L’homme, acteur et auteur de son histoire ou simple spectateur ?
On peut concevoir l’histoire de deux manières totalement opposées. Soit on estime qu’elle est ce qui arrive par l’homme, par ses choix, ses actions et ses projets, que donc l’homme décide seul de la marche de l’histoire et qu’il en est un agent responsable. Soit on considère à l’inverse qu’elle est ce qui arrive à l’homme, que celui-ci n’est en quelque sorte qu’une marionnette passive qui subit ce que la logique à l’œuvre dans le déroulement des événements lui impose. Le problème est ainsi de savoir si c’est l’homme qui, par ses actions, est l’élément moteur de l’histoire ou bien si celle-ci se fait toute seule, sans sa participation. Le choix de la conception à privilégier est d’importance puisqu’il détermine une représentation de l’homme lui-même, comme être libre ou bien comme être déterminé. Si l’on admet en effet que l’homme a la capacité de maîtriser le cours des événements et de l’orienter selon sa volonté, alors l’histoire peut être le lieu de l’accomplissement de sa liberté. En revanche, si l’on suppose que c’est moins l’homme qui agit dans l’histoire que l’histoire qui agit sur lui par le biais de forces sociales, économiques et politiques qui le dépassent et qu’il ne parvient pas à dominer, la liberté humaine se trouve nécessairement éliminée. Quelle approche de l’histoire doit-on alors privilégier au juste ? Est-elle le lieu de la servitude de l’homme ou l’horizon de sa liberté ? Est-elle faite d’un déterminisme étranger à sa volonté ou dépend-elle de son initiative ?
Le pouvoir des hommes sur l’histoire
L’histoire comme œuvre humaine
L’homme a conscience de lui-même et cette conscience lui confère une manière d’être au monde particulière, unique même, différente par nature de celle des autres êtres vivants. L’homme est en effet un être capable de faire retour sur lui-même et non un être agissant de façon irréfléchie ou simplement spontanée, comme l’animal. Celui-ci n’est pas capable de réflexion ou de retour sur soi, tous ses actes sont immédiatement déterminés par ses instincts naturels et par l’environnement auquel il est adapté et dont il ne se détache pas. La réflexion, en revanche, arrache l’homme à la nature et fait de lui un être libre. Il peut se déterminer à agir par lui-même et décider de son être. Cette conscience de lui-même lui permet ainsi de vivre son rapport au temps de manière originale. À la différence des animaux qui portent en eux un passé qu’ils ignorent, l’homme sait qu’il a une histoire et que le moment présent peut être pour lui l’occasion de rompre avec le passé et de décider de son avenir. Tandis que les animaux sont passifs et impuissants face à leur évolution, l’homme est capable d’agir sur son existence présente et libre de créer sa propre histoire. Ce sont en effet des actes libres qui déterminent l’histoire des hommes et des nations, des décisions individuelles ou collectives qui représentent un choix entre divers possibles. La Révolution française par exemple, avec le coup de tonnerre que fut la prise de la Bastille, est un événement qui apparaît à tous comme symbolique du pouvoir d’agir dans l’histoire. Elle est le signe manifeste de la liberté qu’ont les hommes d’imposer des modifications dans l’ordre social et politique. De ce point de vue, l’homme semble bien être l’agent d’un devenir qui est le sien, qu’il produit, et l’histoire, la réalisation d’une œuvre dont il est responsable.
Le volontarisme de Machiavel
Que les hommes aient le pouvoir d’imprimer la marque de leur volonté sur le cours de l’histoire, c’est d’ailleurs l’idée que défend Nicolas Machiavel dans Le Prince [1]. Dans le chapitre 25 en effet (qu’on lira en cliquant sur l’image ci-dessous), le penseur florentin commence par présenter les raisons qui peuvent faire adopter la position fataliste selon laquelle la marche de l’histoire est gouvernée par une puissance supérieure aux êtres humains, qu’il s’agisse de la volonté de Dieu ou bien de la « fortune » [2] qui décide de manière aveugle et arbitraire du sort, heureux ou malheureux, auquel les hommes sont soumis. L’instabilité et l’imprévisibilité des événements peuvent en effet donner à penser que le destin des peuples s’exerce sans eux, qu’il suit un cours inéluctable obéissant à une providence divine ou à des puissances agissantes obscures. Mais Machiavel ne s’en tient pas à ce constat qui pousse logiquement à l’inaction. Bien qu’il avoue avoir été tenté d’adhérer à cette idée, il s’est par la suite ravisé en tenant compte d’un raisonnement s’appuyant sur une métaphore, celle du fleuve en crue emportant tout sur son passage. Lorsqu’il est néfaste, le cours des événements s’apparente en effet à ce phénomène naturel imprévisible devant lequel nous ne pouvons rien faire, sinon fuir. Or, si les hommes ne peuvent décider quand la crue se produira, ils peuvent cependant l’anticiper et, en construisant des digues, se prémunir contre ses ravages en en déjouant à l’avance la nécessité. De sorte que si le fleuve s’avère dévastateur, ce n’est pas parce que cet événement était inscrit dans l’ordre des choses, cela tient à l’impréparation des hommes et à leur incapacité à prévoir les événements. En ne faisant rien pour prévenir le danger, ils se sont condamnés à subir le mauvais coup du sort. S’ils avaient pris leurs précautions, ils auraient pu s’en protéger.
Le sens de la métaphore est clair. Ce que Machiavel entend montrer en effet, c’est que nous pouvons agir par avance dans le monde lui-même en contraignant les événements à suivre un certain chemin, de la même façon que nous contraignons le lit des rivières. Les digues, au sein du monde humain, ce sont des institutions fermes et efficaces qui, dans le contexte historique instable dans lequel le secrétaire florentin [3] compose Le Prince, favorisent la paix et la sécurité d’un pays et permettent d’éviter les désordres politiques, les invasions de troupes étrangères et la perte des principautés. [4] Dans les chapitres 24 et 25, Machiavel oppose ainsi la fortune à la vertu. Bien qu’elle soit inséparable de qualités morales (du courage notamment), la « virtù » [5] ne doit pas être comprise ici dans un sens moral. Elle renvoie à la force de la volonté humaine qui, se dressant contre le cours des choses et cessant de croire dans la fatalité des événements, tâche de s’adapter et de s’imposer au caractère imprévisible et changeant des événements. S’il le décide, l’homme peut en effet faire plus que d’assister en spectateur impuissant aux aléas de l’histoire, il peut résister à la fatalité et influer sur le cours des événements. En faisant preuve d’intelligence et de détermination, il peut devenir maître de son destin et échapper aux forces qui le dominent. Selon la conception volontariste de Machiavel, l’histoire n’est donc que ce que l’homme en fait, elle est destin s’il se résigne et s’emmure dans l’inaction, horizon de liberté au contraire s’il veut bien agir dès maintenant, résolument.
La théorie du « grand homme »
S’ils le veulent, les hommes ont ainsi le pouvoir d’agir sur le cours des événements et de reprendre en main la conduite de leur histoire. Les hommes, ou plutôt, certains hommes. On ne peut pas nier en effet que certains hommes aient compté plus que d’autres du point de vue de l’histoire universelle. Ces hommes, ce sont ceux qu’on appelle les « grands hommes », tous ces chefs militaires, politiques ou spirituels qui, par l’influence et la portée de leurs actions, eurent un effet déterminant sur la marche de l’histoire. C’est surtout durant le XIXème siècle que cette théorie du grand homme est devenue populaire. Lancée en 1840 par l’écrivain et historien écossais Thomas Carlyle qui affirmait que « l’histoire du monde n’est que la biographie des grands hommes » [6], elle pose que ce sont certains individus exceptionnels qui font l’histoire, la nature même de leur personnalité les appelant à diriger les affaires humaines. L’historien français Henri Beer proposait d’appeler « atomisme historique » [7] cette conception de l’histoire qui veut qu’un individu soit capable à lui seul d’orienter l’avenir d’une société ou d’une nation toute entière, une conception qui revient aujourd’hui à l’occasion de graves crises et qui est parfois entretenue par les médias à travers les récits biographiques qu’ils proposent des grands acteurs de l’histoire.
La conception déterministe de l’histoire
La nécessité du processus historique
On peut ainsi concevoir l’histoire comme le résultat de l’activité libre de l’homme et penser que ce sont les hommes, et uniquement eux, qui font leur histoire. Mais estimer que l’organisation de notre monde relève de notre seule liberté, n’est-ce pas oublier que la condition présente des hommes est l’héritière du passé, que dans l’histoire les événements s’enchaînent les uns aux autres de toute nécessité ? L’histoire n’est pas soumise en effet au simple hasard, elle obéit au principe de causalité. Les événements actuels sont le résultat d’événements précédents, résultant eux-mêmes d’événements antérieurs, etc. Qu’on songe à la crise des « subprimes » aux États-Unis à partir de juillet 2007 qui provoqua la crise bancaire et financière de l’automne 2008, entraînant la même année le monde dans une crise économique dont les effets se font encore sentir actuellement. Les hommes dans l’histoire sont donc pris dans une logique qui les dépasse largement et sur laquelle le poids de leur intervention est négligeable. Ils s’insèrent dans des processus de longue durée qui s’imposent à eux sans le concours de leur volonté. Ils sont certes des acteurs sur le théâtre de l’histoire mais ils ne peuvent pas revendiquer ce théâtre comme étant le leur et la pièce qu’ils jouent comme étant leur pièce. Ils n’en sont pas les auteurs. Ce sont de grandes causes sociales, économiques et politiques indépendantes de leur volonté qui président aux destinées de l’humanité. Ne doit-on pas alors réduire à une pure illusion l’idée que les hommes sont les leviers du mouvement historique ? Ne sont-ils pas plutôt les « marionnettes » de forces qui, dans l’ombre des coulisses de l’histoire, tirent les ficelles ?
Contre l’atomisme historique, les partisans de la conception déterministe du devenir historique soutiennent d’ailleurs que l’émergence des grands hommes sur la scène de l’histoire dépend elle-même d’une longue série d’influences complexes qui a produit les circonstances dans lesquelles ils sont apparus. Ainsi les grands hommes de la Révolution française, les Robespierre, les Saint-Just et autres acteurs, n’émergent que sur fond d’un mouvement nécessaire et interne à la conjoncture de 1789-1799. N’oublions pas que les personnages de l’histoire ne sont nullement irremplaçables : si Octave (dit Auguste), le petit neveu et fils adoptif de Jules César, n’avait pas existé, l’établissement de l’empire romain aurait néanmoins eu lieu ; si Newton n’avait pas découvert la gravitation universelle, un autre l’eût fait à sa place et vers la même époque (on observe en effet souvent que les découvertes scientifiques sont faites à peu près simultanément mais indépendamment par plusieurs personnes). En ce sens, le grand homme est lui-même un produit de l’histoire, puisque son apparition est elle-même déterminée. Il est plongé dans une conjoncture historique qu’il ne produit pas mais qui le produit. Ne disons donc plus que le grand homme fait l’histoire, disons plutôt que c’est l’histoire qui le fait, qu’il est le fils de son temps. C’est la critique de la théorie du grand homme de Carlyle que développa dès 1860 le philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer en soutenant que le grand homme est le produit de la société à laquelle il appartient. « Avant qu’il puisse refaire sa société écrivait-il, il faut que sa société l’ait fait lui-même » [8].
La philosophie hégélienne de l’histoire
La conception hégélienne de l’histoire repose également sur une vision déterministe, ce qui ne signifie pas cependant que les hommes soient le jeu d’une puissance étrangère à leur volonté car, pour Hegel, ce sont bien eux qui font l’histoire et leur liberté a toujours la possibilité de jouer son rôle. En revanche, ce qui est prédéfini d’après le philosophe allemand, c’est le sens de l’histoire et son but. Ce but final de l’histoire universelle, c’est la liberté, ou plus exactement, la conscience que les hommes prennent de leur liberté. Un but qu’à travers les différentes périodes de l’histoire accomplit progressivement ce qu’il appelle « la raison », « l’esprit du monde » ou encore « l’esprit universel » [9].
Quatre époques majeures scandent en effet le cours de l’histoire selon Hegel et marquent chacune une étape décisive dans le progrès de la liberté [10]. L’histoire mondiale débute d’après lui avec le règne oriental [11] où n’est reconnue que la liberté d’un seul homme (l’empereur, le despote) ; elle se poursuit avec les règnes de la Grèce antique, dominé par l’idée de démocratie, et celui de l’époque romaine, caractérisé par l’invention du droit privé des personnes, obéissant tous deux au principe selon lequel quelques hommes seulement sont libres (les citoyens athéniens, l’aristocratie romaine) ; elle s’achève enfin avec le règne chrétien-germanique (qui commence à la fin de l’Empire romain, englobe tout le Moyen Âge, et débouche sur la période moderne dont les deux temps forts sont pour Hegel la Réforme en Allemagne et la Révolution en France) où le principe, instauré par le christianisme, est que tous les hommes sont libres. Dans cette quatrième période encore inachevée, la réalisation progressive de ce principe de la liberté universelle dans les structures politiques s’étale sur plusieurs centaines d’années, pour aboutir à l’idée d’un État libéral dont le modèle est, au temps de Hegel, la monarchie constitutionnelle qui garantit la liberté des individus. Chaque grand peuple est ainsi le maillon de l’œuvre de l’esprit universel qui s’exprime et s’accomplit à travers eux. De même, au sein de chaque peuple historique, les grands hommes qui sont projetés à la tête de l’histoire mondiale (tels César et Napoléon) sont, selon Hegel, les intermédiaires involontaires et en partie inconscients de l’accomplissement de cette raison qui gouverne le monde et anime l’histoire. Les grands hommes agissent en effet au cœur de l’histoire du monde [12] mais ils n’ont pas une conscience claire du sens et de la portée de leurs actes. Ils n’ont souvent qu’une connaissance faussée et incomplète de ce qu’ils sont en train de faire. C’est que leur motivation réside moins dans des idées abstraites que dans les passions personnelles et les intérêts particuliers qui les animent (la cupidité ou la recherche de la gloire, par exemple). Or, si les passions et les intentions égoïstes des grands hommes semblent à première vue étrangères à la marche progressive de l’histoire, Hegel soutient qu’elles contribuent en réalité à l’accomplissement de la raison dans l’histoire, à l’image de l’ambition dominatrice et de la soif de pouvoir de Napoléon qui l’ont conduit à prolonger l’œuvre de 1789 en propageant partout en Europe les idées de liberté et d’égalité et les institutions libérales qui avaient été créées en France. C’est ainsi à travers le jeu obscur et confus des passions individuelles et des fins personnelles des grands hommes que la raison et la liberté tendent à s’imposer progressivement dans l’histoire. Telle est ce que Hegel nomme « la ruse [13] de la raison », ce processus par lequel les passions des grands hommes sont en fin de compte les instruments que la raison universelle emprunte pour se frayer un chemin dans l’histoire [14].
Bien qu’elle ne soit pas soumise à la nécessité d’un destin aveugle, au sens de l’ancien « fatum » qui pour les Grecs s’imposait aux hommes et aux dieux, ou à quelque déterminisme causal qui annulerait par avance toute liberté, l’histoire telle que la conçoit Hegel a tout de même une nature destinale car son sens et sa fin sont préétablis. Même si ce sont les hommes qui façonnent l’histoire mondiale et qu’elle leur laisse une marge de liberté, elle est guidée en dernière instance par la puissance de la raison qui règne sur le cours des événements. Dans cette perspective, ce n’est donc plus la liberté humaine qui est le principe moteur de l’histoire mais l’esprit universel dont le devenir historique est la montée et la révélation progressive. Le sens de l’histoire n’est plus réalisé par la libre activité des hommes mais par la ruse d’une nécessité historique qui échappe à leur conscience et gouverne le monde.
Une maîtrise utopique ?
Selon la conception déterministe du devenir historique, l’homme n’est donc pas le véritable moteur de l’histoire et ne décide pas de son sens. Une puissance anonyme est à l’œuvre dans son dos ou au-dessus de sa tête. N’est-ce pas toutefois rabaisser l’homme de penser qu’il n’est qu’un jouet de conditions socio-économiques et politiques qui le déterminent ou de le dégrader au rang de fonction d’un principe, de simple moyen en vue d’une fin ? Ne doit-on pas d’ailleurs se défaire de l’illusion d’un sens de l’histoire préétabli qui guiderait l’action des hommes et les mènerait à la réalisation des idéaux de l’humanité ? Car le sens de l’histoire n’existe pas a priori, il est en suspens dans les actions concrètes des hommes. Il est toujours en sursis, indécis. S’il est vrai en effet que l’histoire présente est déterminée en grande partie par le passé déjà accompli, ce n’est qu’en partie seulement, car elle est aussi ouverte sur un futur incertain, non encore accompli et par conséquent aléatoire. Or, l’homme peut faire de cet avenir un champ d’action. Il peut tâcher de s’en rendre maître en formant librement des projets et en agissant de manière décidée pour les réaliser, comme ce fut le cas, après la Seconde Guerre mondiale, avec le projet politique de la « construction européenne » porté par Robert Schuman et Jean Monnet visant à mettre à jamais l’Europe à l’abri d’une nouvelle guerre. La maîtrise de l’histoire est-elle dès lors vraiment utopique ? L’homme n’est-il qu’un pauvre objet ballotté par les soubresauts de l’histoire ? N’a-t-il pas au contraire les moyens, grâce à une action rationnelle individuelle ou collective permettant une création durable dans les choses, de prendre en main la direction de l’histoire ?
La double situation de l’homme dans le monde
L’homme comme produit et producteur de son histoire
Considérer que l’histoire est uniquement ce qui arrive par l’homme et par sa volonté, ce serait sous-entendre que l’action humaine n’a aucun compte à tenir du réel, que tout souhait peut, comme magiquement, devenir réalité. Considérer à l’inverse que l’histoire est uniquement ce qui arrive à l’homme, ce serait admettre une détermination absolue des faits, indépendante de toute volonté humaine, et même susceptible de contredire toute action. De part et d’autre, on aboutit à une conclusion qui est inacceptable. L’homme ne peut pas modeler à sa guise le cours des événements, mais il n’est pas non plus le rouage d’une machine qui le dépasse et marche sans lui, car, même si l’homme ne décide pas de ses conditions d’existence, il lui est toujours possible de les modifier en agissant. Le jeu des forces historiques qui le dépasse de loin ne supprime pas l’impact de son action. Au sein des pressions de toutes sortes, il garde en lui la liberté d’un refus radical, les possibilités d’une résistance pour le changement. Bien qu’il soit déterminé par le monde dans lequel il se situe, l’homme reste donc quand même une force de production de l’histoire, et ses actions, une force historique de transformation. De sorte que si les deux thèses précédentes sont fausses prises isolément, l’une péchant par excès d’optimisme en valorisant exagérément la liberté des hommes dans l’histoire, l’autre par excès de pessimisme en rabaissant abusivement l’homme au rang de jouet de forces échappant à son emprise, une synthèse est en revanche possible qui, conciliant la thèse et l’antithèse, résout l’antinomie et permet de penser adéquatement le rôle de l’homme dans l’histoire et sa double situation dans le monde : à la fois produit de son histoire mais aussi, et peut-être surtout, producteur de son histoire, c’est-à-dire de son avenir.
La conception marxiste du rôle de l’homme dans l’histoire
Si la liberté de l’homme dans l’histoire n’est pas surpuissance, elle n’est pas non plus impuissance. Il est vrai que les conditions socio-économiques et politiques font l’homme, mais l’homme peut également agir sur ces conditions. C’est ce que soutient Karl Marx dans la troisième de ses Thèses sur Feuerbach. « Si les hommes sont des produits des circonstances » écrit-il, il convient de ne pas non plus oublier que « ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances » [15]. L’homme agit en effet sur les circonstances tout autant que les circonstances agissent sur lui. S’il ne choisit pas la situation dans laquelle il vit, puisqu’elle résulte de l’activité des générations précédentes, il peut en revanche la modifier en profondeur par ses actions. Quand par exemple Marx prévoit l’appauvrissement irréversible du prolétariat au sein du mode de production capitaliste, en raison des salaires nécessairement faibles et du développement d’un chômage lié à l’apparition du machinisme industriel, il ne prétend pas annoncer une loi inéluctable du cours historique. Il ne s’agit que d’une loi conditionnelle. Certes, à elle seule, la structure de production capitaliste ne peut pas avoir d’autre effet. Toutefois, des initiatives peuvent venir moduler ou suspendre cette tendance ; et surtout, une révolution politique qui abolirait le capitalisme annulerait aussitôt la nécessité de cette loi. Le monde social n’a rien d’immuable et les lois économiques [16] n’ont rien d’éternel. En connaissant les déterminismes historiques, politiques et socio-économiques qu’ils subissent, les hommes peuvent s’engager dans la transformation volontaire de leurs conditions de vie et reprendre en main la conduite de leur propre histoire. Ce sont donc bien les hommes qui font l’histoire, mais pas comme ils le désirent, selon des circonstances transmises par le passé. « Les hommes font leur propre histoire écrit Marx, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » [17]. Le processus historique obéit à un double mouvement : les hommes héritent d’une situation qui conditionne leurs actions et leurs possibilités d’action, mais, en retour, leurs actions peuvent transformer radicalement la situation en changeant le monde existant. Les hommes ne sont donc pas condamnés à s’adapter à un passé sur lequel ils n’ont aucune prise, ils peuvent agir sur leur présent et se préparer un futur meilleur en rompant avec le passé par des luttes, des oppositions ou des soulèvements, comme l’illustrent la chute du mur de Berlin en 1989 ou le Printemps arabe en Tunisie en 2010-2011.
La révolution comme modalité de l’action historique
C’est cette conception marxiste du rôle de l’homme dans l’histoire que Jean-Paul Sartre reprend à son compte. « L’essentiel disait-il, n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui » [18]. Les conditions matérielles d’existence des individus sont une chose, leur action en est une autre, bien plus importante en effet. Face à la situation qui leur est faite, que vont-ils choisir ? De baisser les bras et de se résigner ou bien de redresser la tête et de se révolter ? Tout dépend de leur volonté. Car si la situation est indépendante de la volonté des individus, l’action, elle, en dépend. C’est par leur seule volonté que ceux qui veulent agir s’engagent dans la transformation de l’ordre existant. Dans la Critique de la Raison dialectique [19] parue en 1960, Sartre montre ainsi comment les hommes peuvent faire l’histoire en sortant de leur isolement et en participant, à travers des mouvements organisés, à un projet collectif capable de secouer l’immobilisme de la société à laquelle ils appartiennent. C’est ce qui s’est produit durant mai 68 lorsque les étudiants et les ouvriers tâchèrent de remettre en mouvement la société française en opposant à la politique de De Gaulle un projet socialiste, communiste et libertaire. C’est également ce qui se produisit dans les années 50/60 aux États-Unis lors du « mouvement des droits civiques ». Transformer l’histoire est donc possible, mais l’unique moyen de le faire avec succès est de créer une situation révolutionnaire remettant la société en mouvement et lui permettant de marcher vers des lendemains meilleurs.
Les hommes font l’histoire dans des circonstances qu’ils ne font pas
Penser que les hommes font l’histoire en toute maîtrise est à l’évidence illusoire car c’est oublier qu’ils ne sont pas les seuls ressorts du devenir historique, qu’une multitude de facteurs indépendants de leur volonté y est à l’œuvre et les conditionne. Sans nous faire trop d’illusion donc sur leur puissance réelle, nous ne pouvons pas cependant accepter l’idée qu’ils se trouvent emportés comme des fétus de paille dans le torrent des faits. Il est vrai que dans l’histoire les hommes se heurtent à des structures lourdes, comme celle de l’économie, mais le poids des choses déjà en place leur laisse tout de même une certaine initiative. Devant une situation donnée, plusieurs solutions sont toujours possibles. Les hommes peuvent donc et doivent même exercer un certain pouvoir sur ce qu’ils sont collectivement et sur ce qu’ils deviennent. La marge d’action est certes limitée mais elle existe et elle leur permet, pour peu qu’ils le veuillent vraiment, de maîtriser dans des conditions données le devenir auquel ils se trouvent mêlés. Il en va de leur responsabilité face à l’histoire.
lionel letendre, janvier 2017
Note manuscrite originale de Karl Marx datée du printemps 1845 reprenant la célèbre 11e thèse sur Feuerbach :
« Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt darauf an, sie zu verändern » [20].
Notes
[1] Composé entre juillet et décembre 1513, avec quelques ajouts ou retouches postérieures, comme la dédicace à Laurent II de Médicis écrite entre 1515 et 1516, Le Prince est publié en 1532, cinq ans après la mort de Machiavel le 21 juin 1527.
[2] Du latin fortuna, de fors, fortis, sort, hasard, la « fortune » dont parle Machiavel est syno- nyme de hasard imprévisible et non-maîtrisable.
[3] Nommé en 1498 Secrétaire de la Seconde Chancellerie de la république de Florence, Machiavel conserva cette haute fonction pendant 14 ans avant d’être chassé de son poste, puis arrêté, torturé et assigné à résidence dans la périphérie de Florence lors du retour au pouvoir des Médicis en 1512.
[4] Durant les guerres d’Italie (1494-1559), la péninsule devint le champ de bataille où pen- dant plus d’un demi siècle s’affrontèrent la France et l’Espagne.
[5] Aucune traduction de « virtù » n’est satisfaisante. C’est pourquoi beaucoup de traduc- teurs et de commentateurs préfèrent utiliser le mot italien pour éviter les équivoques de la polysémie du terme français « vertu ».
[6] T. Carlyle, On Heroes, Hero-Worship, and The Heroic in History, Lecture I, 5 mai 1840, London, J. Fraser Publisher, 1841, p. 47. (Les héros, trad. F. Rosso, Paris, Maisonneuve et Larose, Éditions des deux mondes, 1998).
[7] H. Beer, La synthèse en histoire - Son rapport avec la synthèse générale, Paris, Éditions Albin Michel, 1953, p. 71.
[8] H. Spencer, Introduction à la science sociale, chap. II, Paris, Felix Alcan éditeur, 1903, p. 36.
[9] G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 340, trad. A. Kaan, Paris, Gallimard, Coll. « Tel » (n° 148), 1995, p. 364.
[10] Voir G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Introduction, trad. J. Gibelin, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, Coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1979, p. 27-28.
[11] Le règne oriental concerne la Chine, l’Inde, la Perse et l’Égypte ancienne.
[12] Voir la lettre de Hegel à Niethammer datée du 13 octobre 1806, Correspondance, t. 1, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, Coll. « Tel » (n° 157), 1990, p. 114-115 : « J’ai vu l’Empe- reur - cette âme du monde - sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effective- ment une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine ».
[13] Ruse de la raison parce qu’elle se sert de la déraison de la passion pour s’accomplir.
[14] Voir G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, trad. K. Papaioannou, Paris, UGE, Coll. « 10/18 » (n° 235), 1990, p. 110 : « C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment ».
[15] K. Marx, Thèses sur Feuerbach, III, in K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 2.
[16] L’offre et la demande, la plus-value, la baisse tendancielle du taux de profit, etc.
[17] K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 15.
[18] « Jean-Paul Sartre répond », in L’Arc, n° 30, Sartre aujourd’hui, Aix-en-Provence, L’Arc, octobre 1966.
[19] J.-P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, t. 1, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », 1960.
[20] « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe désormais, c’est de le transformer ». K. Marx, Thèses sur Feuerbach, XI, op. cit., p. 4.
source : https://chevalier.etab.ac-caen.fr/spip.php?article704
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