Le sujet semble paradoxal : autrui est à craindre, il a amplement montré sa dangerosité. Sa violence et son avidité illustrent l’histoire, mais en quoi son regard pourrait-il me faire le moindre mal ? Un regard n’est pas une réalité physique, il ne semble pas pouvoir produire d’effet. Et encore faudrait-il savoir de quel regard d’autrui l’on parle.
Il semble que le regard qu’autrui porte sur le monde soit inoffensif, seul celui qu’autrui pose sur moi peut poser problème.
Nous verrons tout d’abord qu’effectivement le regard d’autrui peut constituer un danger psychologique singulièrement pour la personne qui n’est pas au clair avec elle même, mais que tout humain a, dans certaines circonstances, à craindre le regard de l’autre. Une question se posera alors. Ce danger que représente le regard d’autrui, quelle attitude adopter à son égard. La crainte constitue-t-elle la réaction la plus appropriée ou bien peut on enjoindre à une autre attitude.
Il est un regard d’autrui que je ne dois pas vraiment craindre, qui ne représente pas de danger pour moi, c’est le regard d’autrui sur le monde. En effet un tel regard constitue non pas une menace mais une information sur le monde, il ajoute, dirait Deleuze, une structure à la seule structure de la perception : la structure du possible.
Ainsi le regard d’autrui sur le monde ne m’est pas indifférent, il dit quelque chose non pas sur moi, mais pour moi, il est l’ouverture vers un monde que je ne perçois pas mais que l’autre perçoit ou a perçu. Ce regard peut même me faire très peur, comme l’ont bien compris les cinéastes : en effet le regard effrayé d’autrui va me renvoyer à une chose possible effrayante pour moi, et va donc faire appel à mon imagination. Par exemple dans le roman de Conan Doyle, Le chien des Baskerville, le docteur Watson dit à son ami, qu’un homme est « mort de peur », qu’il a donc vu quelque chose de suffisamment effrayant pour entraîner sa mort. Il fait ainsi appel à notre imagination, le procédé est efficace.
Cependant même si le regard des autres peut nous faire très peur, ce n’est pas ce regard lui-même que l’on doit craindre, mais l’objet de ce regard.
Il existe en revanche des raison de craindre directement le regard de l’autre.
Le regard qu’autrui peut porter sur ma personne représente pour moi un danger et une menace.
En effet autrui est pour moi, celui par lequel je me fais objet : nous ne pouvons nous connaître nous-mêmes, la connaissance est une relation entre un sujet et un objet. Or si nous sommes sujet de connaissance nous ne pouvons nous connaître sur un mode objectif. En conséquence nous ne pouvons nous connaître comme objet que par un autre sujet. Voilà donc pourquoi autrui, et seulement lui peut être le sujet par lequel je vais me faire objet. C’est ce que Sartre synthétise par la célèbre formule : “le seul miroir c’est les autres”. Il est clair par exemple que la pudeur véritable ne peut être éprouvée que devant un être humain, personne n’éprouve sérieusement de difficulté à un dévoiler son intimité devant un animal domestique.
La honte montre bien la menace que représente non pas seulement autrui dans son aptitude physique à me nuire, mais son simple regard, qui va me permettre de me saisir moi-même comme l’objet de ses appréciations. C’est pour cette raison que la honte est très différente de la culpabilité : je peux avoir honte même lorsque je suis innocent, une personne accusée à tort d’un crime ou d’un délit infamant va avoir honte, ne va pas pouvoir soutenir le regard des autres par exemple. De même nous pouvons avoir honte en dehors de toute perspective morale. Je vais avoir honte si je tombe dans la rue, non pas parce que j’ai fait quelque chose de mal, mais parce que subitement, s’il y a la présence d’un autre, je suis passé du statut de sujet marchant, à celui moins glorieux de simple objet tombant.
Il est donc clair que le regard des autres peut représenter pour le sujet un danger et qu’il doit en tenir compte.
Le danger peut devenir une menace plus précise et plus grave encore dans des circonstances particulières.
La formule assez neutre du regard de l’autre comme miroir peut se transformer en une formule beaucoup plus effrayante : dans une de ses pièces de théâtre Sartre fait dire à l’un de ses personnages « l’enfer c’est les autres », et on peut comprendre cette expression : l’autre est un enfer lorsque je voudrais me voir par ses yeux comme un être valorisé et que je ne lis que le mépris dans son regard.
L’enfer par les yeux des autres demande donc plusieurs conditions : d’abord un asservissement, un besoin pathologique de se sentir objet par la subjectivité d’autrui, ensuite un décalage dont j’ai la connaissance, entre l’objet que je veux être et les actes que j’ai effectué, il faut également une connaissance par autrui de ce décalage, et que je sois informé enfin de cette connaissance d’autrui.
C’est bien ce qui arrive au personnage de Garcin dans le « huis clos » de Sartre : il voudrait se voir comme un héros, et a besoin des autres pour cela, mais les autres savent qu’il s’est comporté comme un lâche dans certaines circonstances, et il ne peut fuir leur regard. Dans ce contexte précis, le regard des autres représente un terrible danger.
Que le regard des autres constitue une menace et un danger c’est une chose. Il reste à savoir si ce que je dois faire, si le plus approprié ou le plus conforme à mon devoir, consiste dans cette peur.
La prudence est une vertu, il est douteux en revanche que je puisse concevoir un devoir de craindre, même ce qui est dangereux.
Dans le cas le plus crucial, il est clair qu’il ne faut pas craindre le regard de l’autre mais éviter de se mettre dans une situation où le regard de l’autre constituerait pour moi un danger.
Ma prudence m’incite donc à me protéger du regard de l’autre de plusieurs façons : cela consiste d’abord à éviter de chercher dans le regard d’autrui une objectivation en contradiction avec ce que je sais de moi-même, à ne pas vouloir me faire passer pour ce que je ne suis pas : il est imprudent par exemple de vouloir être vu comme un modèle de fidélité lorsque l’on collectionne les aventures extra-conjugales et que l’on est un homme public. La prudence peut également consister dans le fait de ne pas trop vouloir être fier de soi. La fierté n’est possible que par les autres, mais un orgueilleux dépend autant du regard des autres qu’un flatteur de ceux qui l’écoutent comme le disait La fontaine. Mieux vaut donc chercher comme le dit Kant notamment dans la troisième proposition de l’idée d’une histoire universelle, une estime raisonnable de soi.
Je ne dois donc pas craindre le regard d’autrui, je dois surtout éviter qu’il ne constitue pour moi une menace majeure.
En ce qui concerne le danger, plus difficile à éviter, d’être honteux ou ridicule, la question de savoir s’il faut craindre le regard de l’autre est plus délicate.
On voit difficilement comment la peur pourrait être à conseillée : elle est peut-être le commencement de la sagesse, elle n’en est certainement pas le terme.
Certes un peur constante du regard de l’autre inhiberait chez l’individu toute possibilité d’action. La peur de la honte pourrait même inciter à vivre non comme on voudrait, mais d’une façon conforme à la façon dont on désirerait que les autres nous voient. Par exemple il est souvent arrivé que des homosexuels renient leur orientation par simple peur de ce regard, qui constitue une intériorisation de la pression sociale.
La liberté est donc au prix de cette indépendance à l’égard du regard des autres, ou de son avatar langagier qui est le “qu’en dira-t-on”.
“Le signe de la plus haute liberté est de ne jamais rougir de soi” disait Nietzsche. Il semblerait en effet que la meilleure attitude soit une indifférence à l’égard de l’autre. Mais cette indifférence pourrait également être excessive voire affectée. C’est le maître orgueilleux et fier qui affectait de ne pas avoir de pudeur devant ses esclaves, mais qui pouvait, de manière détournée, ce rendre compte du mépris dont il pouvait être l’objet pour sa laideur morale. “Qui veut faire l’ange fait la bête” disait Pascal dans lesPensées,fragment 140. A cette affectation de complète indifférence à l’égard du regard de l’autre il faudrait peut-être préférer l’acceptation de notre possible ridicule, de notre possible honte, et avoir une prudence mesurée.
Le regard de l’autre est à craindre et nous reconnaissons autrui comme autrui justement dans la possibilité qu’il a de représenter pour nous, celui pour lequel nous sommes objet.
Ce danger se montre à son paroxysme dans des situations particulières : lorsqu’un individu vit une contradiction entre l’image qu’il veut donner de lui même et la réalité de son existence. A un moindre degré, dans la vie quotidienne, nous pouvons toujours être confrontés à cette intériorisation négative du regard des autres qu’on nomme la honte ou le ridicule.
Il est douteux cependant que la crainte soit le sentiment qu’il faille éprouver, il semble préférable qu’il faille plutôt se prémunir du plus grand danger auquel nous exposerait ce regard par un effort d’authenticité, et qu’il nous faille également accepter, sans trop la craindre, la perspective de notre propre honte ou de notre propre ridicule. Avec humilité pour tous, et avec la possibilité même d’en faire rire les autres pour les plus talentueux.
source : https://philobeziel.jimdo.com/sujets-et-demonstrations/corrig%C3%A9s/faut-il-craindre-le-regard-d-autrui/
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