Parfois le philosophe (souvent analytique), pour travailler sur le possible investit un laboratoire assez particulier mais terriblement pratique : sa pensée. Parce qu’un grand nombre d’expériences (telles que la téléportation sur une Terre jumelle, la greffe d’un cerveau dans un autre corps ou la duplication instantanée de votre organisme, etc.) ne sont pas réalisables, il imagine des fictions. On greffe par exemple assez facilement le cerveau d’un organisme dans un autre corps et on se demande ce qui se passe pour le concept de personne. On a même vu couper un cerveau en deux et en greffer chaque moitié dans deux corps différents (Derek Parfit[1], Sydney shoemaker[2]). Autrefois, c’était John Locke[3] qui se demandait ce qu’il adviendrait si l’âme d’un prince venait à informer le corps d’un savetier. Autrement dit, si l’âme d’un prince était transférée, lors de son sommeil dans le corps d’un savetier. Un roi dans un corps de savetier ou seulement un savetier qui se prend pour un roi ? Ce n’est donc pas l’accès à l’imagination qui manque aux philosophes lorsqu’ils examinent les concepts. Toutefois l’usage qu’ils en font est le fruit d’un savant dosage, un peu comme le ferait un scientifique qui ajoute ou retire une variable à son expérience, puis analyse ses résultats sur le concept.
L’objectif d’une expérience de pensée philosophique ne consiste pas à prouver qu’une certaine situation existe mais cherche à exprimer de bonnes raisons de croire dans certaines conclusions. Elle nous aide à réaliser que quelque chose est possible. C’est pour cela, que parfois, une histoire fictive peut fonctionner comme un argument.
Dans un roman ou dans un film, l’imagination librement prend ses aises. Le lecteur ou le spectateur, grâce à son émotion accepte de vivre une expérience de l’intérieur, activant ainsi ce trouble très particulier d’entrer dans la peau des personnages et de vivre avec eux un moment de vie possible. Cela, l’expérience de pensée philosophique académique, exclusivement centrée sur l’analyse du concept, n’y parvient pas (mais elle ne le cherche pas). Néanmoins, lorsque dans un film on évoque des thèmes comme la relation du corps et de l’esprit, les phénomènes de la conscience, la transmigration des âmes ou encore le libre-arbitre et l’identité personnelle – toutes des questions qui occupent les philosophes – on peut se demander si l’histoire qu’on nous raconte ne reflète pas de véritables intentions philosophiques de la part de l’auteur et si ces thèses ne sont pas sous-tendues par certaines théories que le film mettrait en « laboratoire » comme un philosophe le ferait avec des expériences de pensée. En cela, l’histoire écrite par Charlie Kaufman que réalise Spike Jonze en 1999, Dans la peau de John Malkovitch, semble fonctionner comme le ferait une expérience de pensée philosophique. C’est, en effet, bien l’intention du réalisateur et du scénariste que de poser des questions comme « Suis-je moi ? » ou « Est-ce que Malkovitch est bien Malkovitch » ? ou encore « Ce corps est-il le mien ? »
C’est ainsi, que Craig Schwartz, médiocre marionnettiste, prend les commandes, non plus de petits personnages qu’il manipule avec ses doigts, mais de l’intérieur, d’une autre personne (l’acteur John Malkovitch), devenant ainsi le grand marionnettiste qu’il rêvait d’être.
Mais avant d’en arriver là, c’est un jour par hasard alors qu’il récupère un dossier perdu derrière une armoire qu’il découvre l’incroyable trappe qui mène à la conscience de Malkovitch. Cette première fois, inquiet et curieux on le regarde passer la tête dans la trouée obscure avant de chavirer dans le boyau. A ce moment-là, dans cette glissade interminable, il se passe quelque chose avec le corps de Craig : il se désincarne. Et, quand sa chute prend fin, il se rend compte qu’il perçoit un environnement où tout est étranger. Mais c’est seulement lorsque le corps, au fond duquel il a littéralement dégringolé, se regarde dans un miroir, que Craig voit le visage de John Malkovitch. C’est alors le début de l’excitante occupation du corps du pauvre Malkovitch dans lequel le film nous emporte. Et là, ce que l’on voit par l’œil de la caméra, ce qui nous arrive au fond n’est ni plus ni moins l’accès à cette fameuse perspective en première personne. Je vois ce que voit John, je touche ce que sa main touche, j’entends le bruit de ses mandibules… J’ai aboli le privilège de la perception privée, j’ai franchi la frontière de sa subjectivité.
Mais de quelle parcelle de subjectivité Craig, devenu le fantôme dans la machine Malkovitch, investit-il ? A-t-il accès à l’effet que cela fait d’être John Malkovitch ? Est-il devenu John Malkovitch ? Non. Le visiteur qui franchit le passage dans Malkovitch ne partage avec lui que la fonction de percevoir car cette fonction n’est pas quelque chose de logiquement privée. Il n’est en effet pas incohérent de penser que deux individus pourraient avoir les mêmes entrées perceptuelles en même temps. Ce dont jouit John Malkovitch, comme chacun d’entre nous, et qui lui est propre, ne lui est pas donné par les sens. Les phénomènes de la conscience restent le problème difficile devant lequel le réalisateur s’arrête. En effet, bien que Craig perde sa perspective de perception qui était centrée sur son propre corps au profit de celle du corps de Malkovitch, il ne persiste pas moins comme sujet. Les données extérieures qu’il perçoitvia le corps de Malkovitch ne touchent pas les propriétés essentielles de Craig. Autrement dit, l’expérience nous montre que ce n’est que de façon contingente que nous sommes connectés à la perspective sensible que nous offre notre corps – et que nous soyons déconnectés des perceptions sensibles d’autrui est aussi contingent. C’est qu’en pénétrant le corps de Malkovitch, le « je » de Craig n’est pas le simple cogito, il est Craig avec toute sa mémoire, ses désirs, sa conscience. Il ne cesse pas d’être Craig ; il demeure la même personne. Il est seulement dans le corps d’un autre. Pour qu’il devienne vraiment John Malokovitch, il aurait fallu qu’il se dépouille de toute sa mémoire et de sentiment d’être Craig Schwartz, cette personne unique.
Le scénario de Charlie Kaufman[4] se décline en fait autour de l’intuition dualiste que ce que nous sommes essentiellement est d’être un esprit et que par conséquent un changement de corps est possible. Descartes parlait de l’âme pour distinguer la substance de l’esprit de celle du corps. John Locke, quant à lui, définissait la personne comme « un être pensant […] qui peut se considérer lui-même comme lui-même, la même chose pensante en différents temps et lieux. »[5] Sans ces deux intuitions, l’hypothèse ontologique d’une substance qui échappe à l’espace et au temps et une certaine conception de la personne ontologiquement différente de son organisme qui la porte, le film serait tellement invraisemblable que nous ne pourrions pas nous identifier aux personnages, les suivre dans leurs pérégrinations, or le film y parvient. En effet, Descartes pour l’âme et Locke qui fait dépendre ce qu’est une personne de la conscience décrivent tous les deux des intuitions philosophiques qu’il nous est encore difficile d’écarter.
Pour Locke, l’identité de la personne c’est la possession d’une même conscience. Je suis le même parce que je me souviens de certains faits qui ont été accomplis par le même moi. Cette continuité psychologique constitue les limites de la personne et le corps que la personne occupe peut bien changer, il n’est qu’un vaisseau.
La relation du corps et de l’esprit, quant à elle, est un vieux problème qui divise les philosophes qui s’en sont occupés en deux camps : les dualistes et les monistes. Le plus souvent les monistes sont des matérialistes ou des physicalistes. Peu de philosophes aujourd’hui défendent ouvertement la thèse du dualisme des substances. Comme nombre de scientifiques, en particuliers de neurobiologistes, ils sont matérialistes ou physicalistes. Reste le problème difficile de la conscience, cette expérience que nous faisons en première personne et que l’on ne peut faire en troisième. Une énigme désespérante[6], voire un fossé entre deux genres d’explications qui nous contraindrait à vivre avec une forme irréductible de dualisme pensent certains. Le film de Spike Jonze illustre bien ces thèses qui caressent nos intuitions dans le bon sens, mais les métaphysiciens savent bien que la partie ontologique n’est pas finie, eux qui posent la question « Qui sommes-nous ? », « Quelle est notre nature ultime ? » et « Quelle sorte de chose est donc John Malkovitch ? »
françois loth, première publication, novembre 2011 (révisée août 2015)
Références
[1] 1984, Reasons and Persons, Oxford: Oxford University Press, 1984.
[2] 1970, « Persons and Their Pasts », American Philosophical Quarterly 7: 269–285.
[3] An Essay Concerning Humain Understanding, trad. française de J. M. Vienne, Vrin, 2001.
[4] Scénariste de cet autre film « philosophique », Eternal Sunshine of the Spotless Mind.
[5] Essay, II, xxvii, 9.
[6] Collin McGinn, dans « Can We Solve the Mind-Body Problem? », Mind 98, p. 349, désespère de jamais savoir un jour « comment la phénomenologie du Technicolor a bien pu émerger d’une matière grise et molle ? »
source : https://www.francoisloth.com/john-malkovitch-a-un-probleme-avec-son-identite-personnelle/
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