Proposition de traitement par Mlle Julia Manera, TES1, lycée Albert-Ier de Monaco, décembre 2018
Dans sa pièce Comme il vous plaira écrite en 1599, le dramaturge britannique William Shakespeare énonce l’idée que « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs, chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles ». Ainsi, Shakespeare pense que tout le monde sans exception joue plusieurs rôles au cours de sa vie. L’Homme serait donc un personnage, c’est-à-dire quelqu’un qui joue un rôle. L’Homme serait donc différent s’il n’était pas en contact avec la société puisque Shakespeare énonce l’idée que c’est le monde entier qui est une scène. Or, le monde sous-entend la présence d’autres individus donc les rôles joués par les individus auraient pour but d’éviter un jugement de la part des autres. Comme la plupart des gens souhaitent être acceptés en société, ils se conforment pour tenter de faire partie du groupe. Ainsi, dans certains cas, il semblerait que l’individu ait eu le choix de ce qu’il voulait être. Néanmoins, il a préféré jouer un rôle et il est donc possible de dire que, dans un certain sens ; il était voué à cette destinée.
Par ailleurs, le verbe « être vouer » renvoie à l’idée de vocation, qui a aujourd’hui une connotation avec l’idée de choix mais ce verbe demeure paradoxal car le sujet est grammaticalement passif s’il est voué à quelque chose. Dans ce cas-là, l’Homme pourrait avoir choisi de jouer un rôle mais la part de la responsabilité de l’Homme dans ce choix demeure incertaine car l’idée d’avoir voulu jouer un rôle, même si elle vient de l’Homme lui-même, a été influencé par différents facteurs, et la société est probablement le plus important d’entre eux. De plus, cela voudrait dire qu’un homme qui ne serait pas en contact avec la société ne jouerait pas un rôle, ce qui contredit l’universalité induite par Shakespeare.
Nous pouvons donc nous demander si la société n’a pas le rôle d’un metteur en scène qui imposerait un rôle à chaque être humain. Cela nous conduit à nous poser la question « L’Homme est-il voué à être un personnage ? ». Y a-t-il une fatalité dans la condition de l’Homme ou peut-il la dépasser et se débarrasser de son rôle ? Est-ce que l’Homme, s’il joue un rôle, est limité à un seul rôle ou peut-il jouer plusieurs personnages ? La notion de personnage est-elle toujours liée à l’idée d’humanité ?
Nous étudierons dans une première partie que l’Homme joue un rôle en société puis nous nous pencherons dans un second temps sur le fait que l’Homme peut dépasser le statut qui le définit avant de voir si l’Homme peut être limité à un seul personnage et si un personnage est forcément un homme.
L’Homme est-il maître de son identité ?
Afin de s’intégrer en société et donc de ne pas être rejeté, l’Homme adopte un comportement conformiste et n’est donc pas véritablement lui-même car dans certains cas cela pourrait le conduire à l’isolement puisque certains désirs que l’Homme peut ressentir peuvent le faire apparaître comme étrange ou bien le faire condamner si ceux-ci sont illégaux comme les meurtres par exemple. L’Homme devient donc un personnage pour cacher le vrai lui.
Cette thèse est étudiée par le philosophe et dramaturge existentialiste Jean-Paul Sartre dans son œuvre L’être et le néant publié en 1943 où il introduit le concept de la « mauvaise foi » ce qui signifie que l’Homme n’est pas honnête avec les autres, puisqu’il porte une étiquette. C’est l’exemple qu’il illustre avec « Le garçon de café », un personnage que l’on définit uniquement par sa fonction, ici son métier, et dont on ne sait rien de la vie personnelle. Il se montre donc comme « le garçon de café » devant les autres peut-être pour ne pas qu’on en sache trop sur lui. Sartre, dans sa pièce Huis Clos représentée pour la première fois en 1944, énonce l’idée que « l’Enfer c’est les autres ». Si l’on corrèle ces deux idées, alors il se pourrait que le garçon de café utilise sa fonction comme une barrière pour se protéger d’une intrusion. En somme, le garçon de café fait preuve de « mauvaise foi » envers les autres mais c’est peut-être pour se protéger d’eux. Si l’on convoque la thèse du solipsisme de Descartes, c’est-à-dire que seul l’esprit définit la réalité, que l’esprit n’a pas de corps alors il faut être seul pour parvenir à se connaître soi-même. C’est peut-être ce que tentent de faire toutes les personnes qui se cachent derrière un masque en société.
Le philosophe Lévinas dans Totalité et Infini énonce en effet l’idée qu’il y a « une absence de patrie commune » entre les gens et que c’est une distance absolue donc irrépressible. L’Homme peut donc vouloir être un personnage aux yeux des autres pour mieux se connaître en fin de compte.
Par ailleurs, il se peut aussi que l’Homme ne joue pas un rôle dans cette optique-là mais qu’il le fasse inconsciemment si l’inconscient existe selon la thèse freudienne. Ainsi, si l’Homme est aliéné, s’il subit une « inquiétante étrangeté » comme le dit Freud alors il porte un masque de lui à lui-même. Dans ce cas-là, il y aurait plusieurs couches sous le personnage. Si l’on étudie le cas d’un acteur du film Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick sorti en 1999 alors l’acteur a, ai moins quatre couches qui définissent sa personne. Si son personnage porte un masque dans le film, le personnage n’est plus le même lorsqu’il enlève son masque. Cela crée déjà deux couches mais l’acteur joue un rôle qui n’est pas sa vraie personnalité. Dans le cas où l’acteur joue un rôle en société en plus de son métier, alors il y a quatre couches qui le séparent de lui. Tout cela peut créer une aliénation qui fait qu’en fin de compte on ne peut pas se connaître car, comme le dit Rimbaud dans sa Lettre dite du voyant en 1871, « Je est un autre » puisqu’il y a des éléments qui interfèrent entre « moi » et « moi-même » comme l’éducation, ses relations et la sphère sociale par exemple donc le sujet n’est pas souverain car même s’il a conscience de lui-même et de son existence, il y a trop d’éléments formant sa pensée qui lui échappe.
Cette idée que le monde extérieur influence clairement le sujet est soutenue par Marx dans sa Critique de l’économie politique publiée en 1859 dans laquelle il soutient que « Ce n’est pas notre conscience qui détermine notre existence, c’est au contraire notre existence sociale qui détermine notre conscience ». Il affirme donc que l’on est déterminé par notre milieu social et que nous sommes donc un produit de notre classe sociale. Dans cette optique-ci, l’Homme est forcément un personnage puisqu’il n’est pas déterminé lui-même mais l’a été par des facteurs extérieurs.
Ce n’est pas uniquement le monde extérieur qui nous détermine mais ce peut aussi être le cas d’un groupe de personnes. Par exemple, dans les régimes totalitaires, les sujets plus ou moins malléables peuvent devenir un personnage qu’ils doivent jouer pour ne pas être exécuté. Ce peut être une stratégie mais aussi le résultat d’un véritable « lavage de cerveau » grâce à de la propagande comme dans les Jeunes Hitlériennes par exemple ou bien dans le roman La ferme des animaux de George Orwell datant de 1945 qui dénonce le régime stalinien et sa propagande et l’exécution de ceux qui ne sont pas conformistes. En effet, le cochon Boule de Neige est contraint de quitter la ferme pour ne pas être tué par des chiens envoyé par Napoléon, qui est l’allégorie de Joseph Staline, car il tentait de s’opposer au régime en clamant que tous les animaux sont égaux. De plus, les Dix Commandements qui étaient enseignés aux animaux de la ferme sont modifiés au fur et à mesure de l’histoire et bien acceptés par les animaux dont la plupart ne se rendent pas compte de cela et qui sont donc totalement embrigadés, ils sont donc des personnages sans même s’en rendre compte. Cela peut aussi être effectué par la torture comme dans 1984, une dystopie du même auteur qui dénonce aussi les régimes totalitaires. Le personnage principal, Winston Smith, souhaite combattre le régime de Big Brother et s’allie avec Julia, une femme qui croit elle aussi à l’idée d’un soulèvement et entretienne une liaison interdite. Après avoir été arrêté et torturé, il abandonne et la trahit en disant qu’il préfère qu’elle soit torturée à sa place. A la fin de l’histoire, il devient partisan du régime et finit par réellement croire que « deux et deux font cinq » car c’est ce que le Parti lui a enseigné.
De plus, le rôle de personnage peut aussi être forcé par d’autres personnes dans le but de faire du profit par exemple avec les « freak shows » qui étaient très développés dans les siècles précédents. Les personnes ayant des difformités physiques étaient exposés comme des monstres alors que c’était simplement des humains atteint de malformations qui ne voulaient sûrement pas jouer ce rôle.
L’Homme peut aussi « devenir » un personnage et cela peut se passer totalement à son insu. C’est le cas dans le film The Truman Show réalisé par Peter Weir et sorti en 1988 où le personnage principal ne sait pas que le monde qui l’entoure est fait de décors et que ses proches sont des acteurs. Ainsi, il a l’impression d’être libre mais ne l’est pas du tout car il est en fait la victime d’un coup monté qui fait qu’il est la star d’une émission de télé-réalité à son insu. Il est donc un personnage de divertissement pour le public alors qu’il n’a pas l’impression de jouer un rôle mais de vivre sa vie normalement.
Enfin, l’Homme peut jouer un rôle sans en être conscient à cause de phénomènes se passant à l’intérieur de lui. Cela peut s’expliquer par la maladie, la folie, la passion… Si l’on croit à la possession par un esprit malfaisant, alors on peut penser qu’une entité s’empare de nous et nous fait devenir un personnage puisque l’on devient une sorte de marionnette. Cela conduit à un exorcisme qui fait que l’on sort quelque chose de nous et qui est donc l’illustration de la présence d’un déterminisme extérieur qui nous a fait devenir un personnage.
Par ailleurs, il est aussi possible de penser que l’Homme peut dépasser le statut qui le définit. En effet, la thèse que l’Homme peut devenir un personnage à cause de certains éléments extérieurs est contredite par certains auteurs comme Descartes.
Ce dernier pense que notre âme est une forteresse qui résiste à tout, notre for intérieur de « foro interno » en latin ne peut pas être violé, personne ne peut avoir accès à notre intimité. Ainsi, selon lui, l’Homme est maître de ses actions car personne ne peut l’influencer et il pourrait, s’il le souhaite donc, ne pas jouer un rôle et donc ne pas être un personnage car il serait simplement lui-même. Cela indique par ailleurs que l’Homme peut jouer un personnage s’il le souhaite mais il n’y serait donc plus voué, cela serait son véritable choix.
Depuis Saint-Augustin qui a écrit en premier ses Confessions, les hommes cherchent de plus en plus à s’introspecter, à se connaître eux-mêmes et dans certains cas à le partager en écrivant leurs autobiographies. Rousseau en explique le principe dans Les Confessions qui est de « se peindre tout nu » et donc d’apparaître sans masque. Si l’Homme parle de lui à la première personne en disant « je » alors il n’est plus un personnage contraint à jouer un rôle car il décide de ce qu’il va révéler, il est plus écrivain que personnage. En effet, chacun décide de ce qu’il va révéler dans son autobiographie et peut choisir d’omettre des détails pour ne pas ternir son image alors que s’il était personnage il n’aurait pas eu ce choix-là. C’est ce qu’admet Rousseau dans Les rêveries du promeneur solitaire publié en 1782 dans lesquelles il admet la modification de certaines informations, ce qu’un personnage n’aurait pas pu faire car il n’est pas vraiment maître de lui-même même s’il y a un certain paradoxe par rapport au principe premier des confessions qui est la sincérité : « Parfois j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil ».
Si le sujet est défini par sa mémoire comme le pense John Locke en 1689 dans Essai sur l’entendement humain : « L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou pensée passées » alors il est maître de lui-même car il sait, dans le cas d’une personne en bonne santé, exactement ce qu’il a fait. Selon Kant dans Critique de la raison pure publiée en 1781, le sujet est unifié par sa mémoire car il a conscience de tout ce qu’il voit : « Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Dans ce cas-là, il pourrait dépasser son statut de personnage car il est maître de sa mémoire qui lui permet de se connaître car il est toujours la même personne. Comme le pense Henri Bergson dans « La perception et le changement » qui a été repris dans La Pensée et le Mouvant publié en 1934 : le sujet peut reconnaître une mélodie grâce à sa mémoire ce qui démontre une unité du moi car la capacité à reconnaître la musique signifie que le sujet est le même à travers l’ensemble des instants.
Pour choisir de ne pas, ou de ne plus être, un personnage, l’Homme peut choisir de s’exiler comme le fait le père avec sa fille Tom dans le film de Debra Gravnik qui est sorti en 2018, Leave no Trace. La raison de cet exil peut être la volonté de ne plus se conformer aux attentes de la société car le père qui est un ancien soldat a sûrement été dégoûté de la société qui l’a forcé à faire la guerre et choisit donc de devenir qui il est réellement loin de la civilisation. Le fait de partir dans la forêt permet aux protagonistes d’être totalement libres de faire ce qu’ils souhaitent et cela demeure vrai jusqu’à ce qu’ils soient rattrapés par la civilisation qui est symbolisée par l’assistante sociale et les équipes qui veulent les ré-insérer au sein de la société. En effet, l’Homme devient un personnage parfois pour être bien vu en société, ce qui implique la présence d’autrui, de quelqu’un de parfois supérieur, de quelqu’un qui nous surveille auquel il faut échapper pour être libre.
Si l’Homme est défini comme personnage, pourquoi serait-il unique ? Dans les grandes œuvres de la littérature, il est possible de rencontrer certains personnages dont les fonctions sont multiples.
Par exemple, le personnage de Vautrin dans le cycle romanesque de Balzac, La Comédie Humaine change d’identité au cours des œuvres. Ainsi, Vautrin est défini comme « un » personnage alors que son identité est changeante car il apparaît sous pseudonymes comme Trompe-la-Mort, et son véritable nom n’est même pas Vautrin mais Jacques Collin.
De plus, Nana, personnage centrale du roman éponyme de Zola a plusieurs fonctions dans la société ? Alors comment doit-on la définir si elle a plusieurs fonctions ? En effet, elle est péripatéticienne mais aussi actrice au théâtre où elle joue le rôle de Vénus. Elle ne peut donc pas avoir l’étiquette d’un personnage unique.
En outre, le sujet peut évoluer car il n’est pas nécessairement la même personne dans le même temps. Si une personne a fait de la chirurgie esthétique pour changer de sexe ou si elle s’habille comme une personne du sexe opposé alors elle n’est plus la même personne car elle peut même avoir changé son identité civile. Un personnage est défini par des caractéristiques basiques comme son nom, son âge, son genre, ses traits physiques… Une personne ayant beaucoup évolué que ce soit physiquement ou mentalement peut ne plus rentrer dans les critères d’un seul personnage.
L’Homme peut aussi révéler son vrai « lui » qui serait caché derrière les apparences. Peut-on définir un personnage si l’on ne connaît qu’une partie de sa vie ? C’est par exemple le cas que l’on pourrait étudier chez un tueur en série. Si l’on sait que c’est un tueur, alors on va le définir comme un meurtrier et oublier le reste de sa vie alors qu’il ne peut avoir tué que sur une courte période. Au contraire, si l’on ne sait pas que c’est un tueur, alors on va parler de sa vie personnelle alors que le meurtre peut constituer son activité favorite.
Enfin, un Homme peut-il exister sans son corps ? On pourrait se demander si une entité peut être un personnage. Or, on ne peut pas être sûre de sa propre condition ni de celle des autres. En effet, nous ne pourrions être qu’un cerveau dans une cuve comme le développe Hilary Putnam dans Raison, Vérité et Histoire au sein du chapitre « Brain in a vat ». De ce fait, notre existence physique n’est pas une certitude car l’on pourrait être trompé par le malin génie qu’évoque Descartes dans Le Discours de la Méthode de 1637 pour expliquer sa thèse du « cogito ». Même si l’on ne peut douter que l’on doute et que donc on existe car « Je pense donc je suis », on pourrait penser que nous ne sommes pas dans un corps, donc nous ne serions pas un Homme mais juste quelque chose car quelque chose pense. De ce fait, même en ayant dépassé le mécanisme du « dubito ergo sum », nous ne sommes pas forcément un homme car nous n’avons peut-être pas de corps mais l’on peut toujours jouer un ou plusieurs personnages si l’on est en contact avec d’autres entités qui sont nos semblables et que nous avons l’impression d’être au contact d’autres personnes qui n’en sont peut-être pas.
De plus, Lévinas dans Ethique et Infini paru en 1982 pense qu’il est possible qu’un homme devienne un monstre et perde donc son statut d’être humain si l’on porte atteinte à son visage. Or, le monstre demeure toujours un individu qui n’a pas oublié son passé et qui peut se comporter toujours de la même façon. De même, les personnes de couleur noire n’était pas considéré comme des êtres humains et les gens pensaient qu’ils n’avaient pas d’âmes durant les périodes d’esclavage alors que ce sont des hommes au même titre que les personnes de couleurs blanches. De ce fait, l’Homme n’est pas la seule entité à pouvoir être considérée comme un personnage.
En somme, l’Homme peut devenir un personnage que ce soit par choix ou bien par contrainte, qu’il soit conscient ou non de cette contrainte. Par ailleurs, il semblerait qu’il y ait toujours une échappatoire si le sujet ne veut pas être soumis à l’obligation de devenir un personnage car le sujet demeure souverain, notamment grâce à sa mémoire pour certains auteurs. Néanmoins, si l’Homme venait à jouer un rôle pour une raison, il n’est en fait pas limité à jouer un seul personnage mais peut avoir plusieurs identités selon le milieu dans lequel il évolue car une certaine identité pourrait être problématique en société. Enfin, la notion de personnage pourrait également s’appliquer à une entité différente de l’Homme ou bien s’appliquer à certains individus ne sont pas considérés comme des hommes vis-à-vis du regard des autres alors que ce sont véritablement des êtres humains.
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