saurait appréhender. Mais si la conscience contient nécessairement en elle autre chose que de la conscience, si elle est d’une part relation à l’autre, et si elle est d’autre part aussi force et signification, si elle implique une dimension d’énigme et de singularité, alors il se peut que l’inconscient soit un moindre degré de conscience comprise en ce sens là, comme singularité ouverte. La conscience comme l’inconscient sont habités par quelque réalité qui les dépasse, qui leur donne une individualité et une indépendance propre, par quoi ils peuvent se mettre en conflit ou se mettre en harmonie, sachant que conflit et harmonie coexistent à des degrés divers. Le conflit peut aller loin dans la destruction de l’harmonie, et l’harmonie peut aller parfois si loin que le conflit ne soit plus apparent, mais dans le fait les situations finies où nous nous trouvons articulent toujours une part d’harmonie et une part de conflit, parce que nous sommes dans un réel ou il existe de l’extériorité, mais où il n’existe pas que de l’extériorité, si bien qu’on peut toujours tout analyser, mais sur un fond vague d’identité singulière, au sein d’une présence synthétique.
L’intériorité du plaisir inconscient, l’intériorité de la conscience, sont à des degrés divers habités par la même énigme, qui est justement l’énigme de l’intériorité, du soi-même. Ce soi-même est toujours une certaine synthèse de soi-même et d’autre, qui implique à la fois relation et distinction, proximité et distanciation, mais à des degrés de clarté divers. Si l’inconscient était totalement impensable, comment Freud pourrait-il prétendre que c’est l’inconscient de la sexualité, Marx que c’est l’inconscient des relations socio-économiques, Nietzsche que c’est l’inconscient de la volonté de puissance? Mais il existe une réelle obscurité qui empêche de clarifier totalement ce que sont la sexualité, la matière ou la puissance, or cette obscurité est présente dans la notion de conscience elle-même, qui n’est rien de si clair. Même ouverts sur l’infini, nous sommes toutefois finis. Même si nous ne sommes pas enfermés dans tel ou tel degré de finitude, l’infini reste pour nous un autre, nous ne le sommes pas nous-mêmes.
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