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"Faut-il aimer son prochain ?"

Publié le 17 Janvier 2019, 03:22am

Catégories : #Philo (textes - corrigés)

"Faut-il aimer son prochain ?"

La formule interroge l'opportunité de la sollicitude envers autrui. Ce qui semble d'emblée mis en question c'est le devoir de charité. Doit-on ou non être charitable ? N'y a-t-il pas des effets pervers à cette sollicitude ? Paradoxalement ne faut-il pas mieux s'en abstenir pour notre bien comme pour celui d’ autrui ?

On pressent une critique de la pitié : la pitié est déprimante pour celui qui compatit : il y perd ses forces. Elle est condescendante envers celui qui est désigné ainsi comme pitoyable; de plus, elle est inefficace : elle ne modifie pas activement la misère de l'autre. Voir Alain, Propos sur le bonheur,5 octobre 1909)
Alors quelle attitude substituer à la compassion envers le prochain?

(On se souviendra de la critique de la morale de l'amour du prochain effectuée par Nietzsche qui préfère « l'amour du lointain », la recherche du rival qui me porte à actualiser de nouvelles puissances par une saine émulation: " soyons au moins ennemis mes amis ")

Analyse du sujet à la loupe

(Première question nécessaire pour circonscrire le sens de la formule)

Qui est le « prochain » ?

tout homme est « le prochain » et non mes « proches » au sens de parents, amis (« les miens »). Cette étrangeté du prochain, son anonymat, est ce qui rend le devoir de sollicitude étonnant, paradoxal, hasardeux...

Ainsi, Roland Topor ayant fait l'expérience dans sa prime enfance de la persécution (rafle du vel’d’hiv ) en garda une paranoïa aiguë qu'il fonde en lucidité : pour lui « un optimiste est un pessimiste de mal informé … être paranoïaque c'est la moindre des choses, c’est être lucide, au courant des dangers… la vie est un jeu de massacre. »

Machiavel et Hobbes avaient enseigné la même méfiance fondamentale.

« son » prochain :
Qu’est-ce qui l’attribue comme « mien » ? Qu’est -ce qui fait que je pense cet autre, anonyme comme « mon » prochain ? Ne faut-il pas déjà l’aimer pour le reconnaître comme tel ? Ne faut-il pas lui avoir reconnu une proximité avec moi pour l'appeler « mon prochain »

On peut penser deux logiques :

-dans la première « ce qui se ressemble s’assemble » : une proximité objective déclenche le sentiment d’appartenance (proximité objective qu’il faudra déterminer puisque le prochain n’est ni le parent ni l’ami)

-dans la seconde, autrui est mon fardeau. C’est « ma » responsabilité envers l’autre qui s’exprime dans la désignation « mon prochain » ; c’est « mon » prochain parce que c'est « ma » responsabilité.

Faut-il « aimer »…
l'amour qui est de l'ordre du sentiment peut-il être l'objet d'un commandement ? En tant que mouvement irrépressible, il semble bien que non. La réflexion « faut-il aimer » serait toujours seconde et comme impuissante, à moins qu'il ne faille rechercher une forme de sentiment qui puisse faire l’objet d’un commandement, d’un conseil, d’une orientation. Kant et Lévinas distinguent différents types d'amour dont l’un est sans éros ( bienveillance, bienfaisance)

« Faut-il »
De quel type de devoir s'agit-il?

- Un impératif catégorique c'est-à-dire qui commande d'absolument

( chez Kant cet impératif se déduit de notre statut d'être rationnel : c’est un devoir pour tout être doué de raison d’agir sans se contredire c'est-à-dire selon une maxime qui soit universalisable sans contradiction. L’amour du prochain n’est qu’une formulation particulière de notre devoir de respect de l’humanité en nous-mêmes comme en tout autre)

Mais s’il faut aimer tous les hommes, honorer la raison en chacun et se soumettre à l'impératif d'universalité, comment trancher lorsque certaines circonstances demandent de prendre position pour les uns contre les autres ? Charles Péguy : « les Kantiens ont les mains propres parce qu’ils n’ont pas de mains »

-Un impératif hypothétique qui commande sous la présupposition d'une fin différente (auquel cas « l’amour du prochain » est un moyen en vue d'autres choses… Quelques types d'intérêt, de conséquences positives attendons-nous de l'amour du prochain? Est-ce une bonne stratégie?

Mais on aura compris que si l’amour du prochain se déduit d'une stratégie intéressée, il sera toujours conditionnel, relatif, circonstanciel.

Dernier conseil :

Sachons entendre l'inquiétude de la formule : il y a un combat interne en celui qui s'interroge « faut-il aimer son prochain ? » L’idéalisme et le réalisme font rage en lui.

Nous oscillons toujours entre les relents de défiance et les élans de générosité. Jamais nous ne pouvons nous résigner à désespérer de l'autre parce qu'en tant qu'être social chacun a besoin des autres ( besoin d’aimé et d’être aimé, d’être reconnu). Mais jamais nous ne pouvons oublier absolument nos réserves et notre défiance puisque chacun de nous est aussi essentiellement un être attaché à sa propre conservation et à celle de ses proches.

PLAN SYNTHETIQUE
I ) Comment la défiance initiale envers autrui doit-elle être dépassée dans une stratégie de l'intérêt personnel bien compris.

- Hobbes : la méfiance enclenche la violence et la guerre de tous contre tous.

-l'analyse de la pitié intéressée par La Rochefoucauld avec en complément les analyses de Rousseau.

Transition

Quand l'amour du prochain est intéressé, il n'est pas un devoir absolu mais toujours circonstancié; ne peut-on pourtant y voir un devoir inconditionnel?

II )La thèse kantienne

-le règne des fins comme devoir fondé en raison (l'amour du prochain n’en est qu'une traduction)

-ce qu'il faut entendre par amour en ce sens.

Transition

L’amour du prochain tel que Kant le recommande reste formel ( prisonnier de la revendication d'universalité) il ne fonctionne pas comme protection efficace du prochain dans sa particularité. Que serait une attitude de véritable amour envers l'autre ici et maintenant ?

III) L'amour de l'absolument autre ; acceptation de l'étrangeté loin des logiques rassurantes de l'assimilation.

-Lévinas : la responsabilité pour autrui, indissociable de ma condition de sujet.

- Nietzsche : la critique de l'amour du prochain et l'enseignement d'un autre amour, pour le « lointain »

 

Introduction 

" Tu honoreras le seigneur ton dieu et tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Luc 10 : 27). Ce devoir évangélique est-il rationnel et compatible avec les intérêts de chacun ?

Après avoir pointé les limites du réflexe de prudence et de crainte qui font envisager celui qui s'approche à la lumière du mal qu'il peut nous faire, nous nous demanderons sur quoi le devoir d'aimer son prochain peut fonder sa prétention à nous commander ? Est-ce sur l’égoïsme et l'intérêt bien compris ? Est-ce sur la raison universelle ? Où faut-il soupçonner entre ces deux voies des collusions et se méfier de la morale du prochain communément admise ? Notre amour du prochain n’est-il pas souvent le revers d'une haine du lointain ?

Développement
Faut-il aimer son prochain? Ne faut-il pas plutôt craindre celui qu'on ne connaît pas, qui n'est pas des nôtres et qui s'approche dans l'anonymat. Ami ou ennemi, nul ne le sait encore. La signification débonnaire de « prochain » ne doit pas occulter que celui qui s'approche est un inconnu. Accueillir l'autre comme mon prochain est déjà prendre position, enclencher une hospitalité qu'il n'est pas sans risques.

Hobbes comme Machiavel recommande la méfiance. Quand aucune force supérieure n'assure les conditions de la sécurité commune, chaque particulier doit être sur ces égards puisque rien ne nous assure de l'intention inoffensive de celui qui s'approche, bien plus, dans un état sans loi, sans police (ou bien aux heures tardives où tout lieu prend une allure d'état de nature), chacun est convaincu que l'autre peut tout puisque chacun peut aller jusqu'au bout de sa force et convertir ce maximum de liberté pour lui en contrainte et humiliation totale pour l'autre (les violences des guerres civiles l’attestent s'il était besoin).

La conscience de l'absolue liberté en chacun couplée à l'évidence que j'inspire à l'autre autant de crainte qu'il m'en inspire, produit un état de méfiance explosive qui s'enflamme au moindre geste trop brusque. La crainte de la violence du prochain provoque cette violence. L’attitude de méfiance, aussi prudente soit-elle en apparence, débouche donc sur une impasse. Il faut tempérer sa méfiance par des gestes qui désamorcent l’angoisse de la violence réciproque. Dans l'intérêt même de la conservation de soi, il semble bien qu'il faille dépasser cette attitude de méfiance absolue envers celui qui approche. Il ne faut pas envisager seulement l'autre à la lumière du mal qu'il peut nous faire mais aussi à la lumière du bien qui peut résulter de cette rencontre pour nous deux C’est là le sens de la parabole du bon samaritain, Luc 10 : 27-37.

A l’inverse de cette logique de la crainte la morale du bon samaritain enseigne de regarder tout autre comme un sauveur, un collaborateur, un adjuvant possible ; en ce sens on pourrait dire que le cœur de notre amour du prochain est encore égoïste, c'est le souci de nous-mêmes qui commande d'aimer notre prochain dans un espoir de réciprocité.

La Rochefoucauld , janséniste) n'avait pas manqué de critiquer cette pitié calculée qui n'est en fait qu'une feinte supplémentaire de l'amour de soi. Dans la Maxime 264, il précise :

" la pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber; nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions; et ces services que nous leur rendons sont à proprement parler des biens que nous nous faisons en nous-mêmes par avance."

Si le motif de l'amour du prochain n'est pas l'amour du prochain pour lui-même, mais mon intérêt personnel, il risque d'être étouffé par des stratégies qui montreront mon intérêt mieux assuré

-par le retrait dans l'indifférence (« Chacun pour soi, et Dieu (le destin) pour tous ! »)

- quand ce n'est pas la perte de l'autre pour mon propre profit.

Ainsi Kant dans La critique de la raison pratique signale-t-il qu'il est illusoire d’espérer fonder des règles de morale collectives et stables sur le désir du bonheur individuel : si chacun admet que l'essentiel est d'assurer son bonheur personnel, nul ne pourra dénoncer le caractère scandaleux du faux ami qui avouera l’avoir traîné dans la boue et faussement accusé pour assurer sa propre promotion.

De plus, lorsqu'on aime son prochain seulement en espérant y trouver quelques avantages, la lucidité sociale enseigne rapidement à faire la différence entre les relations utiles (à choyer pour son intérêt) et les pauvres hères inutiles.

Dans le discours sur l'origine et les fondements de l inégalité parmi les hommes, Rousseau lui-même avait montré comment la sophistication de la raison et du calcul mondain étouffait finalement la pitié naturelle que tout être sensible éprouve d'abord à la vision d'un autre être souffrant. L'amour-propre étouffe la pitié naturelle et lui substitue la ruse intéressée, cette pitié calculée dont parle La Rochefoucauld.

Transition vers la deuxième partie :

Le devoir d’aimer son prochain ne se déduit qu’hypothétiquement de l’amour de soi. On trouvera mille circonstances où l’intérêt immédiat sera de nuire au prochain. Si on veut sortir de la relativité des circonstances et trouver des arguments qui font de l’amour du prochain un devoir absolu, il faut aller chercher ailleurs que dans intérêt personnel son fondement.

Au XVIIIe siècle Kant est le penseur qui a prétendu fonder en raison tous les commandements évangéliques, de sorte qu'ils ne s'imposent plus à nous de l'extérieur (par la vertu d'une autorité supérieure ) mais qu’ils se déduisent de l'exercice naturel de la raison.

Chaque homme en tant qu'il est doué de raison est tenu d'agir conformément à la raison qu'il porte en lui ; il est tenu d'être cohérent dans ses actions afin de ne par contredire son statut d'être rationnel. Il est donc tenu par son statut d’être rationnel de ne pas entreprendre des actions incompatibles avec leur universalisation.

Ainsi Kant montre -t-il que le commandement " tu ne mentiras pas " loin d'être arbitraire, est fondé en raison, car si tout le monde mentait tout le temps, la parole de chacun aurait perdu pour les autres toute crédibilité; il ne serait plus possible d'être cru par personne et donc il ne serait plus possible de tromper personne. La maxime selon laquelle je décide de mentir à chaque fois que cela m’arrange ne peut être universalisée sans contradiction. Au contraire son universalisation ruine ses conditions de possibilité. On peut établir la même analyse quant au vol : personne ne produirait plus rien si tout le monde volait tout le temps.

Le mal est donc dans la revendication d'exception; le mal est à chaque fois dans le fait de s’autoriser une conduite qui n'est possible que précisément parce que les autres s'en abstiennent.

Revenant à l'amour du prochain Kant montre que c'est un véritable devoir rationnel. C'est une question de cohérence. Tous les hommes sont mes semblables en ce que, comme moi, ils portent en eux le germe de la raison. En ce sens, tous les hommes sont comme moi destinés à actualiser cette faculté, à la porter à la plus haute réalisation d'elle-même en ne se conduisant pas seulement comme des animaux rusés et attachés à des intérêts sensibles mais comme des êtres raisonnables composant avec les autres le règne des fins (ce règne où chacun sera reconnu et respecté comme fin en soi et non plus instrumentalisé comme moyen pour et par l'égoïsme d'un autre).

La réalisation du règne des fins est un devoir rationnel (Les Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section). L’amour du prochain n’en est qu’une traduction. : « Agis toujours de façon à traiter l'humanité, en ta personne que dans celle d'autrui, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Aimer mon prochain c’est le respecter comme personne, c'est respecter en lui l’autonomie que j'éprouve en moi et c’est donc m'interdire de l'utiliser comme un simple moyen.

Kant ajoute qu'il ne faut pas se méprendre sur le terme d'amour dans l'expression « aimer son prochain » En tant que pulsion érotique, l’amour ne saurait faire l'objet d'un commandement : c’est un mouvement irrationnel et hermétique aux conseils de la raison. Pour que la formule « aimer son prochain » ait le sens d’un devoir, il faut donc l’entendre comme une bienveillance volontaire qui ne doit pas d’ailleurs se contenter de souhaiter le bonheur des autres ( ce qui ne coûte rien !) mais qui doit se transformer en bienfaisance active, en contributions et aides efficaces.

Kant va plus loin.

Il faut commencer par prendre soin des autres pour les aimer ensuite. L'amour du prochain apparaît comme une disposition acquise, un effet du dévouement.
L'autre est-il d'emblée aimable ?
Est-il digne d'être aimé ?
En tant qu'il porte avec la raison les germes de l’autonomie, sans doute. Dans sa réalité empirique en revanche, Kant sent bien tout ce qui peut rebuter dans l’autre. Mais il ajoute que la misère et la détresse sont de sérieuses tentations d'enfreindre la loi morale. Kant fera donc un devoir aux riches de soulager les pauvres afin de rendre l’effectuation de la loi morale plus aisée pour ces derniers. Soulager les miséreux est un devoir moral qui prend comme fin moins le bonheur les miséreux que la morale en eux et en général.

Ainsi aimer notre prochain pour Kant, c'est aimer l'humanité en lui et sa destination morale, aimer la raison qui fait de lui notre semblable et nous appelle, lui comme moi, à coexister sous la loi de la réciprocité qui organise le règne des fins.

Celui qui souhaite pouvoir être secouru alors que lui-même ne secourt pas ceux qui sont dans le besoin, rompt cette loi de réciprocité. La maxime de son action fondée sur son seul intérêt personnel est contradictoire. Agissant d'après une maxime qui n'est pas universalisable, il est moralement condamnable.

La règle de l'universalisation des conduites comme pierre de touche de la morale assure à l'amour du prochain le statut d’un devoir inconditionné. Mais un exemple fourni par Kant lui-même montre qu'elle ne garantit pas une véritable protection du particulier.

Kant soutient que nous sommes absolument tenus par la raison d'agir suivant une maxime qui soit universalisable sans contradiction quelles que soient les conséquences matérielles. La règle de la morale rationnelle est «fais ce que dois, advienne que pourra ». Dès lors Kant n'hésite pas à affirmer que le devoir de vérité envers autrui est inconditionnel : qu’un tyran ( ou ses sbires) m'interroge, il faudra révéler la cachette de l'honnête homme que je connais même s'il doit lui en coûter la vie... On pourra penser que « l’amour du prochain » chez Kant, est plus l’amour de la morale et de l’idée d’humanité en tous, plutôt que l’amour effectif de l'autre dans sa particularité sensible.

Remarquons que cette incapacité à protéger l'autre ici et maintenant n’est qu'une conséquence logique d'un parti pris kantien. Kant se méfie des réactions sensibles à cause de leur contingence ( l'être le plus sensible peut parfois réagir froidement, la sensibilité n'est pas fiable). Kant veut loger dans la raison -et non plus dans la sensibilité- le ressort du devoir moral mais par là même, il ne peut fonder que le devoir de respecter tous les hommes et la Raison en chacun d’eux. L analyse loupe le particulier (individu particularisé par son inscription dans le monde ) parce que le singulier n'est pensé qu'à travers l'universel.

Benjamin Constant revenant sur l’œuvre de Kant se récrie: "on ne doit la vérité qu'à ceux qui sont dignes de Vérité". Il faut distinguer parmi les autres qui est le prochain à sauver des manipulations instrumentales et autres perversités. Le devoir de justice est de trancher : « aimer son prochain » c'est le protéger contre ceux qui nient son droit à l'existence et son humanité en le persécutant.

Transition

L’amour du prochain tel que Kant le recommande reste formel ( prisonnier de la revendication d'universalité) il ne fonctionne pas comme protection efficace du prochain dans sa particularité. Que serait une attitude de véritable amour envers l'autre ici et maintenant ?

III) L'amour de l'absolument autre ; acceptation de l'étrangeté loin des logiques rassurantes de l'assimilation.


On pourrait dire que Lévinas reprend la question de « l'amour du prochain » là où Kant l’avait laissée.

Toute l’analyse de Lévinas se nourrit de la sensation de malaise qui nous prend tout entier lorsque nous croisons un visage (une chair) que nous ressentons pleinement exposer à la souffrance. Lévinas souligne que cette fragilité est en tout visage même si c'est à chaque fois une rencontre singulière qui la révèle. Lévinas donne un sens large à ce terme de visage : la nuque, le dos sont « visage »; ils signifient l’exposition au meurtre – et en même temps- l’interdiction de tuer.

Pour Lévinas, l'amour du prochain procède d'une expérience terrassante: un traumatisme, la rencontre du visage de l’autre qui manifeste l’essentiel dénuement ( fragilité). Cet amour ne relève pas d'un choix et n'appelle pas en ce sens l'idée d'un devoir auquel on pourrait ou non se soumettre de bonne volonté. « Aimer son prochain » s'éprouve comme responsabilité pour autrui dès que l'autre apparaît comme exposé au meurtre et pour Lévinas toutes nos réflexions cyniques ne sont que des stratégies pour nous débarrasser de cette gêne initiale ( de ce saisissement) qui nous rend otage de l'autre dans une dissymétrie totalement non réciproque. Pour Lévinas , il n'y a pas d'abord un sujet, un « moi », puis la possibilité pour le sujet de prendre ou non soin du prochain. Le sujet est otage, il est pris d’emblée en otage par le dénuement de l’autre. Le sujet est défini dans sa subjectivité par l'accueil de l'autre. C’est dans cette sujétion à autrui qu’il est sujet au sens propre, un sujet singulier et irremplaçable. Etre humain signifie ressentir ce dés-intér-essement fondamental : c’est vivre comme si on n'était pas un être parmi les êtres( solidement ancré dans le monde), mais fondamentalement « faillé » par l’inquiétude. C’est le sens du titre de Lévinas Autrement qu’être, au -delà de l’essence

Celui que la morale évangélique appelle le prochain loin d'être le semblable que j'identifie à moi est l’absolument autre, l’insaisissable dont la responsabilité m’incombe malgré l'absolue contingence de sa présence: il ne m’est rien, et pourtant je me sens totalement responsable de lui. Cette responsabilité pour autrui est active, elle se défait des critiques classiques de la pitié (inefficace, condescendante, déprimante). Pour Lévinas « aimer son prochain » c'est réaliser sa condition de sujet ; je ne peux m'y soustraire que par un retrait qui me rend étranger à la spiritualité qui fait l'humain.

En ce sens on pourrait penser que les analyses de Lévinas sont aux antipodes de celles de Nietzsche, mais comme il arrive souvent les contraires ont des passerelles qui les rejoignent.

Pour Lévinas, dans l'amour du prochain je m'affirme comme sujet « faillé ». Pour Nietzsche l’amour du prochain n'est qu'une manifestation de la haine de soi et des possibles en soi. Ce que Lévinas pense comme dignité du sujet, Nietzsche le diagnostique comme effets de dégénérescence et de décadence, mais tous deux sont accord pour dépasser la logique de l'assimilation et de la réduction par laquelle les semblables s'assemblent. Tous deux s’ouvrent et s'exposent au contact de l’autre, pensé et vécu comme étrangeté.

"En vérité j'ai fait bien des choses envers les souffrants mais il me semble qu'il valait mieux encore travaillé à augmenter ma joie " Des miséricordieux II page189.

L’amour du prochain est critiqué par Nietzsche comme la manifestation de natures dégénérées ayant perdu tout instinct d’affirmation de soi et cherchant à compenser leurs insuffisances individuelles dans la chaleur d'un rassemblement de semblables. C’est par inaptitude à l’indépendance que ces natures se rassemblent. Derrière l’instinct de majorité se cache le refus de tout ce qui est inhabituel, la peur de l’exception. C'est toute la morale judéo-chrétienne, la vertu de pitié ainsi que le culte de l’égalité qui sont diagnostiqués comme réflexe grégaire de bêtes dégénérées.

« Votre amour du prochain n’est que votre mauvais amour pour vous-même. »

Les faibles, fondamentalement insatisfaits d’eux-mêmes, ont érigé une morale qui fait une vertu de la mortification de soi. Ainsi se comprend l’ éloge du désintéressement, du non -égoïsme et de tout ce qui s'oppose à la fierté de soi.

Contrairement à cette morale du troupeau, Nietzsche enseigne par la bouche Zarathoustra « l’amour du lointain ». Aimer l'autre c'est aimé en lui le rival, celui dont le contact me pousse à une plus vive réalisation de moi-même : « soyons au moins ennemis mes amis ! ». Dans l'amour du lointain j’aime en l’autre tout ce que j'espère de moi à travers l'émulation dont l'autre est à l'occasion.

" Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en nous-mêmes."

Alors que l'homme réactif (dont l’ego est dégénéré et impuissant) aime son prochain pour bénéficier de son secours et oublier son insuffisance dans la chaleur du troupeau des semblables, les natures artistes et actives recherchent leur rival. Elles aiment celui dont la différence appelle le dépassement de soi. La complicité passe alors toujours par l'affrontement (la bonne éris) et non la complaisance à soi de toutes les « réunions de famille atones ».

Conclusion

Dans la réponse à la question « faut-il aimer son prochain ? » se distinguent deux types d'hommes et, corrélativement, deux rapports à l’altérité :

Il y a ceux qui aiment leur prochain comme leur semblable et ceux qui préfèrent rechercher et aimer le tout autre, l’étrangeté radicale et dérangeante : « l’amour du lointain ».

source : http://www.philophil.com/dissertation/autrui/aimer.htm


 

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